En adoptant une approche transnationale, des États-Unis à la France, en passant par l’Angleterre, le Bénin et le Brésil, Ana Lucia Araujo revisite la mémoire de l’esclavage en étudiant ses modalités et leur évolution dans la longue durée.
En adoptant une approche transnationale, des États-Unis à la France, en passant par l’Angleterre, le Bénin et le Brésil, Ana Lucia Araujo revisite la mémoire de l’esclavage en étudiant ses modalités et leur évolution dans la longue durée.
Le meurtre de George Floyd en mai 2020 par un policier de Minneapolis a provoqué, de part et d’autre de l’Atlantique, une vague de mobilisation sans précédent contre les violences policières et plus largement contre la persistance des inégalités raciales. On se souvient des formes spectaculaires prises par la contestation, aux États-Unis notamment, où de très nombreuses statues érigées à la gloire d’hommes ayant défendu l’esclavage et la suprématie blanche furent prises pour cibles – maculées de peinture rouge vif ou recouvertes de slogans politiques – avant d’être, dans la plupart des cas, déboulonnées par les autorités locales. Tandis qu’une grue faisait s’envoler dans le ciel de Richmond, capitale de la Virginie, la statue du général confédéré Stonewall Jackson, celle du marchand d’esclaves Edward Colston sombrait dans les eaux du port de Bristol, en Angleterre, où elle avait été précipitée par des manifestants. Sur ces symboles hérités du passé vinrent se cristalliser les colères du présent. Certains crièrent à un effacement de l’histoire, entretenant plus ou moins délibérément la « confusion entre les concepts de mémoire, d’histoire et de commémoration » (p. 2) ; car c’est bien de logiques mémorielles dont il est question. On n’a jamais fait autant d’histoire, en vérité, qu’en débattant de l’opportunité de conserver des statues à l’effigie de telle ou telle personnalité – Colomb, Colston, Colbert – et en s’interrogeant sur les continuités entre lois coloniales, pratiques esclavagistes et ordre racial contemporain [1].
Le livre d’Ana Lucia Araujo, s’il a été écrit trop tôt pour intégrer la séquence du printemps 2020, replace les débats actuels sur la mémoire de l’esclavage dans la longue durée, montrant que ceux-ci ont leur propre histoire. L’universitaire d’origine brésilienne, professeure d’histoire à Howard University (Washington, DC), est l’auteure de plusieurs livres remarqués sur ces questions, parmi lesquels Politics of Memory : Making Slavery Visible in the Public Space (2012) et Shadows of the Slave Past : Memory, Heritage, and Slavery (2014). Très active sur les réseaux sociaux, dont elle fait un outil d’histoire publique, Ana Lucia Araujo mène sur Twitter en particulier un précieux travail d’indexation des contenus en ligne portant sur l’histoire des traites négrières et de l’esclavage et l’actualité de leurs mémoires, rassemblés sous le mot-dièse #slaveryarchive. Son approche est transnationale, et c’est ce qui en fait tout l’intérêt : Slavery in the Age of Memory porte à la fois sur le Bénin, le Brésil, les États-Unis, l’Angleterre et la France, tout en privilégiant les trois derniers pays. À partir des travaux réalisés par les historiennes et historiens, sociologues et anthropologues, et de ses propres observations sur le terrain, Araujo étudie les « différentes modalités de la mémoire de l’esclavage » (p. 6) – collective, culturelle, publique, officielle, historique – d’un lieu à l’autre de l’espace atlantique. Statues et noms de rues, monuments commémoratifs, musées dédiés à l’histoire de l’esclavage, tourisme mémoriel sur d’anciennes plantations, œuvres d’art interrogeant les catégories raciales : aucune de ces médiations n’échappe à l’analyse, qui révèle la multiplication et la diversité des entreprises mémorielles, mais aussi certaines de leurs limites.
La mémoire de l’esclavage, écrit Araujo, est un « champ de bataille permanent » (p. 69). L’historienne consacre un chapitre à quelques-unes de ces « batailles » mémorielles qui ont vu la remise en cause, en Angleterre et aux États-Unis, de marqueurs urbains – statues, noms de rue, bâtiments – associés à l’histoire coloniale, à la traite transatlantique et à l’esclavage. L’étude du cas Colston est particulièrement éclairante, car elle contextualise un déboulonnage trop souvent présenté comme un acte de vandalisme irréfléchi. On prend d’abord la mesure de l’omniprésence de la figure d’Edward Colston dans la toponymie de Bristol : Colston Hall, Colston Boys’ School, Colston Street, Colston Avenue… L’espace urbain est constellé de références à cet acteur de la traite, célébré jusqu’à une date récente comme « l’un des fils de la ville les plus vertueux et les plus éclairés » (p. 76). On constate surtout à quel point la municipalité n’a pas su – ou plutôt pas voulu – prêter attention aux revendications de la population noire locale, qui depuis plus de vingt ans alertait sur le caractère problématique de la statue de Colston. Avec le recul nécessaire, sa mise à l’eau fait l’effet d’un dernier recours face à la surdité des autorités, dans un contexte international d’exacerbation des tensions.
Connue elle aussi pour son passé de port négrier, la ville de Liverpool a fait, en matière de mémorialisation, d’incontestables progrès, avec l’ouverture en 2007 de l’International Slavery Museum, institution unique en son genre en Europe. Mais les initiatives restent timides pour ce qui est de rendre visible le passé esclavagiste à même le paysage urbain, tout entier « façonné par la suprématie blanche » (p. 83) ; comme à Bordeaux ou au Havre, par exemple, nombre de rues portent le nom d’armateurs impliqués dans le commerce triangulaire, sans que cela ne fasse l’objet de commentaires (plaques, écriteaux). À ce jour, aucun monument ou mémorial n’a été construit, et il reste possible pour un résident ou une touriste de se promener sur certains sites emblématiques de la traite en ignorant tout de leur histoire.
Les anciennes plantations du Sud des États-Unis, qui attirent chaque année des dizaines de milliers de visiteurs du monde entier, témoignent également de la difficulté à se confronter véritablement à l’esclavage dans des lieux qui n’existeraient pourtant pas si des êtres humains n’y avaient pas été exploités et violentés pendant des décennies. Assurément, on est loin aujourd’hui de la vision qui prévalait il y a un siècle, à l’apogée du mythe de la Cause perdue, lorsque la réalité sordide de l’esclavage se trouvait au mieux euphémisée, au pire effacée. À Mount Vernon, la plantation de George Washington, certains bâtiments où vivaient les esclaves ont été reconstruits, et un mémorial a été érigé dans ce qui servait autrefois de cimetière ; depuis 2016, l’exposition « Lives Bound Together : Slavery at George Washington’s Mount Vernon » est proposée au public. La visite de Mount Vernon reste toutefois centrée sur l’opulente demeure de George et Martha Washington, que les visiteurs sont invités à parcourir en priorité, et selon un itinéraire contraint. La question de l’esclavage n’y est pas abordée. Quant à la visite guidée d’une heure intitulée « The Enslaved People of Mount Vernon », elle n’est pas comprise dans le billet d’entrée (onéreux, Mount Vernon étant une entité privée) : il faut s’acquitter d’un supplément pour pouvoir y participer. L’esclavage se trouve de fait « déconnecté » des autres aspects de l’histoire du site (p. 143).
De la même façon, nombre de représentations censées faire émerger la mémoire des hommes, femmes et enfants réduits en esclavage par les Pères fondateurs et leur rendre une part de leur individualité reconduisent les schèmes qu’elles entendent subvertir. Au National Museum of African American History and Culture, à Washington, DC, on trouve ainsi une imposante statue de Thomas Jefferson devant un mur de briques : sur chacune des briques figure le nom de l’une des personnes asservies par l’auteur de la Déclaration d’indépendance sur la plantation de Monticello. Non seulement le sens de cette installation ne saute pas aux yeux tant les noms sont difficilement lisibles, note Araujo, mais le dispositif rejette à l’arrière-plan les hommes et femmes dont il s’agit d’honorer la mémoire, faisant de l’oppresseur le point focal de l’œuvre.
On retrouve les mêmes ambiguïtés dans d’autres musées, notamment français, ayant fait une place à la question de l’esclavage. Après avoir retracé l’histoire de la mémorialisation de l’esclavage en France, du centenaire de l’abolition en 1948 à la loi Taubira en 2001, Araujo propose deux parcours à travers le musée d’histoire de Nantes (au sein du Château des ducs de Bretagne) et le musée d’Aquitaine à Bordeaux. La double approche du musée d’histoire de Nantes semble fructueuse : plusieurs salles sont consacrées à la place de l’ancien port négrier dans la traite transatlantique et le commerce colonial, mais une signalétique spécifique attire l’attention sur les œuvres et objets qui, ailleurs dans les collections, mettent en lumière le passé esclavagiste de la ville. L’écueil de la « déconnexion » est ainsi évité. Le musée peine cependant à rendre l’expérience des esclaves dans toute sa complexité : on en apprend davantage sur les sévices physiques qui leur sont infligés que sur les tentatives de rébellion ou les façons dont s’exerce leur capacité de décision et d’action. La « perspective des sujets esclavagisés » est perdue de vue, et rien n’est dit non plus des héritages contemporains de l’esclavage à Nantes (p. 104). Araujo dresse un semblable constat à propos du musée d’Aquitaine : la mémoire de la traite et de l’esclavage qui s’y donne à voir « reste celle des élites de Bordeaux », et en dépit de quelques tentatives en ce sens, le musée « ne bouscule pas fondamentalement le récit suprémaciste associant la grandeur passée de la ville à ses activités négrières » (p. 112).
Il s’agit là d’une leçon essentielle de Slavery in the Age of Memory : la mémorialisation de l’esclavage n’est pas qu’affaire de dévoilement et de mise en valeur de ce qui était auparavant invisibilisé. Une politique mémorielle exigeante ne peut faire l’économie d’une réflexion sur les modes de représentation, associant entre autres les artistes préoccupés par ces questions, auxquels Araujo consacre le dernier chapitre de son ouvrage. Elle implique en outre la participation active de celles et ceux, descendantes et descendants d’esclaves, que cette histoire concerne de façon intime. À ce titre, la statue de Modeste Testas, située quai des Chartrons à Bordeaux, est un marqueur original et important. Inauguré en 2019, ce monument réalisé par le jeune sculpteur haïtien Woodly Caymitte (dit Filipo) détourne habilement les codes de la statuaire urbaine, en figurant une femme plutôt qu’un homme, et en s’affranchissant du piédestal sur lequel ont été érigées tant de statues aujourd’hui déboulonnées. Modeste Testas, une Africaine vendue à deux négociants bordelais et déportée à Saint-Domingue à la fin du XVIIIe siècle, apparaît dressée – et non agenouillée ou prostrée comme c’est le cas dans la culture visuelle de l’esclavage et de l’abolitionnisme –, drapée d’un foulard qu’elle retient d’une main – et non à demi dévêtue –, le regard levé vers l’horizon. Les chaînes de l’esclavage sont bien là, mais rejetées à ses pieds, visibles seulement dans un second temps. Pleinement inscrite dans la ville, la statue ne victimise ni n’héroïse son sujet, mais figure Modeste Testas « dans toute son humanité » et sa dignité (p. 112).
Riche par le matériau qu’il brasse, le livre d’Ana Lucia Araujo fait curieusement l’impasse sur les territoires ultramarins, où des représentations alternatives de l’esclavage existent de longue date (statues de Louis Delgrès ou de la mulâtresse Solitude en Guadeloupe), et où ce sont désormais les statues d’abolitionnistes blancs qui tombent, comme on l’a vu au printemps. Le Mémorial ACTe, à Pointe-à-Pitre, n’est pas non plus mentionné dans le chapitre sur les musées. Slavery in the Age of Memory n’en reste pas moins un ouvrage essentiel pour qui s’intéresse aux problématiques mémorielles. Il livre un regard critique, mais toujours informé, sur une mémoire encore largement prise dans les rets du racisme que l’esclavage a engendré.
par , le 22 janvier 2021
Michaël Roy, « Mémoires transnationales de l’esclavage », La Vie des idées , 22 janvier 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Araujo-Slavery-in-the-Age-of-Memory
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[1] Voir Aurélia Michel, Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial, Paris, Seuil, 2020.