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Essai International

Dossier : Persistance de l’Ukraine

Analyse économique de la crise ukrainienne
Entretien avec Volodymyr Vakhitov


par Florent Guénard & Thomas Vendryes , le 31 janvier 2014
traduit par Kate McNaughton



Pour l’économiste ukrainien V. Vakhitov, les analyses de la crise politique ukrainienne exagèrent le poids de la tutelle russe. Le pays n’est pas aussi divisé qu’on l’affirme, partagé entre l’Ouest pro-européen et l’Est pro-russe. La révolte contre les autorités aujourd’hui est une protestation de grande ampleur contre un régime corrompu, qui confisque les richesses.

Volodymyr Vakhitov

Volodymyr Vakhitov est professeur adjoint à la Kyiv School of Economic (Kiev) et économiste au Center for Market Studies and Spatial Economics, Higher School of Economics, Saint-Pétersbourg.
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La vie des idées : Les événements actuels en Ukraine, et tout particulièrement à Kiev, donnent l’impression d’un pays profondément divisé, au niveau politique, économique, social, géographique, et même culturel. À quel point cette image correspond-elle à la réalité ?

V. Vakhitov : Je suis d’accord sur le fait qu’il y a une division économique et politique. Si vous analysez les élections de ces vingt dernières années, vous verrez que le pays se divise en deux, plus ou moins de part et d’autre du fleuve Dniepr : pro-communistes contre « nationalistes », Iouchtchenko contre Ianoukovitch, le Parti des régions contre Patrie, Timochenko contre Ianoukovitch, etc. Tout cela peut donner l’impression d’une division politique. Toutefois, si vous prenez une carte de la Rzeczpospolita [1] au XVIIIe siècle et que vous la superposez à une carte de l’Ukraine contemporaine, vous verrez que cette frontière imaginaire suit à peu près le tracé de la frontière Est de la Rzeczpospolita (exception faite de la Région des Trans-Carpates et de la Crimée). Cependant, cette division n’est ni géographique, ni économique, ni sociale. C’est plutôt une division mentale, entre les zones d’influence ’pro-occidentale’ et ‘pro-russe’.

L’Est de l’Ukraine a toujours été plus riche en matières premières, surtout en charbon et en minerais ; c’est pourquoi l’Empire russe, puis ensuite l’URSS ont beaucoup investi dans son développement. L’Est est devenu plus industrialisé, plus urbanisé, plus densément peuplé, et la majorité de sa population a été employée dans de grosses usines liées aux industries lourdes. Il faut se rappeler que la doctrine industrielle soviétique se basait beaucoup sur les économies d’échelle et sur des liens étroits entre différents pays. Dans de nombreuses villes en Ukraine de l’Est, une majorité de la population pouvait être employée par un seul producteur géant dans la région. Après l’effondrement de l’URSS et la désintégration des liens économiques avec les ex-républiques soviétiques et les pays du Bloc soviétique, la production de nombreuses entreprises est devenue obsolète. En même temps, le développement d’institutions clés, comme la protection des droits de propriété, s’est déroulé à un rythme bien plus lent que celui de la privatisation et de la libéralisation des prix. De ce fait, il est devenu possible de mettre en place des plans de privatisation illégaux, et du coup de redistribuer la richesse entre les mains des gens les plus téméraires, audacieux et rusés — qui, par coïncidence, se trouvaient être des cadres du Parti communiste (‘cadres rouges’), du Komsomol (jeunes communistes) et des chefs de gangs criminels.

À la fin des années 1990, les propriétaires d’énormes usines locales les ont vendues pour des bouchées de pain, utilisées comme entrepôts, ou perdues dans des accords de fusion et d’acquisition hostiles au profit de compétiteurs issus d’autres pays (principalement de Russie), ce qui a mené à leur fermeture définitive. Au cours de cette période, le nombre d’emplois à plein temps a été réduit presque de moitié. Le résultat est un problème profond de chômage et de salaires impayés qui frappent la totalité de la région, la dissolution du capital humain et la création d’une dépendance envers des entreprises qui sont souvent les seuls employeurs dans une région donnée. Les revenus ont chuté, tandis que la tendance à défendre les droits des ouvriers a été inhibée par des propriétaires d’usine qui contrôlaient les ouvriers en ne leur payant qu’un salaire de subsistance. Ces mêmes propriétaires contrôlant tous les médias locaux, le lavage de cerveau n’a pas cessé. Des formules comme ‘la fierté de l’ouvrier’, ‘la stabilité’, ‘les liens avec nos amis russes’, ‘le cœur industriel de l’Ukraine’, n’ont cessé de fleurir, avec pour conséquence la genèse d’un type particulier de population : pauvre, dépendante de l’employeur local, peu éduquée, comprenant de nombreuses personnes avec un passé criminel, mais toutefois très loyale à ses dirigeants locaux, quelles que soient leurs caractéristiques morales, et refusant (parfois agressivement) tout point de vue alternatif.

L’Ouest et, dans une certaine mesure, le Sud de l’Ukraine, ont traditionnellement été plus agricoles, avec moins de grosses usines. Alors que l’atout majeur de l’Est était sa capacité de production, à l’Ouest, c’était — et cela reste aujourd’hui — principalement la terre. La terre a toujours été soustraite à la privatisation, ce qui ne l’a pas empêchée de tomber sous la main de gros « agroholdings » et d’énormes propriétés foncières par la location à long terme. Lorsque la production agricole a diminué (principalement à cause du manque de gros investissements pendant les années 1990), les gens ne se sont même pas vu attribuer des revenus de subsistance, et nombre d’entre eux ont décidé de partir à l’étranger en quête de meilleures opportunités. Les régions occidentales sont devenues des régions d’émigration, et une grande part des revenus familiaux de cette population est à présent basée sur les versements en provenance de l’étranger. De plus, la proximité de l’Europe, et donc des valeurs européennes, a aussi eu son rôle à jouer dans la façon dont les gens perçoivent le monde. Cependant, en termes de revenu, les habitants de l’Ukraine occidentale sont encore plus pauvres que leurs homologues de l’Est. Ils sont moins dépendants d’un seul employeur urbain, mais une majorité de ces régions reçoivent des transferts publics. De nombreuses personnes dépendent donc des élus locaux et des dirigeants des institutions budgétaires.

La division économique du pays est profonde, mais je ne suis pas d’accord avec la thèse selon laquelle il existe une division culturelle ou linguistique. Même si l’Union soviétique est plus populaire à l’Est, selon le dernier recensement effectué en 2001, la majorité des gens dans toutes les régions à l’exception de la Crimée se considèrent comme étant ethniquement ukrainiens. Si nous prenons en compte l’évolution naturelle des générations, les jeunes gens partout dans le pays ont de plus en plus tendance à se considérer comme ukrainiens. En dépit de préférences linguistiques claires — le russe domine à l’est et l’ukrainien à l’ouest —, l’influence de l’espace culturel russe ne peut pas changer cette tendance identificatrice. L’histoire nous divise, mais le sentiment d’appartenir à un pays unique nous unit. En tout cas, la sociologie montre que l’idée d’intégrer l’UE devient de plus en plus populaire au fil des années, et à présent le nombre de personnes qui y sont favorables est nettement supérieur au nombre de personnes qui s’y opposent.

Nous pouvons espérer que les nouvelles générations nous aideront à éliminer cet écart, ou, au moins, à le réduire considérablement.

La VDI : L’Ukraine semble être à la fois un pays assez riche (matières premières, industries etc.) et un pays pauvre (dette, déficit, taux de pauvreté etc.). Comment l’expliquez-vous ?

V. Vakhitov : Une seule chose explique cet écart entre les riches et les pauvres : la corruption. La corruption est partout, et elle est étendue parce que l’État (et l’état d’esprit d’une majorité de la population) est paternaliste. La Constitution ukrainienne proclame que le pays a une ‘orientation sociale’. Il semblerait qu’une majorité d’Ukrainiens perçoivent encore l’État comme étant la source de la plupart des biens et services, même là où le marché pourrait faire bien mieux. Des crèches aux écoles et aux universités, des maternités aux hôpitaux, hospices et salons funéraires, mais aussi dans les tribunaux, les services des fonctions publiques, la police, l’entretien des habitations — essentiellement, partout — l’État est encore très impliqué. Le nombre de places en crèche est en train de diminuer jusqu’à être en dessous de la demande, et la façon la plus rapide et simple d’obtenir une place en crèche pour un enfant, c’est d’acheter le directeur. Les universités proposent des places gratuites aux étudiants les plus ‘méritants’, et la méthode la plus facile pour obtenir une bonne note aux examens, c’est de soudoyer un directeur d’école ou un professeur. Dans les universités, l’État joue un très grand rôle dans la définition des programmes, ce qui crée un nombre énorme de cours obsolètes et inutiles ; il est bien plus facile de soudoyer votre professeur pour avoir la moyenne, plutôt que d’étudier quelque chose dont vous n’aurez jamais besoin. Les écoles et les universités sont bien financées par rapport à d’autres pays développés (en termes de pourcentage du PNB), mais le système éducatif est assez inefficace. Les professeurs d’école et même les professeurs d’université, ainsi que le personnel médical, sont parmi les spécialistes les moins bien payés. Dans les grandes villes comme Kiev, il est presque impossible d’obtenir une place au cimetière sans soudoyer l’un des officiels responsables. Dans certains cas, la corruption devient presque officielle, avec l’exigence de verser des paiements obligatoires à une ‘Fondation caritative’ spéciale.

Ce qui est encore plus inquiétant, c’est l’avalanche de pots-de-vin. Plus les officiels sont haut placés, plus large est le flux de pots-de-vin qu’ils recueillent de la part de leurs subordonnés. Les professeurs d’école doivent encaisser une certaine somme pour leurs directeurs d’école, les professeurs d’université pour leurs directeurs d’université, les officiers de police routière pour leurs supérieurs. Des journalistes ont recensé des douzaines d’histoires sur des plans de revenu journalier mis en place par des supérieurs pour leurs subordonnés. Des conducteurs peuvent parfois se retrouver face à face avec des officiers de police qui effectuent des contrôles de vitesse derrière un buisson ou après un virage, et il est plus facile et moins cher de payer l’officier immédiatement, plutôt que de traîner l’affaire devant un tribunal. Des pompiers, des contrôleurs des impôts, des contrôleurs sanitaires peuvent visiter des bureaux pour effectuer des vérifications imprévues ; comme les règlements sont complexes, ils peuvent toujours détecter quelque délit mineur, qui fera l’objet d’une amende immédiatement réglée. Des prisonniers peuvent obtenir une liste entière d’objets prohibés s’ils soudoient leurs gardiens.

Les tribunaux, qui sont censés réglementer ce type de relations, ne sont pas opérationnels non plus. Non seulement le système légal lui-même est lourd, mais même les lois qui existent ne sont pas respectées. Dans les procès devant les tribunaux, c’est très souvent la personne la plus riche qui obtiendra un jugement en sa faveur. Le système des tribunaux est organisé de telle façon qu’une région donnée peut transférer une décision à une autre région à plusieurs centaines de kilomètres de là, sans exiger la présence physique des personnes impliquées dans l’affaire. De nombreux sondages d’opinion montrent que, de toutes les institutions publiques, le système des tribunaux est celui auquel les gens font le moins confiance.

Lorsqu’il s’agit d’obtenir n’importe quel type de permis ou de service public, il faut soit verser un paiement officiel à une entreprise appartenant à une personnalité de haut rang, soit juste verser un paiement officieux au fonctionnaire avec lequel on traite.

L’un des cas les plus flagrants de corruption est le système d’appels d’offres publiques, c’est-à-dire des appels d’offres pour des services qui seront fournis au gouvernement. Très souvent, ces appels d’offres sont structurés de façon à garantir que seules certaines entreprises peuvent les remporter. Dans la majorité des cas, le coût des services fournis est supérieur au prix du marché, dans certains cas dix fois supérieur. L’irresponsabilité, légale ou financière, règne dans ce domaine.

Au cours des dernières années, il y a eu de nombreuses tentatives pour mettre fin à ce système. Dans plusieurs villes (telles que Lviv ou Vinnytsia), le système de permis municipaux fonctionne sans contact direct entre les citoyens et les officiels, à travers des queues électroniques et le système de la ‘fenêtre unique’, où tous documents sont reçus par un employé de rang modeste. Il y a eu également quelques tentatives depuis 2010 pour clarifier le code fiscal et le code des douanes. L’intégration à l’OMC a exigé l’adoption de plusieurs lois qui ont introduit un élément de compétition dans le secteur des services et une plus grande efficacité des services qui sont en concurrence avec ceux fournis par l’État (tels que la poste, les communications, les finances). Toutefois, dans l’ensemble, ces tentatives ne sont pas systématiques, et semblent n’avoir aucun effet sur les relations générales entre tous les agents économiques et l’État. Ceci crée une énorme inégalité entre ceux qui sont liés d’une façon ou d’une autre aux officiels et la majorité des citoyens.

Le système comprend encore un bon nombre de spécialistes qui refusent d’accepter des pots-de-vin et continuent d’exercer leurs responsabilités. Le plus inquiétant, c’est que ces gens sont perçus comme étant ‘vieux jeu’, et qu’une fois qu’ils seront partis, l’éducation, la médecine, l’entretien, les services, tout cela sera laissé entre les mains d’individus qui auront moins de scrupules. Il est cependant possible de passer votre vie en Ukraine sans rencontrer aucun cas de corruption. La corruption est nourrie par l’ignorance et la pauvreté ; une fois que vous avez atteint un certain niveau d’éducation ou de revenu, vous pouvez trouver des moyens moins directs mais plus honnêtes d’obtenir ce que vous voulez.

Toutefois, le système dans sa globalité a un effet négatif sur la qualité du capital humain dans notre pays. Le problème ne se limite pas aux soins de santé de mauvaise qualité et à un système éducatif inefficace. Il semble que le niveau de confiance entre la société et l’État est au plus bas. De plus, le système lui-même perpétue une sélection négative. Ce ne sont pas les personnes les plus capables, mais celles qui sont les plus loyales et celles qui ont les principes moraux les plus bas qui gravissent l’échelle jusqu’au sommet. Toute l’indignation d’Euromaidan a été dirigée par le désir de rompre ce système, et on peut penser que la volonté de changer cette société est aujourd’hui majoritaire.

La VDI : Vu de France, il semble que l’enjeu majeur reste, pour l’Ukraine, de se libérer de la tutelle russe, qui paraît perdurer, comme si l’Union soviétique n’avait jamais cessé d’exister. Est-ce que cette perception est pertinente, ou est-ce qu’elle nous cache les vrais problèmes ?

V. Vakhitov : L’effet de l’influence russe est accablant. La majorité absolue des Ukrainiens (je dirais : bien plus de 75%) parle ou comprend la langue russe. En dépit de normes officielles qui limitent la présence de cette langue dans les médias, la majorité des chaînes télévisées, des magazines, des livres et de la musique populaire sont en russe. Ceci est en partie dû au fait que la Russie a plus de moyens pour créer des médias de masse de tout type, et pour les protéger économiquement. Par exemple, il y a encore peu de temps, l’impression de livres en Russie était exemptée de TVA, alors que les livres ukrainiens n’ont jamais bénéficié d’un tel privilège. Même en prenant en compte les frais de livraison, le prix des produits imprimés russes était plus bas, et bien plus varié. Un autre exemple : la Russie produit un nombre incomparable de programmes télé, qui n’ont pas besoin d’être traduits en ukrainien (il faut juste y ajouter des sous-titres si une chaîne ukrainienne achète les droits de diffusion). Seule une petite part de l’ensemble de la production télévisuelle est créée en ukrainien. Un grand nombre des produits culturels rappellent le passé soviétique (tels que les chansons populaires, les films, les traditions, les clichés, les citations etc.). Une traduction en ukrainien n’est parfois pas justifiée économiquement, ou même n’est pas possible.

Juste pour illustrer cet aspect historique, voici une carte (tirée de texty.org.ua) sur laquelle figurent sous forme de points les noms des rues principales de 20 000 communes en Ukraine.

Elle ne prend en compte que les rues sur lesquelles est située la mairie. Les points rouges indiquent des noms ‘soviétiques’ (rue Lénine, rue soviétique, rue des communistes, etc.). Les points gris indiquent des noms ‘neutres’ et les points bleus des noms liés à l’indépendance de l’Ukraine. « Lénine » reste omniprésent dans les villes ukrainiennes : presque chaque grosse ville (à l’exception de celles situées en Ukraine de l’Ouest) avec une population supérieure à 20 000 habitants possède au moins un monument dédié à Lénine ou à un autre dirigeant de l’ex-URSS.

Mais je ne pense pas que c’est la ‘tutelle russe’ qui est le principal problème. L’Ukraine et la Russie faisaient partie du même pays, avec toute la complexité en terme de liens sociaux, historiques, économiques, familiaux et culturels que cela implique. La création de la Communauté des États indépendants en 1991 était une manière d’effectuer un ‘divorce civilisé’. Cela n’a pas été un processus simple, mais à présent il s’accélère. Une majorité des écoles et des universités dans notre pays offre une éducation en ukrainien. Les jeunes choisissent de parler ukrainien, ou du moins n’ont pas de problème pour passer d’une langue à l’autre. Actuellement, la plupart des gens en Ukraine considèrent la Russie comme un pays étranger, surtout ceux qui voyagent en Russie et doivent gérer le passage de la frontière, les passeports, la douane, parfois des permis de séjour ou de travail. Le passé russe (ou, plutôt, soviétique) reste important, mais les gens comprennent de plus en plus que c’est le passé.

Ce qui préoccupe la plupart des gens n’est pas quelle langue parler ou le nom de leur rue. Les préoccupations majeures sont de nature purement économique. Les événements récents à Kiev, où des dizaines de milliers d’employés d’organismes d’État ont été emmenés à Kiev pour ‘montrer leur soutien au Président’, ont révélé une absence totale d’enthousiasme. Certains ont été obligés de venir sous la menace de se voir licenciés, d’autres sont venus dans l’espérance d’obtenir un peu d’argent (environ 20 euros par jour). De plus, leurs opposants sur la place Maïdan n’ont jamais eu l’intention de promouvoir un programme anti-russe. Ni la problématique russe, ni les problématiques de la langue, de l’histoire ou même de l’idéologie, ne font donc partie des dix soucis prioritaires de l’ukrainien moyen. Les enjeux économiques sont bien plus importants.

 La VDI : Quelle est l’influence des « valeurs européennes » sur l’Ukrainien moyen ?

V. Vakhitov : Quasiment aucune. Par rapport à l’énorme influence, on pourrait même dire l’intrusion de la Russie dans l’espace culturel ukrainien, avec tous les programmes télévisés, les livres, le projet même de créer un manuel d’histoire commun pour les écoles et la propagande directe, l’Europe ne fait pratiquement rien dans l’espace publique pour informer les Ukrainiens de son existence, sans même parler de promouvoir son style de vie et ses vertus. Les colloques, les semaines consacrées au cinéma français ou britannique, les journées européennes ou même les programmes d’échange pour étudiants ne touchent qu’un public extrêmement restreint et sélectif. Toutes les activités du British Council, du Goethe-Institut, de la Maison française, de la Maison polonaise et de la SIDA suédoise sont visibles et très bienvenues, mais elles ne sont pas suffisantes, et ici encore, limitées à un public restreint et ciblé, constitué principalement de jeunes gens. Malheureusement, la majorité absolue des Ukrainiens ne parle pas de langues étrangères, et un grand nombre d’entre eux ne peuvent pas se permettre de les étudier.

Il n’y a pas de chaîne de télévision ‘européenne’ qui pourrait informer les Ukrainiens sur de simples actualités quotidiennes européennes en ukrainien ou en russe (en russe, ce serait encore mieux). Il n’y a pas de journaux ‘européens’ en Ukraine qui pourrait intéresser quiconque, à part une toute petite cohorte d’experts économiques et politiques. Les films français, polonais ou italiens sont montrés bien moins souvent à la télévision et dans les cinémas que les productions russes ou hollywoodiennes. Le sitcom français le plus populaire était ‘Hélène et les garçons’, une série qui a le même âge que l’Ukraine indépendante. Des politiques de visa très strictes, avec des listes prodigieuses de documents requis (comme des informations complètes et vérifiables sur vos comptes en banque, vos revenus, la structure de votre famille, vos propriétés, votre situation professionnelle, etc.) font de l’Europe une terra incognita fermée et ‘effrayante’. De ce point de vue, la Russie a toujours été beaucoup plus ouverte pour les Ukrainiens, et il n’est pas étonnant que de nombreuses personnes se considèrent encore comme faisant partie du monde russe.

Beaucoup donc ont des préjugés extrêmement biaisés sur l’Europe, considérée comme un territoire frappé par une crise sévère, dans lequel les pays peinent à se mettre d’accord, et où règnent propagande homosexuelle ouverte et consommation effrénée de marijuana, où le marché est fermé aux produits ukrainiens, et où les Ukrainiens sont employés pratiquement comme des esclaves dans des emplois à bas salaire. Il n’est pas étonnant non plus que l’Europe ne soit pas perçue comme le centre de certaines valeurs qui pourraient être attirantes pour l’Ukraine, puisque ces valeurs ne sont pas articulées dans l’espace publique. Le « soft power » a longtemps été le point fort de l’Europe, mais le manque d’une politique ‘orientale’ commune dans l’UE est loin d’être compensée par les efforts éparpillés et principalement politiques de pays amis tels que la Pologne ou la Suède. Une expansion culturelle massive de l’Europe en Ukraine se fait bien attendre. Un marché de 45 millions de personnes est en attente de nouvelles idées. Une politique proactive dans ce sens consisterait en un investissement majeur à long terme, plutôt que des ‘dépenses culturelles’ immédiates, et cet investissement pourrait avoir un taux de rendement considérable dans un futur proche.

La VDI : La dépendance à l’égard de l’approvisionnement énergétique russe pèse-t-elle sur la possibilité d’un changement politique ?

V. Vakhitov : Non, la dépendance gazière est un fait que toutes les élites ukrainiennes devront gérer. La majeure part du gaz naturel consommé en Ukraine vient de Russie. Le gaz est utilisé non seulement pour le chauffage, mais aussi comme facteur de production essentiel en métallurgie et dans l’industrie chimique. Étant donné que les productions de ces deux industries constituent une grande part des exportations ukrainiennes, la dépendance gazière continuera d’être un enjeu pour de nombreuses années à venir. Il est difficile de s’attendre à ce que des magnats renoncent à leurs bénéfices en faveur d’un changement politique imprévisible. Après la Révolution orange de 2004, le changement des élites a été suivi d’un changement drastique dans le schéma d’approvisionnement en gaz, et non l’inverse. Et encore, certains parlementaires ont tout simplement changé d’affiliation politique et sont devenus membres du parti qui soutenait un nouveau futur président.

La plupart des gens riches en Ukraine le sont devenus grâce à des accords liés au gaz, en manipulant les différences de prix et les tarifs du gaz provenant d’Ukraine ou de Russie, ainsi que ceux liés au prix du système de transport du gaz. Ces accords n’ont jamais été entièrement transparents. Par exemple, selon un accord très étrange signé par Ioulia Timochenko en 2009, l’Ukraine paie actuellement plus que l’Allemagne pour le gaz russe. En dépit du fait que l’Ukraine est le plus gros client du Russe Gazprom, elle ne bénéficie pas de remises sur volume. L’accord était étrange parce qu’il spécifiait une quantité minimale de gaz que l’Ukraine devait acheter chaque année à un prix lié à celui du pétrole, mais il ne stipulait pas de volumes minimaux à transporter, alors que les tarifs de transport étaient fixés assez bas, sans considération des évolutions des marchés et des prix. À première vue, cet accord n’était pas bénéfique pour l’Ukraine, et je ne peux que supposer qu’il a dû inclure des engagements supplémentaires non divulgués entre Poutine et Timochenko, qui n’ont pas été honorés après que Timochenko a perdu l’élection présidentielle en 2010 et a été envoyée en prison.

En même temps, la Russie est tout aussi dépendante du système ukrainien de transport du gaz, avant tout du fait des gros réservoirs de stockage de gaz que possède l’Ukraine. Ces réservoirs aident à assurer une consommation de gaz sans interruption en Europe pendant les périodes de forte demande. Le fait que les Russes ne les contrôlent pas complètement a été la cause principale de la construction de systèmes de transports de gaz extrêmement coûteux qui contourne l’Ukraine.

Économiquement, l’Ukraine est l’un des consommateurs de gaz naturel les moins efficaces en termes de la structure de l’économie (en fonction de la quantité de gaz consommée par unité de PNB). Des prix plus élevés pourraient favoriser le développement de technologie permettant d’économiser l’énergie (ce qui a d’ailleurs commencé à se mettre en place au cours des dernières années), tandis que toutes remises sur les prix remettraient à encore plus tard la nécessité de restructuration. Cet enjeu est hautement politique : puisque les prix pour la population sont subventionnés, les lier au marché aurait un énorme coût électoral. Mais sans cette mesure, l’Ukraine restera dans une position fragile dans toutes ses négociations avec des organismes internationaux comme le FMI.

Je ne me prononcerai pas sur le pétrole et l’électricité, puisque ces secteurs sont plus transparents et opèrent dans des conditions de marché correctes. L’inefficacité interne et les énormes pertes dans le réseau de transmission d’électricité sont des problèmes aigus, mais c’est là une problématique que l’Ukraine doit gérer en interne.

J’espère que la Charte énergétique européenne apportera plus de transparence dans les accords sur le gaz entre l’Ukraine et la Russie, et déstabilisera un peu les magnats du gaz, réduisant ainsi leur capacité à soutenir les élites actuelles. La transparence et la concurrence pourront apporter des changements au système politique, mais elles ne réduiront pas la dépendance ukrainienne à l’égard du gaz russe.

La VDI : Il semble, vu de France, que rejoindre l’UE soit bénéfique à l’Ukraine, à la fois politiquement et économiquement. Le gouvernement ukrainien souligne pourtant le coût éventuellement lourd de l’intégration européenne.

V. Vakhitov : L’adhésion à l’UE pourrait apporter des bénéfices sur le long terme, mais ce que seraient ses conséquences immédiates n’est pas clair. Par ailleurs, je doute que plus d’une douzaine de personnes dans le pays aient lu la totalité du document de 900 pages sur l’adhésion. Il a été très facile de lancer une propagande anti-européenne dans les médias, avec le soutien massif de la Russie. L’Europe n’y a pas du tout répondu, car la position européenne a toujours été très modérée : « Nous pouvons vous proposer un accord et vous devez décider s’il est bon pour vous ou pas. » Mais même cette position très modérée n’a pas été suffisamment exprimée. La propagande russe était claire comme de l’eau de roche : « Vous paierez un énorme prix, les marchés pour vos produits se fermeront, à la fois en Europe, car vous n’êtes pas compétitifs, et en Russie, car les réglementations européennes ne sont pas compatibles avec celles de l’Union douanière ; vous perdrez votre population active — regardez donc la Lettonie, la Lituanie et la Grèce, vous deviendrez une source de main d’œuvre de bon marché pour les retraités européens ». Disons que l’Europe a perdu cette bataille idéologique (si jamais elle s’y est engagée).

Je crois aussi que la vraie raison est plus cynique. Apparemment, la rhétorique du gouvernement ukrainien a changé après l’une des rencontres entre le Président Ianoukovitch et le Président Poutine. Le Parti des régions, qui est majoritaire au parlement et soutient complètement le Président, comptait l’adhésion à l’UE parmi ses slogans pendant sa campagne électorale. L’année dernière, le championnat de football fut présenté comme ‘un pas de plus rapprochant l’Ukraine de l’Europe’. Jusqu’à la fin de l’été 2013, il semblait que le seul obstacle à la signature de l’accord était la tension autour de Ioulia Timochenko, et il semblait même que les politiques européens avaient finalement accepté un compromis. Cependant, il y eut une énorme pression à la fois interne et externe de la part de la Russie, qui finalement semble avoir été plus forte que la tentative de séduction sans précédent de l’Europe.

L’Ukraine s’engage cette année dans une nouvelle campagne présidentielle, avec des élections qui doivent avoir lieu au début de 2015. La gouvernance du Président Ianoukovitch a mené le pays au bord de la faillite, avec une dette extérieure énorme, une grosse dette publique, un déficit budgétaire, une énorme dette liée à la Caisse des retraites, un climat d’investissement détérioré, l’absence d’un État de droit, et un manque de confiance en l’État. Son niveau de soutien est bas, même dans ses terres d’origine, et il n’a presque pas de chances d’être réélu dans le cadre d’élections honnêtes et transparentes. C’est pour cela qu’il a besoin de façon urgente de libérer des fonds pour couvrir les déficits les plus frappants (touchant la Caisse de retraite et le budget de l’État), c’est pour cela qu’il a tenté de discuter avec l’UE, la Russie et la Chine. Il semblerait qu’il n’a pas réussi à établir d’accord favorable avec le FMI (qui exige qu’il augmente les tarifs intérieurs du gaz pour la population dans le cadre d’un tel accord) ni avec la Chine (il semblerait que la Chine le considère comme une potiche et a décidé d’attendre le résultat des élections). La Russie a offert de l’argent rapidement, environ 3 milliards de dollars immédiatement et 12 milliards de plus sous la forme d’une remise sur le prix du gaz au cours des quelques trimestres à venir. Le coût de cet accord sur le long terme n’est pas clair.

La décision de remettre à plus tard l’adhésion à l’UE était donc la décision à courte vue d’une personne seule qui a donné la priorité à ses perspectives électorales personnelles devant les intérêts de la nation qui l’a élu Président.

La VDI : Comment les Ukrainiens perçoivent-ils les exemples de la Pologne ou des États baltes, et en particulier leurs relations avec l’UE et l’Euro ?

V. Vakhitov : Les pays baltes ne sont pas des exemples pertinents pour l’Ukraine. Ils sont bien plus petits (la population de chacun de ces pays est comparable à la seule population de Kiev), ils n’ont pas autant de ressources que l’Ukraine (des terres, du gaz de schiste, du charbon, des ressources minières, de l’eau, etc.), et ils sont mentalement bien moins proches de la Russie.

Je pense que les Ukrainiens ont dû soutenir leur désir d’indépendance, mais se méfient de tendances nationalistes trop poussées. Les États baltes sont loin, aussi loin que l’Allemagne en termes de frais de voyage (distance et conditions d’obtention de visa). Ils sont froids et chers pour les vacances d’été et pas très séduisants en hiver. Certaines banques baltes ont été actives en Ukraine, mais elles ont perdu de leur influence après la crise de 2008 ; depuis cette année, il n’y a plus d’intérêts commerciaux baltes majeurs en Ukraine. Leur voix en Europe est perçue comme étant faible, malgré les efforts ouverts et sincères du Président lituanien pour soutenir personnellement l’euro-intégration ukrainienne. Actuellement, les États baltes sont utilisés comme contre-exemples des bénéfices de l’adhésion à l’UE par de nombreux opposants (et avec raison). Cependant, je pense que la plupart des gens en Ukraine n’y pensent pas du tout, ou, au moins, pas plus qu’à d’autres ex-républiques soviétiques.

La Pologne est un cas plus intéressant. L’Ukraine et la Pologne sont liées par une longue histoire. La Pologne est assez semblable à l’Ukraine en termes de territoire, de mentalité et de langue. Le polonais est bien plus proche de l’ukrainien que l’anglais, l’allemand ou le français. Certaines parties de l’Ukraine étaient il y a quelques siècles sous gouvernement polonais. C’est la guerre contre les Polonais qui a permis la signature d’un traité entre l’État cosaque et la Russie en 1654, qui a lui-même mené à l’intégration de fait de territoires ukrainiens à la Russie (et, plus tard, à des divisions polonaises). Le dernier conflit visible avec la Pologne a eu lieu il y a plus de soixante-dix ans. La Pologne n’a pas de revendications territoriales ouvertes contre l’Ukraine (contrairement à la Roumanie ou la Hongrie). Le gouvernement polonais offre des centaines de bourses aux étudiants ukrainiens qui désirent étudier dans des universités polonaises. Le championnat de football organisé l’année dernière en partenariat avec la Pologne a été un franc succès. Les réformes économiques polonaises menées par Balcerowicz au cours des années 1990 sont considérées comme des exemples d’une transformation post-communiste réussie. Il est difficile de trouver une autre nation en Europe plus favorable à l’Ukraine et qui soutient autant les ambitions ukrainiennes dans l’UE. L’économie polonaise semble assez solide, et la Pologne est l’un des rares pays, parmi ceux qui ont récemment rejoint l’UE, qui n’a pas été touché trop sévèrement par la crise. Cependant, en Ukraine, tout cela est éclipsé parce qu’on se focalise sur l’énorme manque de main-d’œuvre en Pologne du fait de l’émigration massive vers l’Europe de l’Ouest. Néanmoins, si l’Europe devait décider d’une politique pro-ukrainienne, la Pologne pourrait en être le meilleur véhicule.

Propos recueillis par Florent Guénard et Thomas Vendryes, et traduits de l’ anglais par Kate McNaughton.

par Florent Guénard & Thomas Vendryes, le 31 janvier 2014

Pour citer cet article :

Florent Guénard & Thomas Vendryes, « Analyse économique de la crise ukrainienne. Entretien avec Volodymyr Vakhitov », La Vie des idées , 31 janvier 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Analyse-economique-de-la-crise-ukrainienne

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Notes

[1La République des Deux nations, qui au XVIIIe couvrait notamment les territoires de la Pologne, de la Lituanie et d’une grande partie de l’Ukraine (ndlr).

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