Les manifestations à Kiev en avril dernier furent le point culminant d’une longue lutte au sommet du pouvoir. Une lutte qui oppose moins les « prorusses » aux « pro-occidentaux » qu’une oligarchie corrompue aux forces de la démocratisation.
Ukraine
Les manifestations à Kiev en avril dernier furent le point culminant d’une longue lutte au sommet du pouvoir. Une lutte qui oppose moins les « prorusses » aux « pro-occidentaux » qu’une oligarchie corrompue aux forces de la démocratisation.
La mobilisation apparue au centre de Kiev – une sorte de contre-révolution bleue – ne date pas de l’acte de dissolution du Parlement signé par le président Iouchtchenko le 2 avril dernier. Ses origines remontent bien plus loin, jusqu’à l’issue de la « Révolution orange » de la fin 2004. Pour éviter que le mouvement mobilisé à l’époque – qui rassembla, durant plus de deux semaines, des centaines de milliers de gens de toute provenance – ne se termine dans la violence, un compromis fut alors accepté par les protagonistes : élaboré dans la précipitation, il prévoyait une nouvelle élection présidentielle « honnête » en échange d’un changement constitutionnel majeur, le renforcement du pouvoir du Premier ministre aux dépens de celui du président. Les forces mobilisées par Viktor Iouchtchenko gagnaient d’un côté ce qu’elles perdaient de l’autre. Ainsi s’ouvrit une période qu’on peut qualifier d’« instabilité constitutionnelle », et qui culmina avec les événements d’avril dernier.
Indépendamment de la déception – souvent justifiée – suscitée par le pouvoir issu de la « Révolution orange », il ne faut pas oublier le contexte dans lequel Viktor Iouchtchenko est arrivé aux commandes de l’État. Durant les premiers mois de 2005, c’est le sentiment de panique qui domine : de nombreux membres de l’ancien pouvoir se cachent ou trouvent asile à Moscou ; d’autres se suicident ou disparaissent dans des conditions non élucidées. Les leaders les plus compromis de l’ancien régime communiste se reconvertissent à une vie politique plus « démocratique », mais selon une acception qui leur est propre. Le Parlement pratique une obstruction systématique des processus institutionnels qui auraient permis de mener à bien les réformes et, à terme, un changement radical du système. La population, suivie par les forces démocrates, avait demandé que les responsables des malversations soient poursuivis. Or les cours de justice sont achetées à des prix défiant toute concurrence : les oligarques menacés font exploser les tarifs de la corruption et se drapent de la légalité. Inutile de préciser que les enquêtes sur l’assassinat du journaliste Gongadzé [1]. ou sur l’empoisonnement du président Iouchtchenko n’aboutissent pas.
La formation de la Cour constitutionnelle, seule institution susceptible de réguler de façon civilisée les affrontements entre les protagonistes, est systématiquement bloquée jusqu’à ce que le président signe, sous la forme d’un « mémorandum », une sorte de blanc-seing au Parti des régions mené par son rival Viktor Ianoukovitch, l’assurant, entre autres, que ses membres ne risqueront pas de « poursuites politiques ». Les élections parlementaires de 2006, désormais disputées à la proportionnelle, favorisent l’entrée à la Chambre des leaders de l’ancien régime ainsi protégés par la précieuse immunité. Le Parlement, dont la dissolution a déclenché les manifestations à Kiev, est issu de ce scrutin qui vit l’arrivée spectaculaire d’une oligarchie qui, jusqu’alors, s’était tapie dans l’ombre.
Les élections de 2006 ont marqué le retour au plus haut niveau des dirigeants du régime de Léonide Koutchma [2] : l’ancien responsable de l’administration fiscale de ce dernier, connu pour ses pratiques frauduleuses, est aujourd’hui vice-Premier ministre. L’ancien chef de la police, accusé d’avoir donné l’ordre d’employer la force contre les manifestants en 2004, est devenu vice-ministre de l’Intérieur. Le pays assiste donc à la restauration progressive de l’« ancien régime », renforcé par les puissances politico-financières des régions orientales du pays, qui profitent de l’embellie économique pour consolider et étendre leurs positions.
Début 2007, le Parlement divulgue une série de lois et de mesures destinées à légitimer la suprématie d’une coalition qui s’empare de tous les leviers du pouvoir : abolition des dernières prérogatives du président sur les ministères des Affaires étrangères et de la Défense, retournement par tous les moyens possibles de députés de l’opposition, permettant à la coalition dominante de consolider sa prise de pouvoir. On assiste également au retour de la censure – alors que la liberté des médias restait un des principaux acquis de la Révolution orange – et à des pratiques de « revanche » qui rappellent de fâcheux souvenirs, comme la perquisition au domicile du jeune ministre de l’Intérieur limogé avant Noël.
Comme à la fin de l’époque Koutchma, les achats d’entreprises à haut profit se multiplient à la hâte, dans une absence de transparence devenue coutumière. Des méthodes typiquement claniques – blocage, chantage, prise de contrôle – deviennent des modes de gouvernement : pour chasser le ministre des Affaires étrangères Boris Tarassiouk, on lui interdit l’entrée au Conseil des ministres, puis on coupe le budget de son ministère. La même tactique est appliquée pour les élections parlementaires anticipées, dont le gouvernement sortant a déjà annoncé qu’il était impossible de les financer.
La Contre-révolution bleue utilise la Révolution orange comme un calque : on remonte le théâtre des tentes et de la mobilisation de masse, on crie à la « répression politique » dès que la justice se manifeste ; quand le conflit prend de l’ampleur, le Premier ministre fait appel à une médiation internationale. De même, tous les quiproquos avec l’Ouest réapparaissent, amplifiés par les images télévisées. Les mêmes signes extérieurs – des campements, des rassemblements de population, des drapeaux qui auraient juste changé de couleur – peuvent donner l’illusion d’une réponse à la Révolution orange. Après tout, pourquoi ce qu’on s’empresse à appeler la « partie orientale » du pays n’aurait-elle pas le droit de venir parader au centre de la capitale, puisque la « partie occidentale » l’avait fait ? Ne pourrait-on pas y voir d’une sorte de « cohabitation » – voire de coalition élargie – à l’image de celles qu’on peut voir dans une vraie démocratie, où des sensibilités politiques différentes prouvent la stabilité de la démocratie par leur affrontement même ? A une grande différence près : l’État ukrainien ne repose pas sur une base démocratique stable et ces déchirements risquent de le faire vaciller.
La communauté internationale s’inquiète à juste titre des risques que comporte la situation actuelle, mais l’épisode précédent, quoique plus silencieux, n’était pas moins dangereux. Plutôt qu’un affrontement entre hypothétiques prorusses et pro-occidentaux, c’est une bataille pour la démocratie qui se joue, moins dans la rue qu’au niveau de l’État, dans un paysage général plus vaste : une quête de la démocratie indissociable de la sortie du territoire oligarchique qui étouffe l’espace post-soviétique et dépasse le seul cadre de l’Ukraine.
article tiré de La Vie des Idées (version papier) n°22/23, daté de mai/juin 2007
par , le 1er mai 2007
Annie Daubenton, « La contre-révolution bleue. Une nouvelle bataille pour la démocratie », La Vie des idées , 1er mai 2007. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-contre-revolution-bleue
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