Énergie, gaz, livraisons d’armes, rôle de l’État : à la suite de la guerre russo-ukrainienne, l’Allemagne redéfinit ses valeurs. Une révolution silencieuse, lourde de difficultés annoncées.
Énergie, gaz, livraisons d’armes, rôle de l’État : à la suite de la guerre russo-ukrainienne, l’Allemagne redéfinit ses valeurs. Une révolution silencieuse, lourde de difficultés annoncées.
Le conflit russo-ukrainien oblige l’Allemagne à repenser entièrement la question de son rapport au monde, à rediscuter les fondements de sa politique commerciale et de sa politique de défense, à revoir sa copie en matière de transition énergétique. Sur la base de ce constat, on peut dire que l’approche libérale a vécu. Cela se traduit par des nationalisations, des mesures de soutien au pouvoir d’achat et la restauration de la capacité militaire.
La guerre en Ukraine a brutalement tiré le pays de l’état de somnolence dans lequel il était depuis très longtemps sur la question de la sécurité de l’approvisionnement en énergie. Le débat sur la dépendance énergétique existait bien, mais à un niveau essentiellement intellectuel, sans que des actions concrètes soient mises en place pour tenter de diversifier les sources d’approvisionnement. Cette fois, l’urgence fait que l’on ne peut plus s’en tenir aux débats intellectuels : il faut agir.
Le groupe Uniper, géant allemand de l’énergie, premier importateur européen de gaz russe, d’une importance stratégique pour l’approvisionnement énergétique outre-Rhin, va être racheté à 99 % par l’État. Ce sauvetage, annoncé le 21 septembre 2022, a mis en lumière de façon éclatante la très grande précarité énergétique dans laquelle se trouve l’Allemagne depuis l’arrêt total des livraisons de gaz par la Russie [1]. Cette nationalisation est une mesure très inhabituelle dans un pays attaché au libre fonctionnement du marché.
L’Allemagne avait été la grande gagnante de la vague de mondialisation et de libéralisation consécutive à l’écroulement du bloc soviétique et à l’entrée de la Chine dans le commerce mondial, mais elle arrive aujourd’hui à la fin de ce cycle. En effet, les relations avec la Russie sont rompues et la Chine multiplie les signes de fermeture.
L’offensive de la Russie, au mépris du droit international, a également fait sortir l’Allemagne de sa naïveté géopolitique. Pendant longtemps, la doctrine « Wandel durch Handel » (jeu de mots intraduisible qui signifie le « changement par le commerce ») a prévalu : l’Allemagne était alors convaincue qu’en entretenant des relations commerciales avec les pays non démocratiques, ils finiraient par prendre le chemin de la libéralisation et de la démocratie. Cette posture était évidemment confortable, mais elle n’est plus tenable aujourd’hui.
À cet égard, le discours tenu par la ministre des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, le 6 septembre 2022, est révélateur :
En tant que pays exportateur, nous continuons à miser sur les valeurs d’ouverture et sur nos réseaux. Mais nous devons aussi admettre une réalité sur laquelle nous avons trop longtemps fermé les yeux en Allemagne : l’interdépendance comporte des risques. Et le commerce n’entraîne pas automatiquement le changement démocratique [2].
Le ministre de l’Économie Robert Habeck a pris la décision, en mai 2022, de retirer les garanties d’investissements accordées par l’Allemagne à Volkswagen pour ses activités en Chine, en raison de son implantation dans la province du Xinjiang, théâtre de la terrible répression des Ouïgours. Jamais une décision comparable n’avait été prise auparavant, sous l’ère Merkel.
Annalena Baerbock a également déclaré, en mars dernier, que l’Allemagne devait participer au programme de dissuasion nucléaire de l’OTAN, ce qui est un tournant à 180 degrés par rapport aux positions traditionnelles de son parti, les Verts, en matière de politique de défense. Elle a même enfoncé le clou, marquant fermement la volonté de changer de stratégie après l’invasion russe :
Aucun pays, pas même l’Allemagne, ne peut être neutre quand il est question de guerre et de paix, de justice et d’injustice. Beaucoup de choses ont été écrites ces dernières semaines sur l’histoire de notre pays et sur notre responsabilité. Je le dis ici très clairement : oui, de notre histoire, de la culpabilité allemande pour la guerre et le génocide, découle pour nous, pour moi, une responsabilité particulière, l’obligation de soutenir ceux dont la vie, la liberté et les droits sont menacés. […] Nous ne devons plus répéter les erreurs du passé : il n’y a pas de bons et de mauvais dictateurs. [3]
En d’autres termes, plus question pour l’Allemagne de se défiler.
L’une des conséquences est que la politique de défense connaît, elle aussi, un tournant radical. L’Allemagne est désormais déterminée à rétablir ses capacités militaires. Le gouvernement a mis en place un fonds spécial de 100 milliards d’euros pour financer la modernisation de l’armée. De plus, le budget de la défense va monter à plus de 2 % du PIB à partir de 2023, passant de 50 milliards par an actuellement à environ 75 milliards – ce qui en fera le plus grand budget de défense en Europe. Tout ceci était inimaginable avant l’agression russe.
L’Allemagne s’est également résolue à livrer des armes à l’Ukraine, alors qu’elle avait jusque-là pour doctrine de ne jamais fournir d’armes à des pays en guerre. Pour certains, au sein de la coalition gouvernementale, l’Allemagne pourrait et devrait faire encore davantage. Le président des Verts, Omid Nouripour, a insisté sur l’idée que ce n’est pas le moment de tergiverser :
C’est justement maintenant, avant l’hiver, que nous devons soutenir l’Ukraine pour qu’elle puisse se libérer dès cette année dans la mesure du possible. Les Ukrainiennes et Ukrainiens combattent aussi pour notre démocratie, notre façon de vivre, notre liberté. [4]
L’Allemagne affirme rechercher désormais des échanges entre nations défendant les mêmes valeurs, sur les questions politiques mais aussi environnementales. C’est la raison pour laquelle le chancelier Olaf Scholz s’est rendu fin août au Canada, un pays qui possède beaucoup de matières premières, comme la Russie, mais qui est aussi une démocratie et un partenaire fiable.
Ce voyage a permis la signature d’un contrat de livraison d’hydrogène vert. L’objectif est que les approvisionnements en énergie, en matières premières et en marchandises ne soient plus déterminés uniquement par la loi de l’offre et de la demande, mais qu’elles s’inscrivent dans un contexte incluant des questions géopolitiques et environnementales. Le renversement du partenariat énergétique inconditionnel avec la Russie est une véritable révolution pour l’Allemagne qui a, rappelons-le, une dette historique envers la Russie, en raison des millions de citoyens soviétiques assassinés par le régime nazi.
Toutes ces évolutions soudaines mettent à rude épreuve la culture du compromis, qui est essentielle dans la vie politique allemande pour des raisons structurelles. En effet, après l’expérience du Troisième Reich, tout a été fait pour éviter le retour d’un pouvoir autoritaire.
Le pouvoir a été partagé à tous les niveaux : à la fois entre l’État fédéral et les Länder, au Bundestag, grâce à la représentation proportionnelle, et aussi au sein du gouvernement, avec un chancelier contraint à faire cohabiter plusieurs forces politiques. En aucun cas, le ou la chef.fe du parti qui a remporté les législatives ne peut affirmer, comme en France, qu’il a un mandat clair pour appliquer son projet. Le programme du gouvernement se forge seulement après le scrutin en Allemagne, à partir des concessions faites par les partis qui s’apprêtent à gouverner ensemble. Selon Thomas Wieder,
Solidement ancrée dans la culture politique allemande, cette capacité à bâtir du consensus est un atout démocratique majeur pour un pays qui, pendant les années Merkel, s’était habitué à une confortable prospérité et se trouve aujourd’hui confronté à une remise en cause profonde de son modèle économique. [5]
Encore faut-il que ça marche ! Les trois partis de la coalition gouvernementale, le SPD (les sociaux-démocrates), les Verts et le FDP (les libéraux) finissent tous les trois par accepter des choses totalement inimaginables pour eux il y a encore un an.
Le ministre de l’Économie, Robert Habeck (Verts), a par exemple annoncé le maintien en réserve d’une partie du parc nucléaire allemand [6] qui aurait dû être fermé fin 2022. Il s’agit seulement d’un sursis de quelques mois, et aucun combustible supplémentaire ne sera a priori acheté, mais pour un parti dont l’histoire est intimement liée aux combats antinucléaires des années 1970-1980, c’était une décision très difficile à prendre et très controversée.
Les Verts n’avaient pas non plus envisagé de rouvrir les centrales à charbon, de construire des terminaux d’importation de gaz naturel liquéfié, ni de différer d’un an l’augmentation de la taxe carbone (prévue en janvier 2023), comme ils ont été contraints de le faire après l’invasion de l’Ukraine.
Héritiers de l’Ostpolitik du chancelier Brandt au début des années 1970, les sociaux-démocrates n’étaient pas non plus préparés à couper les ponts avec Moscou, en suspendant la mise en service du gazoduc Nord Stream 2 dont ils avaient pourtant été pendant longtemps les ardents promoteurs.
Quant aux libéraux, les trois plans successifs de soutien au pouvoir d’
achat, pour aider les ménages face à la flambée des prix de l’énergie [7], qui viennent d’être adoptés pour un montant total de 95 milliards d’euros, rendent illusoire la promesse de réduire l’endettement public : il faudra très certainement suspendre le « frein à la dette » en 2023, alors que les libéraux avaient toujours assuré que ce frein, mis en sommeil depuis la pandémie de covid-19, serait rétabli quoi qu’il arrive.
Peu de gens attendaient des aides d’un montant aussi élevé de la part du gouvernement, dont le chancelier a, pour l’occasion, cité à trois reprises l’hymne mythique du club de football de Liverpool, You’ll never walk alone (« vous ne serez jamais seul », c’est-à-dire « personne ne sera laissé au bord du chemin »).
Le choix de ce slogan ne doit rien au hasard. La guerre en Ukraine met aussi à l’épreuve la cohésion sociale en Allemagne : les manifestations contre la politique énergétique du gouvernement se multiplient, en particulier à l’Est. L’extrême droite tente de récupérer la colère contre les prix élevés de l’énergie, en affirmant qu’il suffit de se réconcilier avec la Russie et d’ouvrir Nord Stream 2 pour avoir de nouveau du gaz en quantité suffisante et à un prix abordable. Certains, à l’extrême gauche, sont également très critiques envers la politique énergétique du gouvernement. Et, plus globalement, la cohésion sociale est mise à mal par le risque de récession et d’injustice sociale que les difficultés économiques actuelles de l’Allemagne impliquent.
En raison de la part importante de son économie consacrée à l’industrie, très dépendante des marchés extérieurs, et parce qu’elle est durement affectée par les perturbations des chaînes d’approvisionnement et l’explosion des prix de l’énergie, l’Allemagne va probablement connaître, dans les mois qui viennent, des difficultés économiques inédites. La consommation intérieure, grevée par l’inflation, ne pourra compenser les pertes de profit des entreprises, malgré les trois plans de soutien au pouvoir d’achat très ambitieux.
« La guerre des histoires est une guerre longue. Et Vladimir Poutine finira par la perdre [8] ». L’actualité récente donne des raisons d’espérer qu’il en sera ainsi. Le conflit en Ukraine, à 10 heures de route seulement de Berlin, a d’ores et déjà entraîné des changements de grande ampleur dans la vie politique allemande, qui vont bien au-delà de la seule politique énergétique. Elles redessinent les contours de sa politique de défense, de son rapport au nucléaire, à l’endettement de l’État, et repoussent les limites de la culture du compromis qui caractérise le pays.
par , le 18 octobre 2022
Élisa Goudin, « Allemagne : l’État est de retour ! », La Vie des idées , 18 octobre 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Allemagne-l-Etat-est-de-retour
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[1] Uniper appartenait majoritairement au groupe finnois Fortum. Ce dernier a longuement négocié sa sortie avec le gouvernement allemand, qui a dû mettre 8 milliards d’euros sur la table pour sauver l’entreprise. Pris en étau entre l’obligation de s’approvisionner à des tarifs bien plus élevés sur d’autres marchés pour remplacer le gaz russe, d’un côté, et les contrats de long terme avec ses clients, de l’autre, Uniper perd actuellement environ 100 millions d’euros par jour, en attendant ce rachat.
[2] Discours tenu le 6 septembre 2022 à l’occasion d’une « journée de l’économie » organisée pour les diplomates allemands à l’étranger, consultable sur le site du ministère des Affaires étrangères : https://www.auswaertiges-amt.de/de/newsroom/wirtschaftstag/2550254. Nous traduisons.
[3] Discours à l’occasion du lancement de la « stratégie de sécurité nationale » le 18 mars 2022, consultable sur le site du ministère des Affaires étrangères. Nous traduisons.
[4] Interview d’Omid Nouripour, Augsburger Allgemeine Zeitung, 12 septembre 2022. Nous traduisons.
[5] Thomas Wieder, « La culture allemande du compromis, un atout par temps de turbulence », Le Monde, 13 septembre 2022.
[6] Le projet de Robert Habeck prévoit de maintenir en réserve les deux centrales Isar 2 (Bavière) et Neckarwestheim (Bade-Wurtemberg), contrairement à celle d’Emsland (Basse-Saxe) qui fermera comme prévu fin décembre. Ces deux centrales pourront être sollicitées en cas de besoin jusqu’à la mi-avril 2023.
[7] Le troisième plan de 65 milliards d’euros, annoncé le 16 septembre 2022, comprend notamment le versement d’un chèque énergie de 300 euros aux retraités et de 200 euros aux étudiants, ainsi qu’un triplement du nombre de bénéficiaires de l’allocation logement à partir du 1er janvier 2023. À cette date est également prévue une revalorisation de l’allocation de base pour les demandeurs d’emploi, qui passera de 449 à 500 euros par mois. Pour financer ce plan, le gouvernement allemand entend notamment mettre à contribution les entreprises qui produisent de l’électricité à partir du charbon, du nucléaire ou des énergies renouvelables, mais qui tirent profit de la flambée du prix du gaz, parce que celui-ci détermine le prix de l’électricité. Ce mécanisme se nomme « prélèvement sur les bénéfices aléatoires ».
[8] Tribune de l’écrivain norvégien Jo Nesbø, Le Monde, 2 avril 2022.