Emilio Albamonte et Matias Maiello remettent la discussion stratégique au coeur du marxisme, en retraçant les principaux débats stratégiques ayant animé la gauche révolutionnaire au XXe siècle.
À propos de : Emilio Albamonte et Matias Maiello, Marxisme, stratégie et art militaire. Penser la révolution au XXIe siècle, Éditions communard.e.s
Emilio Albamonte et Matias Maiello remettent la discussion stratégique au coeur du marxisme, en retraçant les principaux débats stratégiques ayant animé la gauche révolutionnaire au XXe siècle.
L’ouvrage d’Emilio Albamonte et Matias Maiello, initialement publié en 2017 et récemment traduit par Jean-Philippe Divès, Marina Garrisi et Baptiste Gillier pour les Éditions Communard.e.s, se propose de revenir sur les principaux débats stratégiques ayant animé le marxisme au XXe siècle. Le point de départ de cet ouvrage est la lecture, par Lénine, du théoricien militaire prussien Carl von Clausewitz – et l’analyse politique qu’il en fait. Dans son Cahier sur Clausewitz, Lénine a, par ailleurs, soigneusement annoté de nombreux passages de Vom Kriege. Pour reprendre ce qu’écrit T. Derbent, « le non-marxiste Clausewitz […] confirmait dans ses travaux la célèbre thèse marxiste qu’entre la guerre et la politique il existe une relation directe, que la politique engendre la guerre, que la guerre est la continuation de la politique par des moyens violents [1]. » Ainsi, poursuit Derbent, « Lénine approchait les œuvres de Clausewitz non comme un militaire, mais comme un politique […] [2] » – un point qui a d’ailleurs été reproché à Lénine par Staline. Ce qui intéresse donc Albamonte et Maiello, ce ne sont pas les questions « purement » militaires, mais bien les enjeux stratégiques sous-jacents et l’importance de telles discussions pour rebâtir le marxisme révolutionnaire au XXIe siècle.
Dans une première partie, les auteurs se penchent sur les débats stratégiques généraux. Cette partie est une mine d’érudition concernant les débats au sein de la social-démocratie allemande du début du XXe siècle – notamment entre Rosa Luxemburg et Karl Kautsky, entre « la stratégie de l’anéantissement et la stratégie de l’usure » (pour reprendre les termes de Kautsky [3], qu’il emprunte lui-même à l’historien militaire allemand Hans Delbrück). Selon Kautsky, la première stratégie consiste à s’engager rapidement et avec force dans une bataille contre l’ennemi afin d’empêcher celui-ci de poursuivre le combat ; la seconde repose quant à elle davantage sur la patience, l’exténuation de l’ennemi et la réduction progressive de sa capacité de résistance. Or, comme le rappellent les auteurs, il ne s’agit pas réellement de deux stratégies différentes, mais bien plutôt de deux aspects de l’art de la stratégie. Si ce débat peut apparaître, au lecteur contemporain, quelque peu abstrait, ils replacent celui-ci dans le contexte d’un débat (qui fait toujours rage aujourd’hui) : électoralisme ou grève de masse. Les auteurs de Marxisme, stratégie et art militaire nous plongent ainsi dans les débats stratégiques du début du XXe siècle – en recontextualisant ceux-ci, ce qui permet au lecteur – qui n’est pas forcément familier de ces discussions - de s’y retrouver. Concernant les apports de Lénine aux discussions stratégiques, là aussi, les auteurs prennent le soin de replacer ceux-ci dans le contexte plus général de la social-démocratie du début du XXe siècle. Le chapitre consacré à Lénine permet ainsi non seulement de revenir sur la conception du « parti d’avant-garde » qu’avait le révolutionnaire russe – une conception souvent caricaturée – mais également sur sa rupture avec Kautsky à la suite d’une polémique sur la question organisationnelle. Tous ces débats sont éclairés par la lecture léninienne de Clausewitz (notamment des concepts de « vertu guerrière » et de « génie guerrier »). En somme, étant donné le lien ténu entre guerre et politique, les auteurs se penchent sur la manière dont les questions de stratégie militaire se sont traduites dans les débats de stratégie politique.
La deuxième partie de ce livre s’intéresse à une autre figure majeure de la Révolution russe : Léon Trotsky. Ce choix n’est pas le fruit du hasard puisque, outre son rôle de théoricien militaire, Trotsky est le fondateur principal de l’Armée rouge et a été le commissaire à la guerre entre 1918 et 1925. Les auteurs se penchent dans un premier temps sur « l’art de l’insurrection » dans la pensée stratégique de Trotsky : « L’insurrection comme ʺartʺ surgit […] de la coordination entre la force du mouvement révolutionnaire des masses, la planification organisée et la conspiration pour la prise du pouvoir. » (p. 183). Cet élément, le rapport entre les « forces élémentaires » de la révolution et la « préparation consciente » de la prise de pouvoir, est essentiel dans la pensée stratégique de Trotsky. Cette question du rapport entre les masses et les « leaders » politiques est en effet centrale dans L’histoire de la révolution russe de Trotsky :
Sans organisation dirigeante, l’énergie des masses se volatiliserait comme de la vapeur non enfermée dans un cylindre à piston. Cependant le mouvement ne vient ni du cylindre ni du piston, mais de la vapeur [4].
Selon les auteurs, Trotsky est donc un penseur essentiel concernant les questions de stratégie en général, mais également de stratégie militaire plus spécifiquement. Selon Trotsky, il y a trois étapes insurrectionnelles, qui constituent autant de chapitres du livre : la préparation de l’insurrection, la bataille insurrectionnelle et la consolidation de la victoire. Enfin, le dernier chapitre de la partie consacrée à Trotsky, s’intéresse aux différences entre les enjeux stratégiques en Orient et en Occident. Selon les auteurs, Trotsky aurait tendu à ne pas généraliser les conditions russes pour penser toute révolution. Ainsi, selon le fondateur de l’armée rouge, « la plus grande complexité des structures sociopolitiques occidentales » nécessiterait une « combinaison plus sophistiquée » entre les éléments offensifs et les éléments défensifs. De plus, dans les pays dits développés, la phase de consolidation du pouvoir serait moins complexe qu’en Russie, du fait de la plus grande maturité des forces productives.
Dans une troisième partie, intitulée « De la défense à l’attaque », les auteurs étudient le passage à l’offensive. Quels sont les conditions et moyens permettant de passer d’une situation défensive, à une situation offensive ? Cette partie s’intéresse ainsi à la stratégie de la Troisième Internationale, partant de la « défense comme forme de lutte la plus forte » (p. 235) afin d’accumuler les forces nécessaires pour passer à l’offensive. Cela permet, selon eux, d’éviter deux écueils : d’une part l’approche consistant à aborder l’offensive comme forme de lutte la plus efficace (postulant ainsi la nécessité de l’insurrection à tout va, indépendamment du rapport de forces) et, d’autre part, la passivité de la défense que l’on retrouve dans la social-démocratie. Cette partie mobilise une autre figure majeure du marxisme : Antonio Gramsci. Les auteurs partent ainsi de l’idée communément admise selon laquelle Trotsky aurait échoué à analyser l’échec de la révolution en Occident et que Gramsci offrirait des pistes pour combler les écueils de Trotsky. À l’encontre de cette idée, ils postulent que c’est le fondateur de l’Armée rouge qui aurait développé la vision la plus pertinente et complète des problèmes de stratégie en Occident. Le lecteur se trouve ainsi face à une lecture comparée des positions de Gramsci et de Trotsky. Gramsci aurait, selon eux, fait du concept de front unique une stratégie applicable de manière générale, une fin en soi ; tandis que, pour le révolutionnaire russe, le front unique s’inscrivait dans une tactique de passage à l’offensive. Cette troisième partie est extrêmement riche concernant les débats au sein même de la Troisième Internationale et revient sur des concepts clés de la pensée stratégique (« front unique », « gouvernement ouvrier », « places fortes », etc.). Finalement, poursuivent les auteurs, en guise de conclusion à cette partie, Trotsky aurait été le « plus clausewitzien des marxistes » (p. 279) en ce qu’il reliait la lutte défensive au développement des moyens permettant de passer à l’offensive. C’est donc le maniement des différents moments de la révolution, dans sa pensée stratégique, qui ferait de Trotsky un clausewitzien.
La question de la défense se trouve au cœur de la quatrième partie du livre. Selon les auteurs, les bolcheviks de 1917 représenteraient l’archétype de la lutte défensive. Ils reprennent ici l’idée de Clausewitz selon laquelle « La forme défensive de la guerre n’est […] pas un simple bouclier, mais un bouclier formé de coups habilement donnés. » (p. 303). Ainsi, les meilleures défenses seraient celles qui mobilisent le plus de moyens offensifs. Les auteurs rejettent donc l’idée d’une défense passive, la considérant plutôt comme étant constituée de coups offensifs. Ici aussi, ces derniers font dialoguer la pensée stratégique de Trotsky et de Gramsci.
Enfin, dans une dernière partie, les auteurs reviennent sur une notion centrale de la pensée de Trotsky, celle de révolution permanente. Cette notion apparaît pour la première fois chez Trotsky (même si le mot avait déjà été lancé par Marx) dans les années 1905-1906, sans doute influencée par le philosophe italien Antonio Labriola, afin de désigner le fait qu’une révolution ne peut s’arrêter avant d’avoir atteint la totalité de ses objectifs. Dans cette partie, consacrée au concept de révolution permanente, les auteurs proposent des pistes stratégiques pour l’époque contemporaine, sur la base des développements historiques que l’on retrouve tout au long du livre. Ils reviennent ainsi non seulement sur l’État, son élargissement et le rapport qu’entretiennent les diverses organisations du mouvement ouvrier à celui-ci. Sans revenir dans le détail sur les discussions qu’engage cette partie, la question qui intéresse les auteurs est celle de savoir comment, dans une situation de forte fragmentation du prolétariat, ce dernier peut créer une certaine unité et lutter pour l’hégémonie, sans pour autant verser dans les travers du néoréformisme – qui, selon les auteurs, est complémentaire de la fragmentation du prolétariat. Ils proposent ainsi une relecture du fameux front unique, tactique visant à « unir les forces de la classe des travailleurs pour ʺfrapper ensembleʺ dans l’objectif de conquérir des organisations indépendantes de l’État bourgeois (c’est-à-dire révolutionnaires) […]. Tout cela, en vue du passage à l’offensive insurrectionnelle et de la conquête du pouvoir par le prolétariat. » (p. 409).
Le livre d’Emilio Albamonte et Matias Maiello est très précieux à plusieurs égards : d’une part il vise à remettre les enjeux stratégiques au centre du débat politique, d’autre part il s’appuie sur une lecture assez érudite (bien que, par certains égards, incomplète) des discussions stratégiques ayant animé le marxisme du début du XXe siècle, mais également de revenir sur les lectures de théorie militaire faites par des figures majeures du marxisme de la première moitié du XXe siècle. Les considérations critiques suivantes ne visent donc pas à nier la pertinence et l’importance de cet ouvrage, mais bien plutôt à poursuivre la discussion sur les enjeux stratégiques.
Dans un premier temps, il nous semble essentiel d’insister sur le fait que, si Marxisme, stratégie et art militaire est un livre soigneusement documenté, on a parfois l’impression que les auteurs cherchent simplement à réajuster la pensée stratégique de Trotsky pour le XXIe siècle. Or, si la pensée de Trotsky – sur le front unique notamment, mais pas seulement – est riche d’enseignements, celle-ci ne nous semble pas réellement être la plus à même de répondre aux problèmes justement pointés dans le livre (notamment celui de la fragmentation du prolétariat). Plutôt que de chercher le Parti de masse capable d’unir la classe ouvrière, il nous semble plus pertinent de réfléchir à la constitution d’un bloc politique, fait de tensions et de contradictions, pouvant répondre aux défis politiques du XXIe siècle. Dans le 13e de ses Cahiers de prison, se penchant sur Le Prince de Machiavel, Gramsci qualifie de « prince moderne » le parti politique, « la première cellule où se résument des germes de volonté collective qui tendent vers l’universalité et la totalité. » Ne faudrait-il pas repenser le « prince moderne » au XXIe siècle comme un bloc politique, avançant par ses contradictions, comportant des organisations ouvrières (partis, syndicats) révolutionnaires comme réformistes, mais également des intellectuels organiques ainsi que des appareils intellectuels (journaux, maisons d’édition, etc.) ? En 1906, Lénine énonçait l’un des points majeurs de la pensée stratégique marxiste : « le marxisme diffère de toutes les formes primitives du socialisme en ce qu’il ne rattache pas le mouvement à quelque forme de combat unique et déterminée [5]. » Cela implique de ne pas chercher à reproduire (même en l’adaptant) la stratégie de tel ou tel révolutionnaire russe ou allemand du début du XXe siècle, mais de penser la question à partir des rapports de forces réellement existants. Trotsky écrivait quelque chose d’assez similaire dans La Révolution trahie :
À la vérité, les classes sont hétérogènes, déchirées par des antagonismes intérieurs, et n’arrivent à leurs fins communes que par la lutte des tendances, des groupements et des partis. On peut reconnaître avec quelques restrictions qu’un parti est une ʺfraction de classeʺ. Mais comme une classe est faite de nombre de fractions – les unes regardant en avant et les autres en arrière –, la même classe peut former plusieurs partis. Pour la même raison, un parti peut s’appuyer sur des fractions de plusieurs classes. On ne trouvera pas dans toute l’histoire politique un seul parti représentant une classe unique si, bien entendu, on ne consent pas à prendre une fiction policière pour la réalité [6].
Un second point, qui nous semble tout aussi essentiel, est l’absence – dans un ouvrage qui a pour fil conducteur l’influence de Clausewitz et de la théorie militaire – de toute référence aux luttes du Tiers-Monde. Le lien indémêlable entre guerre et politique n’est sans doute nulle part aussi vrai que dans les guerres révolutionnaires du Tiers-Monde. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Truong Chinh, secrétaire général du Parti Communiste Indochinois entre 1941 et 1956, avait poussé tous les cadres militaires à lire De la Guerre. Dans ses mémoires, le général Giap, architecte principal de la victoire contre l’armée française, écrit que Truong Chinh avait soigneusement lu l’ouvrage de Clausewitz, ainsi que De la guerre prolongée de Mao Tsé-toung. Giap lui-même s’était fait lire des passages du livre de Clausewitz [7]. Sans revenir ici sur tous les aspects qu’implique l’influence clausewitzienne sur les guerres révolutionnaires du Tiers-Monde, il est essentiel d’insister sur le fait que ce caractère politique de la guerre ne se trouvait pas que dans les objectifs du conflit (le renversement du pouvoir ou la libération nationale), mais également dans le processus même de la guerre – les armées rouges ou populaires assumant d’autres tâches que les tâches purement militaires.
Prenons un seul exemple : la question paysanne et agraire. Si la question agraire est aujourd’hui centrale dans l’analyse économique des pays dits de la « périphérie [8] », elle a également été au centre de la stratégie politique de nombreuses guerres révolutionnaires du Tiers-Monde, de la Chine à la Guinée, en passant par Cuba. Il ne s’agit pas ici d’être exhaustif sur la question du rôle de la paysannerie dans les guerres révolutionnaires du Tiers-Monde, mais plutôt de rappeler que les principaux dirigeants de ces luttes révolutionnaires s’intéressaient également fortement à la théorie militaire et que cette théorie a imprégné leur lutte et leurs objectifs politiques (notamment concernant la question agraire). On sait, par exemple, que l’Armée rouge chinoise a participé d’une importante révolution agraire dans le pays dans le cours même de la guerre qu’elle menait. En bref, le fait que dans un livre s’intéressant aux enjeux stratégiques et à l’art militaire les pays colonisés et anciennement colonisés n’apparaissent pas nous semble extrêmement problématique.
Le mérite du livre d’Emilio Albamonte et Matias Maiello est donc d’avoir remis la discussion stratégique au centre du débat politique et intellectuel et, malgré les éléments que nous avons discutés et qui nous semblent primordiaux, Marxisme, stratégie et art militaire est un excellent point de départ pour les débats à venir.
par , le 14 septembre 2022
Selim Nadi, « La guerre par d’autres moyens », La Vie des idées , 14 septembre 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Albamonte-Maiello-Marxisme-strategie-et-art-militaire
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[1] T. Derbent, Clausewitz et la guerre populaire, éditions Aden, Bruxelles, 2004, p. 106.
[2] Ibid., p. 107.
[3] Karl Kautsky, « Et maintenant ? », in Henri Weber, Socialisme : la voie occidentale, Puf, Paris, 1983, p. 58.
[4] Léon Trotsky, Histoire de la révolution russe. 1. La révolution de février, éditions du Seuil, Paris, 1995, p. 35.
[5] Lénine, « La guerre des partisans », revue Période, http://revueperiode.net/la-guerre-des-partisans/
[6] Léon Trotsky, La Révolution trahie, archives internet marxistes.
[7] Général Vo Nguyen Giap, Mémoires, 1946-1954. Tome I : La résistance encerclée, Anako éditions, Fontenay-sous-Bois, 2003, p. 106.
[8] Voir entre autres Utsa Patnaik et Prabhat Patnaik, A Theory of Imperialism, Columbia University Press, New York, 2016.