Cornelius Castoriadis, Histoire et création. Textes philosophiques inédits (1945-1967), Seuil, coll. « La couleur des idées ». Présentation et annotations : Nicolas Poirier, 300 p., 21 €.
Des textes inédits
Histoire et création est un recueil de textes inédits couvrant une large période de l’itinéraire intellectuel de Cornelius Castoriadis (de 1946 aux années 1960), au cours de laquelle ont pris forme les concepts centraux de sa pensée, tels qu’ils trouveront leur expression aboutie dans son grand ouvrage L’institution imaginaire de la société (1975). Ces inédits ont un premier intérêt soulignée par Nicolas Poirier dans la présentation du recueil : couvrant une période qui correspond à ses activités de militantisme révolutionnaire menées dans le cadre de la revue Socialisme ou Barbarie (1949-1967), ils montrent l’étroite implication entre ces activités « pratiques » aux enjeux concrets ou historiquement contextualisés (le mouvement révolutionnaire à l’époque du stalinisme et de la bureaucratisation toujours plus poussée du capitalisme) et des réflexions (contenues dans le recueil) a priori beaucoup plus théoriques et abstraites.
Histoire et création a donc pour premier mérite de mettre à mal une idée répandue sur la trajectoire de Castoriadis selon laquelle les années 1970, marquées par la publication de L’Institution imaginaire de la société, auraient signifié le repli de Castoriadis dans une activité toujours plus théorique et universitaire. Castoriadis aurait ainsi « stratégiquement » renoncé à ses activités militantes pour viser ensuite, dans un contexte de défaite des mouvements contestataires, une reconnaissance universitaire (acquise par sa nomination, en 1980, à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales) [1].
Cette thèse qui cherche à souligner un divorce symptomatique, dans l’itinéraire de Castoriadis, entre pratique et théorie, se trouve mise à mal par ces textes qui montrent tout au contraire l’intérêt précoce et permanent de ce dernier pour des problématiques concernant les antinomies de la logique (kantienne et hégélienne notamment) au cœur du projet de thèse soumis dès 1946 et qu’il ne mènera pas à son terme (mais dont les premières parties furent dactylographiées et reproduites dans le recueil). Elles montrent surtout l’articulation toujours plus serrée entre ces réflexions « fondamentales » et le thème de la création sociale- historique sur laquelle repose précisément la possibilité d’un projet effectif (« pratique ») d’autonomie politique.
Les antinomies de la pensée spéculative
Le parcours de Castoriadis est ainsi l’illustration d’une des thèses centrales de sa pensée, qu’il n’a cessé développer à partir des années 1940 : seule la praxis, création sociale-historique, indissolublement pratique et théorique, est en mesure de résoudre les antinomies de la pensée « contemplative » [2], condamnée à osciller entre, d’une part, une quête de clôture et de totalisation achevée du savoir et, d’autre part, la reconnaissance du caractère essentiellement ouvert et inachevable de la connaissance.
Le rapport entre les pensées kantiennes et hégéliennes symbolise remarquablement la tension traversant ce cadre de pensée dominé au fond par une compréhension erronée du rapport entre théorie et pratique. En effet, la pensée kantienne dégage un nouveau type fondamental de subjectivité donnant forme universellement à l’expérience sensible, d’où proviennent les catégories a priori constitutives de toute connaissance absolument certaine, scientifique (s’il y a des contenus de savoirs absolument certains, c’est que toute connaissance ne peut provenir de l’expérience empirique : il faut donc postuler une subjectivité, non psychologique, constituant l’expérience).
La philosophie kantienne est donc indépassable en ce qu’elle pose les bases de toute philosophie non dogmatique de la connaissance ainsi que le caractère seulement idéal (régulateur) d’une clôture exhaustive du savoir : la connaissance qui ne se confondra jamais avec l’être en soi (noumène) en ce qu’elle provient d’une organisation donnée, humaine de l’expérience ne peut qu’être une tâche infinie. Mais, dans le même temps, elle se trouve dans l’incapacité de résoudre la scission entre une subjectivité transcendantale immuable qui, située hors de toute effectivité historique, organise a priori l’expérience et, d’autre part, une subjectivité empirique historiquement située, contingente, prise dans le flux phénoménal.
Elle se trouve également dans l’incapacité paradoxale de déduire complètement l’expérience à partir des catégories. Elles sont en effet sans cesse renvoyées à l’existence factuelle des sciences qu’elles doivent pourtant fonder : parce qu’il y a, de fait, des contenus de savoir absolument certains, il faut dépasser l’empirisme qui tire tout contenu de savoir de l’expérience sensible et postuler simultanément la subjectivité transcendantale et ses catégories. Il ne peut donc y avoir, comme le prétend pourtant Kant, de véritable déduction à partir des catégories et des formes pures puisque les conditions de l’expérience se trouvent à leur tour conditionnées par l’existence de ce qu’elles doivent pourtant fonder. La déduction transcendantale n’est pas une véritable fondation, elle se transforme en cercle empirico-transcendantal.
Ces deux limites font ressortir, d’après Castoriadis, une conception inadéquate du rapport entre théorie et pratique, oublieuse de la praxis : c’est parce que les catégories et le transcendantal sont soustraits à toute historicité instituante que la subjectivité se trouve problématiquement clivée. C’est en outre le même oubli de la praxis qui explique que la déduction kantienne de l’expérience achoppe sur une circularité qui ne peut qu’être reconduite à une création social-historique : seule la création peut abolir toute priorité entre « condition » et « conditionné » et rendre vaine toute démarche déductive.
La pensée hégélienne de son côté procède à une véritable fondation processuelle et historique des catégories qui les fait sortir du cercle de la déduction et du dédoublement de la subjectivité en deux formes inconciliables. Loin d’être des données transcendantales figées de toute éternité, la logique hégélienne permet de voir comment elles s’engendrent et s’auto- dépassent réciproquement dans des formes de savoir toujours plus riches pour atteindre le Savoir Absolu, position ultime du savoir où s’identifient définitivement être et pensée. L’être en soi n’est pas, comme le pensait Kant, inaccessible : la différence entre subjectivité transcendantale et être en soi est encore insuffisante, elle manque l’identité dialectique ou les contraires trouvent leur unité dans une identité plus riche qui révèle le caractère abstrait de leur séparation. Mais, du coup, c’est l’historicité du savoir comme progression infinie (le second pôle de la tension indiquée ci-dessus) qui s’évanouit. La philosophie de Hegel, qui pourtant révèle le caractère processuel de la connaissance, hypostasie l’idée fictive de totalité (le savoir comme tâche infinie) en Savoir Absolu de sorte que la logique qu’elle déploie finit par résorber toute création dans une forme totalisante d’identité. Le devenir hégélien se révèle être celui d’une logique surplombante qui annihile toute véritable historicité, témoignant d’une même cécité à l’égard de la praxis : la création est ramenée à la différence elle-même réintégrée dans l’expression du Même (comme identité de l’identité et de la non-identité). Elle revient ainsi en deçà de ce qui constituait pourtant un des principaux apports du criticisme kantien : la non-identification entre être et savoir.
Ainsi, la pensée transcendantale reconnaît l’axiomatisation totale du savoir en système comme une tâche infinie mais fige ses formes et ses catégories dans une subjectivité dépourvue d’historicité tandis que la philosophie hégélienne fonde dans un ordre réversible et systématique les catégories mais bloque le processus de constitution dans un état prétendument indépassable du savoir. La praxis, dès lors, va apparaître progressivement, dans la réflexion de Castoriadis, comme le concept décisif permettant d’éviter les écueils auxquels succombent les deux emblèmes de la pensée contemplative.
La praxis comme solution aux antinomies de la pensée contemplative
En outre, si la praxis résout les impasses de la pensée contemplative en s’imposant comme constitutive du devenir des formes de la connaissance, elle affecte en retour la compréhension de l’histoire à laquelle elle s’identifie. Elle va donc permettre d’approfondir substantiellement la pensée politique de Castoriadis. L’histoire, en effet, ne peut plus être réduite à quelque prédétermination que ce soit puisque les formes constituées (cognitives mais aussi économiques, juridiques, idéologiques etc.) apparaissent désormais comme la cristallisation d’un processus instituant. Le structuralisme, dernier avatar de la pensée contemplative, tombe ainsi dans le piège d’ériger en invariants transhistoriques (transcendantaux) un nombre restreint d’éléments dont les combinaisons permettraient de produire toutes les sociétés humaines possibles.
Si le structuralisme oublie que l’histoire est la création de ses propres conditions de possibilité, la praxis ne lui retire cependant pas sa prétention à la scientificité. L’axiomatisation de l’histoire est certes rendue inachevable par la praxis humaine mais elle n’est pas privée pour autant de scientificité. En effet, son axiomatisation n’est possible que dans la mesure où elle est essentiellement partielle, fragmentaire, certaines transformations historiques exigeant de poser de nouveaux axiomes irréductibles aux précédents. Ces nouveaux axiomes ne sont alors l’effet d’aucune cause, d’aucun processus dialectique, d’aucune combinaison d’invariants, mais d’une altération sui generis. Ainsi, le passage d’une économie marchande « artisanale » (sans régime d’accumulation) à une économie capitaliste (finalisée par une valorisation indéfinie du capital et par un projet de maîtrise rationnelle de la nature) ne peut plus se produire au sein des mêmes axiomes ni même à partir d’une nouvelle combinatoire.
Une telle évolution est notamment irréductible à la nouvelle combinaison que le capitalisme instaure entre le travailleur et les moyens de production (relation de dépossession se rajoutant à l’expropriation du produit) [3]. Le capitalisme, par rapport à une simple économie marchande (« artisanale »), est donc la création sociale – historique d’une nouvelle signification imaginaire à partir de laquelle pourront être comprises, entre autres, les nouvelles combinaisons de ce « mode de production ». L’imaginaire, création collective et immotivée de nouvelles significations, vient donc élucider (et non expliquer), l’impossible clôture de l’histoire et parachever les réflexions castoriadiennes dégageant la centralité de la praxis humaine. On trouve également, dans le droit fil de cette maturation intellectuelle, les bases de la critique virulente que Castoriadis adressera au marxisme au début de L’institution imaginaire de la société [4], accusé d’avoir étouffé toute praxis au profit d’une lecture déterministe de l’histoire c’est à dire d’une visée d’axiomatisation intégrale et définitive de celle-ci.
Ce recueil d’inédits, ainsi que la présentation et les annotations de Nicolas Poirier, précieuses et éclairantes, font ainsi revivre une pensée à l’œuvre, se faisant, construisant ses propres outils au contact des grandes pensées classiques. Les aspects les plus connus de la pensée castoriadienne (la critique du marxisme, l’imaginaire instituant) se voient ainsi fermement rattachés à une réflexion aussi puissante que critique à l’égard des plus grands penseurs, doublant et recoupant les réflexions plus ciblées et « pratiques » de Socialisme ou Barbarie. L’autonomie comme projet de remise en question collective des significations héritées prend ainsi tout son sens et toute son envergure.