Nous sommes tous enfants de Marcuse. […] Très peu d’auteurs ont eu un impact aussi profond sur leur temps, tout en étant si peu lus et presque jamais cités.
C’est l’hommage qu’a rendu André Gorz à Herbert Marcuse dans Le Nouvel Observateur le 6 août 1979, quelques jours après sa disparition. Le commentaire reste d’actualité. Cela souligne tout l’intérêt du travail d’exhumation auquel se sont livrés deux héritiers de Gorz, Christophe Fourel et Clara Ruault dans ce recueil de textes témoignant du dialogue fécond existant entre ces deux intellectuels de référence de l’écologie politique.
L’ouvrage constitue en effet un travail d’archéologie de ce qu’on désignait comme la « nouvelle gauche », une entreprise de réinterprétation du marxime dans les années 1960-1970, à laquelle Marcuse a contribué à travers un freudo-marxisme fondant une théorie critique des besoins. Les textes qu’il rassemble proviennent du fonds André Gorz de l’Institut mémoires de l’édition contemporaine (Imec). On y retrouve un mélange d’entretiens, de recension d’ouvrage, d’interventions à des colloques et d’éloges posthumes. La préface est signée par Dick Howard, professeur de philosophie politique états-unien et compagnon de route des deux protagonistes.
Les deux écologies
La scène principale se déroule lors d’un colloque de juin 1972 à Paris, dont l’ouvrage a repris le titre : « Écologie et révolution ». Réunissant à l’initiative de Gorz, Sicco Mansholt (président de la Commission européenne), Edmond Maire (secrétaire général de la CFDT), Edward Goldsmith (fondateur de la revue The Ecologist), Philippe Saint-Marc (haut fonctionnaire), Edgar Morin et Herbert Marcuse, il est présenté, toutes proportions gardées, par les auteurs comme l’équivalant pour l’écologie politique du colloque Lippmann de 1938, dont les historiens ont fait l’acte inaugural du néolibéralisme.
Si depuis le rapport Meadows de 1972 sur les limites de la croissance et les déclarations du social-démocrate converti à l’écologie Sicco Mansholt en faveur d’une « croissance négative », l’écologie est devenue une préoccupation majeure des opinions publiques, sa politisation reste incertaine. Les rapports du GIEC suffisent-ils à changer le capitalisme ? C’est toute la question que soulevait Gorz concernant les ambiguïtés du rapport Meadows, publié la même année avec l’aide de l’industrie automobile (Ford, Fiat, Volkswagen). Avertissant contre le risque de récupération de l’écologie par le capitalisme, il prônait la mise en œuvre de « réformes révolutionnaires », autogestionnaires et décentralisées, comme le rappelle Dick Howard dans sa préface.
À l’heure où la social-démocratie, dont il n’a jamais désespéré, s’est effondrée en France et où les aspirations à la radicalité prennent de l’ampleur, les réflexions de Gorz apparaissent très stimulantes. Dans un contexte de crise énergétique due à la guerre russo-ukrainienne, le pouvoir d’achat a constitué le principal ressort du vote de gauche lors de la dernière élection présidentielle. Et c’est une culture politique plus centralisée, focalisée sur l’État, qui s’est une nouvelle fois imposée. Au grand dam de l’écologie politique, à laquelle il a encore manqué une base sociale.
Dès les années 1970, Gorz voyait dans cette stratégie de conquête du pouvoir une impasse, un changement de gouvernement ne suffisant pas à supprimer le mode de vie capitaliste. Proposant de dépasser le syndicalisme de la « feuille de paye », il est l’auteur d’une critique de la civilisation capitaliste, interrogeant l’aliénation des individus assignés à un rôle de producteur/consommateur qui détermine leurs besoins. C’est sur cette critique des besoins manipulés par l’idéologie capitaliste qu’il rejoint les analyses développées en 1962 par Marcuse dans L’homme unidimensionnel, dont il a été l’un des premiers lecteurs en France.
Une théorie critique des besoins
Marcuse, cité par Gorz dans sa recension, résume : « L’homme est assujetti à son appareil productif – et ce d’autant plus qu’il y a plus de libertés et de confort ». La rationalité technologique multiplie les faux besoins et anesthésie la force révolutionnaire en intégrant la classe ouvrière au capitalisme. Faut-il alors désespérer du prolétariat ? C’est sur ce point que Gorz porte la contradiction. Pour lui, Marcuse généralise à tort le modèle américain. La vieille Europe – en particulier l’Italie et la France – serait moins réceptive à la civilisation capitaliste grâce à une conscience de classe plus aiguë des ouvriers. Ce n’est pas encore le Gorz faisant ses Adieux au prolétariat en 1980. Restant attaché à l’ouvriérisme, il tente de sauver le sujet révolutionnaire.
L’introuvable sujet révolutionnaire, c’est le défi de la nouvelle gauche. Mais comme le soulignent Christophe Fourel et Clara Ruault, les deux penseurs convergent après Mai 68. Ils défendent une « synchronisation » entre le « facteur objectif » de la révolution, autrement dit la classe ouvrière, et son « facteur subjectif » représenté par les « nouveaux mouvements sociaux » (mouvement des droits civiques, mouvement de jeunesse, mouvement féministe). En somme, les nouveaux mouvements sociaux constituent le « moteur » de la révolution, dont la classe ouvrière demeure le « support ». Pour Marcuse, l’enjeu consiste désormais à porter « une contestation qui met en question le mode même de production et le modèle de consommation ».
La révolution n’est ainsi pas seulement affaire de rapports de pouvoir, elle suppose d’abord de changer l’homme lui-même. Lors d’un échange avec Gorz en 1972, Marcuse affirme : « On ne peut pas du tout espérer un changement qualitatif causé par la révolution si les hommes qui font la révolution sont des hommes conditionnés et formés par la société de classe. Dans ce cas, même dans la transition vers le socialisme, on n’aura pas un changement dans les institutions de base, dans les relations de production, sans un changement qualitatif des hommes et des relations des hommes avec la nature ».
Les besoins essentiels couverts, des valeurs postmatérialistes apparaissent. La société d’opulence porte en elle sa contradiction. Elle fait « émerger une expérience subversive, des aspirations à des valeurs subversives, dans le cadre du capitalisme lui-même ». Marcuse mentionne le refus du travail des jeunes ouvriers, la recherche d’émancipation des Afro-Américains, les communautés utopiques américaines. Tout cela aboutit à un rejet des valeurs virilistes à travers l’invention de nouveaux styles de vie.
Les conditions de la révolution
Cette nouvelle sociologie appelle une nouvelle organisation. Marcuse ouvre la perspective d’« un front uni des différents groupes de la gauche nouvelle et de la gauche ancienne ». Mais, loin de concevoir un nouveau parti de masse, marqué par une certaine « phobie d’État », il imagine cette jonction s’opérer par en bas, de manière décentralisée. On peut y voir la force de ce que Gorz nommait une « écologie politique avancée », expérimentant localement de nouveaux styles de vie, mais aussi la faiblesse des partis écologistes face à des systèmes centralisés comme la Ve République.
Ce « Grand refus » puise dans la pensée critique. Marcuse en situe l’origine : « C’est toujours dans les universités qu’on peut faire les militants ». Il en appelle néanmoins à une réforme d’ampleur de l’institution pour mettre fin à la reproduction de l’ordre établi au moyen d’une « éducation non conformiste », qui traite des problèmes de société par l’établissement des faits et la question du changement social. Il confie également aux intellectuels le rôle de guider le mouvement révolutionnaire, au risque d’une approche élitiste selon laquelle l’action révolutionnaire doit être organisée même s’il révoque pour cela le Parti, sous-entendu communiste.
Ce rôle d’intellectuel démystificateur, Marcuse l’incarne avec talent, ce qui fait conclure à Gorz que c’est
un philosophe, c’est-à-dire quelqu’un qui a acquis le pouvoir d’exprimer ce que l’individu conditionné, mystifié et opprimé, ne peut que sentir intuitivement.
Christophe Fourel et Clara Ruault, « Écologie et révolution », pacifier l’existence. André Gorz/Herbert Marcuse : un dialogue critique, Paris, Les Petits Matins, 2022, 185 p.
par
Timothée Duverger, le 30 mai 2022
Pour citer cet article :
Timothée Duverger, « Les enfants de Marcuse »,
La Vie des idées
, 30 mai 2022.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Les-enfants-de-Marcuse
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