Recension Histoire

Reportage criminel

À propos de : Tal Bruttmann, Stefan Hördler, Christoph Kreutzmüller, Un album d’Auschwitz. Comment les nazis ont photographié leurs crimes, Seuil


par , le 4 décembre


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Une équipe franco-allemande a analysé les photos – devenues iconiques – de l’arrivée des Juifs hongrois à Auschwitz en 1944. Il s’agit autant de documenter le meurtre de masse que de comprendre le processus de construction de l’album.

Dès 1945, de grandes expositions sur les crimes nazis ont été organisées en Europe, à Paris, Berlin ou encore Londres, par les Alliés et les représentants de la Résistance. C’est ce que montre la nouvelle exposition temporaire du Musée historique allemand de Berlin. Ces expositions ont attiré des centaines de milliers de visiteurs, qui ont vu des sélections de photographies des atrocités commises à partir de 1933 [1].

La connaissance des crimes nazis est aussi passée par ces précoces expositions d’images et d’objets. Celle de Paris eut lieu au Grand-Palais et attira au moins 100 000 visiteurs. Ces événements ont participé des premières sélections d’images des camps, photographies de l’Holocauste et aussi d’une « mise en mouvement » de celles-ci, dont certaines sont devenues iconiques (souvent pour une période limitée, d’ailleurs).

Tracer et déchiffrer

Avec les albums de photographies et les premiers documentaires, ces images ont commencé à circuler, perdant leur identification, sans réflexion sur la façon dont elles avaient été prises ni sur ce qu’elles montraient réellement. Dans les décennies suivantes, elles ont été reproduites des milliers de fois, sur les couvertures de livres, dans les manuels scolaires, dans les reportages télévisés, dans les articles de presse. L’exemple le plus marquant est celui de l’album du ghetto de Varsovie, créé avec les photographies de la liquidation du ghetto sur l’ordre du général SS Stroop, et qui fut déposé comme preuves au procès principal de Nuremberg.

Au début du XXIe siècle, des historiens entreprirent de revisiter ces photographies et de dresser à la fois une histoire de leur production et une généalogie de leur circulation. Le travail pionnier fut celui sur les photographies prises par les troupes britanniques à leur arrivée au camp de Bergen Belsen (Basse-Saxe), dans un petit ouvrage dirigé par deux historiens britanniques [2].

C’est ce travail de traçage des origines, de déchiffrement et d’élucidation qu’ont entrepris les historiens Tal Bruttmann, Stefan Hördler et Christoph Kreutzmüller, un Français et deux Allemands, dans un ouvrage terrible et passionnant. Ils se sont intéressés au désormais fameux « Album d’Auschwitz », retrouvé en 1980 par Serge Klarsfeld et déposé au Mémorial de Yad Vashem à Jérusalem. Cet album était couramment décrit comme le seul témoignage visuel de l’arrivée d’un convoi de déportés juifs à Auschwitz au printemps 1944, en l’occurrence arrivant de Hongrie.

L’album est composé de 28 cartons photos perforés, sur lesquels 197 photos ont été collées recto verso. Les cartons sont attachés par un ruban de tissu. L’album mesure 33 centimètres sur 25 (le livre le reproduit presque à l’échelle). Un seul exemplaire de cet album est connu aujourd’hui. Lili Jacob, une déportée de ce convoi, avait survécu à la « sélection » à son arrivée et été libérée à Dora, après son transfert entre plusieurs camps. Là, elle avait retrouvé, dans l’armoire d’une chambre de casernement où avaient habité des SS, le fameux album, sur les photographies duquel elle reconnut des personnes de son convoi. L’histoire est en elle-même tout à fait extraordinaire.

Dans les années 1950, Lili Jacob avait détaché certaines photos et les avait offertes à des survivants du convoi. Quelques images de l’album avaient donc déjà circulé et avaient été reproduites. Dans les années 1970, Serge Klarsfeld les avait remarquées et entreprit de retrouver Lili Jacob et l’album (sur lequel Lili Jacob avait ajouté quelques photos qu’elle possédait et aussi quelques annotations en tchèque). Grâce à un détective privé, il la rencontra à Miami où elle vivait et la convainquit de se dessaisir de l’album.

Les photos ont été maintes fois reproduites depuis, sur les couvertures de livres, de magazines, utilisées à tort et à travers dans les films documentaires. Certaines sont devenues iconiques, particulièrement de l’arrivée d’un convoi sur la rampe d’Auschwitz. Elles sont visibles en ligne sur le site de Yad Vashem [3].

Un album composite

L’ouvrage de Bruttmann, Hördler et Kreutzmüller veut, pour la première fois, décrire le processus de construction de l’album. On connaît les deux SS qui l’ont réalisé : deux responsables du service anthropométrique d’Auschwitz, dont la tâche était l’enregistrement photographique des nouveaux détenus (ceux qui entraient dans le camp, et non ceux envoyés d’emblée à la chambre à gaz), mais aussi l’établissement de photos documentaires pour les divers rapports que l’administration du camp devait produire.

Bernhard Walter était le chef de ce service, qui gérait aussi le fichier des détenus. Ernst Hofmann était son adjoint, un ancien instituteur de dix ans plus âgé que son chef. Aucun des deux hommes n’était un photographe professionnel ni même n’avait de formation en photo. Les trois historiens avancent que l’album fut une commande, au moins du commandant du camp Rudolf Höss, et avec l’accord de ses supérieurs, d’Himmler peut-être, tant était sévère l’interdiction de photographier le processus de mise à mort à Auschwitz et à Birkenau.

Si les auteurs ne donnent pas une explication claire pour laquelle l’« Album d’Auschwitz » a été commandité – sinon pour illustrer la qualité du travail réalisé durant l’opération d’assassinat des Juifs de Hongrie –, les apports de leur ouvrage sont néanmoins nombreux. Premièrement, l’album est une composition soigneusement réalisée. Les photographies qui la composent ont été choisies dans plusieurs séries dont l’intégralité a été perdue. Contrairement à ce qui a été trop souvent écrit, les photographies ne montrent pas un seul convoi, n’ont pas été faites en une seule journée, mais ont été prises sur une longue période, entre le début du mois de mai et le début du mois d’août 1944.

L’album est composite et le fait qu’on le feuillette en ayant l’impression de voir des photographies « vérité », prises sur le vif, est plus dû à la médiocrité des photographes eux-mêmes qu’à l’absence d’une volonté de composition.

Un exploit historiographique

L’ouvrage donne un luxe de détail dans l’analyse des photographies, sans s’appuyer sur aucune théorie de la photographie, mais simplement grâce à une lecture approfondie des images, une lecture historienne, et en les croisant avec les connaissances actuelles sur le processus de sélections et de gazage à Birkenau en 1944. De façon pédagogique, les paragraphes sont illustrés pas à pas par les photographies elles-mêmes ou par un détail dans une photographie recadrée. Au centre du livre, l’album complet a été reproduit.

Le lecteur est conduit à regarder de près chaque photographie de l’album, au lieu de le consulter rapidement, comme une évidence ou même un mémorial en images. Ces photographies restent insoutenables, même si elles ne montrent que peu de violence (les auteurs soulignent que celle-ci est toutefois visible sur certaines photos). Les photos montrent les travaux de construction de la rampe d’Auschwitz (les deux voies de chemin de fer qui entrent dans le camp), mais aussi des tranchées dans d’autres sites de Birkenau.

Cette analyse des travaux permet aux auteurs d’Un album d’Auschwitz de dater certaines photos, en les croisant avec les documents (existence ou non d’une tranchée à un endroit précis, par exemple). L’album documente les travaux réalisés à Birkenau au printemps et à l’été 1944, les wagons venus de différents pays, les SS et leurs auxiliaires sur la rampe (dont les deux photographes, qui se sont donc involontairement photographiés l’un l’autre). Mais Mengele n’est identifiable sur aucune photo de l’album de Lili Jacob.

Les photographies montrent bien sûr la « sélection » des détenus à leur arrivée, pour un tiers environ, considérés comme valides, qui entrèrent dans le camp pour subir le travail forcé et y mourir dans les semaines qui suivirent, et pour deux tiers envoyés directement à la mort par gazage.

Finalement, les trois historiens ont réussi l’exploit d’identifier les « séries de photographies », c’est-à-dire les différents reportages réalisés par les deux photographes, dont ont été extraites les images collées dans l’album. Selon eux, il y en eut dix, dont trois de sélection de convois différents : en provenance de Ungvar, de Beregszasz et de Tecso. Il n’y a aucune photographie du processus de mise à mort lui-même. En tout cas dans l’album qui a été préservé.

Les photographies s’arrêtent juste avant l’entrée des Juifs dans l’un des bunkers où se trouvent les chambres à gaz et les crématoires. Le titre du livre de Bruttmann, Hördler et Kreutzmüller suggère que l’album étudié n’est qu’un parmi d’autres ayant existé. Il y a peut-être là une contradiction, leur étude montrant justement le caractère exceptionnel de l’album, qu’ils considèrent n’être « pourtant pas seulement une mise en scène », mais aussi « une partie du crime ».

Tal Bruttmann, Stefan Hördler, Christoph Kreutzmüller, Un album d’Auschwitz. Comment les nazis ont photographié leurs crimes, Paris, Seuil, 2023, 302 p., 49 €, ISBN 9782021491067

par , le 4 décembre

Pour citer cet article :

Jean-Marc Dreyfus, « Reportage criminel », La Vie des idées , 4 décembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Reportage-criminel

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Notes

[1Gewalt ausstellen. Erste Austellungen zur NS-Besatzung in Europa, 1945-1948, 24 mai-23 novembre 2025, https://www.dhm.de/ausstellungen/gewalt-ausstellen-erste-ausstellungen-zur-ns-besatzung-in-europa-1945-1948

[2Suzanne Bardgett, David Cesarani (dir.), Belsen 1945. New Historical Perspectives, Londres, Vallentine Mitchell, 2006.

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