Si dans le contexte du XXIe siècle l’option végétarienne se vit et se réfléchit entre malnutrition et inertie politique, malbouffe et urgence écologique, l’ouvrage de Renan Larue apporte une pierre importante à une histoire du végétarisme qui montre celui-ci beaucoup plus largement présent, à l’échelle de l’histoire humaine, dans divers régimes de contraintes ou de libertés, et lieu d’enjeux très divers. Le titre de l’ouvrage, Le Végétarisme des Lumières, peut sembler redit d’une façon simplement plus universitaire dans son sous-titre, L’abstinence de viande dans la France du XVIIIe siècle. Et en effet, bien qu’il n’ait jamais été innocent d’accoler « … des Lumières » à un objet historique quel qu’il soit, l’ouvrage de Renan Larue ne se propose pas de présenter une version du végétarisme qu’on pourrait qualifier d’éclairée, mais bien de présenter celle (ou celles) qui circulent au XVIIIe siècle en France. Et comme l’indique le sous-titre, il sera bien question de l’alimentation volontairement dénuée de « viande », de chair animale en général.
Végétarisme et Lumières
Cependant la question des Lumières est bien présente, et donne son enjeu historiographique à l’ouvrage, qui apparaît dès l’introduction. En effet, une certaine vulgate sur la philosophie au temps des Lumières, dont on peut faire remonter l’histoire au XVIIIe siècle lui-même et à ses premières formulations chez certains anti-philosophes (ainsi Bergier, Yvon, Fréron, voir Didier Masseau, Les ennemis des philosophes. L’antiphilosophie au temps des Lumières, Paris, Albin Michel, 2000), qui assimile les philosophes aux tenants d’un rationalisme étroit, instrumental (ou techniciste) et anthropocentriste, inclut par elle-même l’idée selon laquelle « le siècle de Voltaire serait le moins propice à accueillir l’idéologie végétarienne » (p. 13).
Or l’examen mené ici avec savoir et clarté établit que le végétarisme est envisagé de divers points de vue, sérieusement débattu et même défendu en France au XVIIIe siècle, sur un large spectre philosophique et savant. Ainsi cette démonstration a-t-elle pour effet bienvenu de déconstruire un peu cette vulgate si efficace qu’elle nous condamne encore, à la lecture des ouvrages du XVIIIe siècle, à tourner en rond entre adhésion et rejet de « Lumières » caractérisées par des adversaires avant tout antiphilosophes, à éviter le mot même, pour se concentrer d’une façon plus académique sur un « XVIIIe siècle » dont on éviterait d’interroger la dimension « éclairée » et la dimension « moderne » — sans qu’on puisse toujours se défaire d’un sursaut d’attachement à ce qui nous retient, tout de même, dans la philosophie du XVIIIe siècle…
Mais c’est peut-être tirer l’ouvrage dans une autre direction que celle qu’il se propose. L’ouvrage de R. Larue ne se donne pas de dimension historiographique, ni ne cherche si le XVIIIe siècle est une source du végétarisme contemporain, ni ne marque les différences entre eux et nous. En ce sens, il défend effectivement l’association des termes végétarisme et Lumières, si ce dernier terme est pris comme synonyme de philosophie : il s’agit bien de montrer qu’aujourd’hui comme au XVIIIe siècle, certains arguments dits carnistes « font hausser les épaules des philosophes » (p. 13).
Le livre œuvre ainsi à la mise au jour d’une histoire du problème végétarien, nécessairement minorée et déformée si on la fait dans les termes de ses adversaires. Qu’en 1804 le Code civil désigne les animaux comme biens meubles et parfois immeubles, que le pouvoir s’inscrive ainsi explicitement dans les débats du XVIIIe siècle et y mette un terme légal, fait rétrospectivement apparaître à quel point, comme le démontre R. Larue, le végétarisme fut un des foyers problématiques de la philosophie et de la littérature du XVIIIe que le XIXe siècle voulut éteindre.
Une double dynamique moderne
L’ouvrage s’ouvre sur une typologie efficace des pratiques d’abstinence de chair animale, dont les quatre composantes, bien sûr, s’hybrident : le végétarisme diététique, dont la question centrale est celle de la santé ; le végétarisme ascétique, dont l’enjeu est la mortification corporelle et l’élévation spirituelle ; le végétarisme religieux, ordonné autour de préceptes sacrés ; enfin le végétarisme éthique, articulé quant à lui autour de la question de la sensibilité et de la souffrance animales. Elle est complétée par une perspective historique longue, qui fait apparaître la capacité du végétarisme antique à « fragiliser la religion des Grecs et des Romains » (p. 18), renouvelée en une capacité à inquiéter un christianisme dont le devenir universel suppose un devenir omnivore qui outrepasse les prescriptions alimentaires des autres religions (« Le végétarisme est un anti-christianisme », annonce l’auteur p. 18). S’il reste compatible avec un végétarisme ascétique de périodes maigres, et n’empêche pas une histoire de compassion à l’endroit des animaux, ce devenir alimentaire du christianisme conserve au végétarisme son odeur de soufre, du moins tant que des sectes hérétiques se maintiennent, et ce, jusqu’au jansénisme inclusivement, qui recèle une tendance végétarienne.
Arrivé à l’époque moderne, l’auteur pointe une double dynamique porteuse pour le végétarisme du XVIIIe siècle : tout d’abord, l’intérêt d’élites parisiennes déchristianisées pour une diète plus saine, ensuite sur le processus de « civilisation des mœurs » à l’œuvre dans ces mêmes couches sociales. Le premier chapitre s’ouvre ainsi sur les « anciennes et nouvelles questions sur le régime » et établit d’une part la familiarité du siècle avec le végétarisme et d’autre part la montée en puissance du discours médical pour appréhender ce dernier, aux dépens du discours de la mortification. La question de la diète « la plus naturelle » (p. 34) est vivement discutée au XVIIIe siècle, comme une question médicale, sur une matrice empruntée à Plutarque. Les débats appellent des décisions physiologiques, naturalistes, comme on peut le voir entre Gassendi, Wallis et Tyson ou dans une controverse entre Buffon et Rousseau. La discussion ne vaut pourtant pas apologie, comme le montre a contrario la polémique suscitée au début du siècle par Hecquet, médecin janséniste, dont la défense du végétarisme, composition parfois hétéroclite d’éléments médicaux, poétiques, théologiques, se voit discréditée essentiellement sur le terrain médical, en raison de son explication mécaniste de la digestion. En contrepoint du discours médical se développe, du sein du siècle de la gourmandise, un discours sur les vertus de la frugalité. Cuisiniers, gastronomes, discutent jusque dans l’Encyclopédie de la cure végétarienne comme remède ponctuel aux excès gastronomes, ou comme régime de l’enfance ou des gens de lettres. Il faut attendre l’intégration profonde de ce discours sur la frugalité pour qu’une deuxième franche apologie du végétarisme, celle du médecin italien Cocchi, puisse recevoir un meilleur accueil.
L’auteur creuse alors le processus de « civilisation des mœurs » et se penche sur la chasse, la vivisection, et les métiers liés à la consommation de viande (abattage, boucherie). L’ouvrage aborde ces trois points en étudiant surtout les discours, parfois les témoignages sur les pratiques, plus rarement les pratiques elles-mêmes. Il démontre clairement que nombre de publications les discutent et les contestent, faisant montre par là d’une sensibilité nouvelle, ou qui s’est déplacée. Il faudra s’en remettre à d’autres recherches historiques pour savoir dans quelle mesure les positions tenues par les auteurs, ou les témoignages qu’ils rapportent tant dans leurs œuvres de fiction que d’argumentation, sont ou non représentatifs d’un « état des mentalités » (p. 105, je souligne) difficile à établir sur le corpus de représentations savantes et littéraires choisi.
Les discussions dont l’ouvrage rend compte touchent à des questions d’observation et de connaissance du comportement animal, à l’histoire naturelle, et jouent un rôle dans les débats portant sur la théorie de la connaissance et la naissance des idées, aussi bien que dans ceux qui touchent à l’histoire philosophique et au récit biblique. Les arguments en faveur du végétarisme sont partout et ne décrivent pas un front uni, alors que, selon l’auteur, la cohérence est plus forte du côté de l’opposition à tout ce qui peut ressembler à un rapprochement philosophique entre les humains et les autres animaux, et qui est plutôt le fait des apologètes et des ecclésiastiques. De sorte que lorsque R. Larue cherche à autonomiser la question d’un végétarisme moral par rapport à la question religieuse (« du strict point de vue moral toutefois, indépendamment de toute considération religieuse, le problème soulevé par les végétariens reste entier : a-t-on le droit de tuer les bêtes pour s’en nourrir ? Est-il juste d’être carnivore ? » p. 91), on ne peut s’empêcher de trouver que les végétariens en question sont plus nos contemporains que ceux de Condorcet. Et pourtant, et c’est un des résultats convaincants de l’enquête de R. Larue, quelqu’un comme Condorcet précisément, sans être végétarien lui-même, affronte explicitement la question comme une question morale autonome. Sur ce point, comme sur la question de l’animal-machine et son traitement du point de vue de l’éthique animale, ou sur la conclusion infra-juridique de l’examen d’un droit à manger les animaux, l’ouvrage parvient à montrer que certaines de nos questions actuelles peuvent trouver des éléments de réponse dans ces précédents historiques, quoiqu’ils se déploient dans des contextes intellectuels distincts. En d’autres termes, qu’un projet actuel de défense du végétarisme peut trouver à s’inspirer dans les végétarismes du XVIIIe siècle.
Un problème végétarien
Plutôt que dans des traités en sa faveur, le végétarisme apparaît comme un système lorsqu’il appartient aux mœurs, dans des lieux le plus souvent imaginaires. R. Larue fait alors un aller-retour, tendu par la question de l’utopie, entre un corpus de voyages et un corpus de fictions, qui montre combien le végétarisme fait possiblement apparaître les choses, les mœurs, les idées et représentations sous un jour nouveau. L’intérêt de l’ouvrage n’est alors plus de montrer que des arguments médicaux, ontologiques, moraux, ou religieux existent en faveur d’un régime sans chair animale, mais de faire apparaître cette puissance problématisante du régime végétarien, comme on le voit dans les chapitres consacrés aux lieux végétariens, puis respectivement à Voltaire et à Rousseau.
La littérature de voyage livre ici des questions sur la caste des brahmanes ou la sacralisation des vaches, par exemple, dont la littérature utopique (Desfontaines, Morelly et Sade) s’empare au point, selon R. Larue, de faire du végétarisme un « lieu commun du genre utopique » (p. 137). R. Larue mobilise alors une théorie de l’utopie, voire de la littérature, comme résolution des contradictions réelles, et non comme programme politique ou social, et considère que ces utopies « réso[lvent] le problème sociologique du déplacement du seuil des sensibilités » (p. 126) qui ne donne lieu dans la vie réelle qu’à des contradictions.
Voltaire quant à lui apparaît prolixe sur les différents types de végétarismes : considérations économiques, naturalistes, ontologiques, exégétiques, religieuses et spirituelles — toutes semblent chercher à comprendre la prégnance de l’« anthropocentrisme ou téléologie carnivore » (p. 161), et même « l’appétit pour les ‘cadavres déguisés’ » (p. 170), deux expressions qui disent bien le cœur de l’inquiétude existentielle du déiste Voltaire face à un monde qui semble ne renaître que pour le meurtre. La ligne directrice semble la lutte contre le christianisme, ce qui renforce l’hypothèse interprétative mentionnée plus haut d’une potentialité antichrétienne du végétarisme. Elle passe par une sécularisation de ce dernier et par l’écriture d’une histoire sociale et politique de celui-ci. Incidemment, on voit à quel point il est avantageux de se défaire, pour Voltaire en particulier, de la distinction entre philosophie et polémique.
À l’autre bout du spectre philosophique, Renan Larue place le végétarisme au fondement de tout l’édifice anthropologique et philosophique de Rousseau (p. 198), le rendant par là absolument nécessaire, par une sorte de régression argumentative, mais non sans ambivalence ou tension. L’histoire naturelle comme la taxinomie mises en arguments par Rousseau, qui font des hommes des charognards opportunistes dénués d’instinct carniste, soutiennent l’affranchissement des hommes par rapport au déterminisme, pour notre bien comme pour notre malheur, et celui des autres vivants en l’occurrence. La position fondamentale, dans l’ordre génétique, du frugivorisme et du pastoralisme, dont on ne s’étonnera pas qu’elle génère dans Julie ou la Nouvelle Héloïse une présentation du régime végétarien comme celui des femmes, des enfants, des pauvres, et qu’elle se trouve rejouée dans « la scène de l’antique commensalité » (p. 224), connote d’une dimension régressive l’auto-portrait de lui-même en végétarien que Rousseau dresse, non sans complaisance et enjolivement (p. 220). En somme, Rousseau en végétarien apparaît bien semblable à lui-même, tout comme Voltaire…
L’ouvrage tient ses promesses d’une réécriture de l’histoire du problème végétarien qui en fasse apparaître la constance et la richesse dans notre propre histoire. Ce faisant, il est confronté à des enjeux et des difficultés méthodologiques qui sont ceux de tous les travaux aussi ambitieux sur ce siècle plus particulièrement, dont trois en particulier appellent des développements ultérieurs. Tout d’abord, la large mobilisation des fictions autant que des textes argumentatifs, dont tous les lecteurs de ce siècle qui fut aussi philosophe qu’écrivain sauront gré à l’auteur, demande peut-être que soient distinguées les preuves argumentatives et ce que l’auteur appelle aussi des « preuves » même quand il les tire de fictions (par exemple à propos de Voltaire, p. 173). Ensuite, le franchissement de la Révolution fait naître de nouveaux enjeux qui restent ici implicites. Par exemple, les « nouveaux arguments carnistes » de La Harpe en 1834, qui reviennent surtout à démolir les philosophes en « poseurs végétariens » (p. 105), doivent probablement être inscrits dans le contexte post- et anti-révolutionnaire, qui est le moment d’une intense réécriture de l’histoire de ce qu’on appellera, alors seulement, les Lumières. Enfin, la question du travail aurait pu, pour le propos même de l’auteur, être plus exploitée. Par exemple, il semble qu’on pourrait dès le 18e siècle estimer différemment la question de la sensibilité selon qu’on parle d’animaux de compagnie ou même de chasse ou de vivisection d’une part, ou d’animaux de travail d’autre part, qui sont la force motrice ou le produit lui-même du travail. Ou encore, la mise au premier plan explicite de la question du travail et de l’exploitation, très présente dans l’utopie, depuis le « fantasme de climats où l’on peut vivre de nourritures délicieuses sans avoir besoin de travailler ou de faire travailler » (p. 125) jusqu’à la philosophie de la « dépendance mutuelle » entre tous les vivants de Morelly, offrirait des ressources au projet général de l’auteur pour une philosophie éclairée du vivant, sensible et laborieux.
Renan Larue, Le Végétarisme des Lumières. L’abstinence de viande dans la France du XVIIIe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2019, 257 p., 22 €.