Recherche

Essai International

Tunisie 2025. Où en est la Révolution ?


par Léonard Sompairac , le 13 mai


Le printemps tunisien a fait naître en 2010 de grands espoirs. Mais force est de constater qu’il n’en reste rien aujourd’hui : le régime politique en place n’a cessé de devenir de plus en plus autoritaire, allant même jusqu’à désigner des boucs émissaires.

14 janvier 2025 : 14 ans après la fuite de Zine El-Abidine Ben Ali vers l’Arabie saoudite, marquant la fin de près d’un quart de siècle de règne sans partage sur le pays, et le début d’une première révolte pour ce qui a été appelé, non sans confusion historique, les « printemps arabes ». Mais ce 14 janvier 2025, seules quelques dizaines de personnes défilent dans le centre de Tunis, avenue Bourguiba, entre le ministère tunisien de l’intérieur, le théâtre municipal et l’ambassade de France. Les pancartes – « L’oppression est le début de la fin », « ACAB », « Qui nous protège de la police » – et le slogan « Le peuple veut la chute du régime » rappellent pourtant les précédents mots d’ordre pour davantage de dignité, de liberté et pour en finir avec l’État policier. Où en est la Tunisie ? Comment le retour d’une pratique du pouvoir autoritaire a-t-il été permis alors que le pays semblait sur les rails d’une « transition démocratique » ?

Des aspirations révolutionnaires de justice et d’égalité restées lettres mortes

Lors de l’épisode révolutionnaire déclenchée en 2010, selon le politologue Hamza Meddeb, les élites et une minorité de la population aspirait à la liberté, tandis que la majorité, en particulier dans les régions intérieures délaissées, recherchait davantage de justice sociale et d’égalité. Soit une plus juste répartition des richesses pour de meilleures conditions de vie.

Ces dernières aspirations sont restées lettres mortes. Pendant une décennie, alors que la situation économique et sociale se détériorait [1], le mécontentement populaire n’a fait que croître face aux scandales de corruption à tous les niveaux, une gestion désastreuse du Covid-19 et une perception négative des partis politiques et du Parlement. Certes, ce dernier a pâti d’un budget relativement faible par rapport aux autres institutions, de contraintes de fonctionnement, mais il a aussi renvoyé l’image d’une arène où chaque groupe défendait ses privilèges particuliers au détriment de l’intérêt général. Comme le fait remarquer l’historienne Kmar Benada, la mise en place du scrutin proportionnel a donné lieu à une prolifération de plus de deux cents partis, rendant difficile toute structuration de la vie politique.

Si bien que l’écart entre le peuple et ses représentants n’a cessé de se creuser. Moqué sur les réseaux sociaux (en témoigne la diffusion du hashtag #TnZoo), et fort de certaines scènes comme l’agression en séance d’Abir Moussi, présidente du Parti Destourien Libre en juillet 2021, « l’Assemblée des Représentants du Peuple » a fini par devenir un concentré des frustrations de la rue. Une frange conséquente de la population a donc d’un même mouvement rejeté catégoriquement le parti principal, d’inspiration islamiste, Ennahda, et l’héritage institutionnel post-2011. En s’accommodant de l’antiparlementarisme. Ce dernier sentiment alimentant en retour la critique vis-à-vis du processus politique post-2011, pouvant expliquer la demande renouvelée « d’ordre et d’autorité ». Se pose également la question de la temporalité, alors que l’immédiateté prend une place de plus en plus prégnante dans nos sociétés contemporaines, à travers les discours, les désirs et les représentations, la transition démocratique en Tunisie a été sanctionnée pour ne pas avoir accouché de transformations sociales rapides en quelques années.

« Pourquoi avons-nous échoué là où ils ont réussi ? » s’interroge Baccar Gherib, professeur tunisien d’économie politique, dans son récent ouvrage 2011 au miroir de 1956. Selon lui, une explication des échecs se nicherait dans la sociologie des élites de 2011, davantage issues de la classe moyenne supérieure urbaine, coupées des masses, aboutissant à « l’éclipse de la question sociale au profit des questions démocratiques et sociétales ». À défaut de proposer (ou d’inventer) un modèle alternatif pour répondre aux revendications socio-économiques, des chômeurs diplômés et des jeunes des quartiers populaires, les logiques partisanes, l’éclatement des forces politiques et les manquements institutionnels n’auront fait que reproduire un « capitalisme de copinage » accolé à une doctrine essentiellement néolibérale. Sonnant ainsi l’échec de la « transition démocratique », comme celui de la mise en œuvre de quelque réforme structurelle que ce soit.

D’une élection démocratique à la « revanche » par un coup d’État institutionnel

En septembre 2019, lors d’élections présidentielles anticipées, deux candidats présentés comme « antisystème » s’affrontent et le juriste Kaïs Saïed l’emporte, sans parti, mais avec plus de 72% des voix exprimées. Dans leur ouvrage collectif La tentation populiste, Hamadi Redissi, Hafedh Chekir, Mahdi Elleuch, Sahbi Khalfaoui ont montré en quoi des figures populistes se sont progressivement imposées sur l’échiquier politique tunisien, dès 2019, surfant sur une opposition peuple/élites nourrie par une défiance politique, un malaise identitaire et une situation économique délabrée. Le constat reste aujourd’hui peu ou prou le même.

Deux ans après, le 25 juillet 2021, le président Kaïs Saïed, s’appuie sur l’article 80 de la constitution pour déclarer l’état d’exception, suspendre le Parlement et s’accaparer les pouvoirs exécutifs. Selon Kmar Benada, cette manœuvre rappelle les précédents de Bourguiba du 25 juillet 1957 et de Ben Ali du 7 novembre 1987, lors desquels la constitution – Destour en arabe, comme le nom du parti politique, et qui revêt une importance particulière en Tunisie par son historicité et sa symbolique – a été utilisée pour reconfigurer un régime politique.

L’année suivante, en juillet 2022, une nouvelle constitution, approuvée par référendum par près de 95% des votants, pour un taux de participation de 30%, rogne la constitution progressiste de 2014, en présidentialisant le régime. Elle revient notamment sur l’indépendance de la justice et le droit à un procès équitable. Les dernières élections présidentielles d’octobre 2024, organisées sans opposition crédible, avec seulement trois candidats déclarés éligibles dont un emprisonné, ont été remportées derechef par Kaïs Saïed avec 90% des voix. Malgré le faible taux de participation, à hauteur de 29%, mobilisant seulement 6% des moins de 35 ans, le président conserve à peu près, en nombre de voix, son socle électoral de 2019. Lui qui se prévaut d’une relation directe avec le peuple, qui met en avant son intégrité face à la corruption généralisée et qui se vante de combattre les complots, de l’intérieur et de l’étranger, continue de fait d’être populaire.

Comme le développe l’essayiste Hatem Nafti dans Notre ami Kaïs Saïed. Essai sur la démocrature tunisienne, le chef de l’État bénéficie aussi du soutien de l’administration dans son ensemble, en particulier du fameux ministère de l’intérieur. Ces derniers privilégient l’ordre et le contrôle social, notamment après les atermoiements politiques contradictoires post-2011. Et il s’agit surtout pour l’appareil policier de se venger du sentiment d’humiliation ressenti lors de la chute de Ben Ali. La popularité relative du pouvoir actuel s’explique ainsi par ce qu’Hatem Nafti qualifie de « convergence des revanches ».

Cette notion fait autant écho aux écrits de Nietzsche sur le caractère moral du ressentiment (« Ils sont méchants, donc nous sommes bons ») que sur les passions, au sens spinoziste, qui peuvent être mobilisées politiquement, donc manipulées, à des fins tyranniques. D’autant que la rhétorique officielle divise la société de façon binaire (les corrompus/les intègres, les riches/les pauvres, le peuple/les élites, les nationaux/les étrangers), pour prendre corps de façon efficace. En tunisien, le mot shameta renvoie au schadenfreude allemand, soit la joie du malheur d’autrui. Celle-ci se manifeste notamment par le fait que des individus jusqu’alors perçus comme intouchables, comme des hommes d’affaire, soient incarcérés. Ce qui distille une certaine satisfaction dans la société, à la fois parce que l’impression est donnée que la lutte contre la corruption est effective, que la justice s’applique de façon égale, contre tous, et cela incarne aussi, en un sens, une certaine revanche à l’encontre de milieux privilégiés. Qui constituaient de fait la principale représentation politique post-2011.

Par ailleurs, aidé par une communication bien rodée, de tout temps stratégique pour quelque régime politique que ce soit, et de soutiens sur les réseaux sociaux, qui se muent de caisse de résonnance, Kaïs Saïed revendique un héritage révolutionnaire (son slogan de campagne de 2019 reprend la célèbre formule « Le Peuple veut… ») et entend parler au nom du peuple, puisqu’il est censé l’incarner, seul. Il axe également son discours sur des réalités sociales perceptibles : lutter contre la corruption (« il nettoie le pays »), les inégalités et les rentes économiques, récupérer les biens mal acquis, développer un État social, notamment dans les régions intérieures, refuser les ingérences extérieures (en tenant effectivement tête aux diktats du Fonds monétaire international)… Cette posture séduit de fait une partie non négligeable de la population.

C’est à la fois que la décennie post-révolutionnaire a plongé dans l’apathie une partie importante des Tunisiens, tandis que d’autres se raccrochent, dans un élan dégagiste, à l’image de ce bon père de famille universitaire pour redresser le pays. Les conditions de vie apparaissent paradoxalement aujourd’hui si détériorées que nombreux sont aussi ceux qui regrettent l’ancien dictateur Ben Ali, et sa belle-famille, les Trabelsi, qui avaient accaparé des richesses évaluées au quart du PIB tunisien en 2011. Or le pacte social sous Ben Ali, qui avait notamment permis le développement d’une classe moyenne, en perpétuant un mirage économique auprès de ses alliés occidentaux au détriment de valeurs démocratiques, a été totalement rompu.

Une tendance en phase avec les populismes autoritaires à l’échelle internationale

À l’échelle internationale, le discours et la pratique du pouvoir de Kaïs Saïed font écho à une tendance générale qui se nourrit d’autoritarisme, de populisme, de renversement des valeurs humaines et du rapport aux vérités. Avec l’inversion du sens des mots et l’emploi de novlangues, qui rappellent des caractéristiques du fascisme [2]. Ce qui crée autant d’incertitudes, que l’on retrouve dans les politiques de Donald Trump aux États-Unis ou celles de Giorgia Meloni en Italie, dont le président tunisien apparaît très proche. Ce crédo, banalisé, semble donc d’autant plus acceptable qu’il est répandu, et que les forces contre-révolutionnaires régionales, Émirats Arabes Unis en tête, soutiennent le régime actuel. Dans le voisinage régional, le chaos libyen est agité comme un repoussoir, tandis que la restauration autoritaire par l’armée en Egypte, dès 2013 soit moins de deux ans après la révolte de la place Tahrir, et l’étouffement du Hirak de 2019 en Algérie, par le président Abdelmadjid Tebboune, constituent de nouveaux modèles et de nouveaux alliés.

La guerre génocidaire en Palestine, menée par Israël après le 7 octobre 2023, et les réactions de soutien inconditionnel de la plupart des chancelleries occidentales, dont la France, ont fini par décrédibiliser le narratif occidental relatif aux droits humains et, par capillarité, l’ensemble des mouvements progressistes de la région qui s’en réclamaient. Aux États-Unis, le retour de Donald Trump à la maison blanche en janvier 2025 banalise, par ses premières mesures et son discours, des atteintes inédites aux droits humains fondamentaux de circulation, d’association et d’expression.

Ce qui a mécaniquement une double conséquence en Tunisie : l’affaiblissement de la défense des libertés, ainsi que le brouillage des discours et des valeurs dans l’espace public. Par ailleurs, les autorités tunisiennes n’ont eu de cesse de surfer sur un sentiment anticolonial sincère, tant pour se légitimer et se positionner, en opposition à l’Occident, que pour permettre un certain exutoire de mobilisations populaires, cantonnées à la Palestine. Avec autant de contradictions pratiques, comme l’illustre l’absence de mesures prises à l’encontre de l’entreprise française Carrefour, très implantée dans les colonies israéliennes de Cisjordanie, qui détiendrait via une franchise un tiers du marché de la distribution alimentaire en Tunisie. La répression et l’arrestation de militants en faveur de la Palestine, ces derniers mois, en sont une autre illustration.

À défaut d’un cap clair, Kaïs Saïed applique à sa pratique du pouvoir une stratégie du spectacle qui alterne entre déclarations à l’emporte-pièce (« L’État ne peut se redresser qu’en éradiquant ces réseaux, qui veulent détruire le pays et la société. Il faut que les juges mettent fin à ces réseaux qui ont tout ravagé, comme des nuées de criquets  »), myriade de visites inopinées et de contact sur le terrain, et limogeages express à l’instar de trois premiers ministres. Cette posture de populisme autoritaire lui permet de se revendiquer en lien direct avec le peuple (convoquant l’image d’un nouveau Zaïm), de s’exempter de toute responsabilité vis-à-vis de la situation critique du pays et d’alimenter des thèses complotistes parmi les plus farfelues (« complots ourdis dans des chambres obscures » ; les plantes de l’avenue Bourguiba étant elles-mêmes accusées de complots).

Quand il arrive au pouvoir, il concentre soutien populaire, discours de probité et volonté de changement politique radical, notamment en termes de justice socio-spatiale. Ce projet – au fond celui qui a mu les mobilisations de 2010 – ne s’est pas concrètement traduit sur le terrain et la situation des Tunisiens ne s’est pas améliorée. Le flou et l’échec de ce dernier expliquent la fuite en avant répressive du pouvoir. Le caractère providentiel entre le président, le peuple et sa « mission » l’ont progressivement amené à refuser la moindre contradiction en s’attaquer frontalement aux corps intermédiaires et contre-pouvoirs : que ce soient les opposants politiques, les magistrats, les avocats, les syndicats, les associations, les journalistes et les chercheurs, personne n’apparaît épargnée. Jamais autant de femmes n’ont été emprisonnées dans l’histoire de la Tunisie, à l’instar de Sonia Dahmani, Sihem Bensedrine, récemment libérée, et Saadia Mosbah. Les chefs d’accusation s’inscrivent dans une typologie propre aux régimes autoritaires, également de plus en plus répandue dans les démocraties libérales, pour museler toute critique : « atteinte à la sureté de l’Etat », « diffusion de fausses informations », « blanchiment d’argent » et « financements étrangers illicites ».

L’incarcération tous azimuts comme pratique du pouvoir

Les incarcérations de voix critiques se sont multipliées et, en particulier, via des détentions préventives avant jugement, portant manifestement atteinte au principe de présomption d’innocence. Les opposants politiques ont été les premiers ciblés. À titre d’exemple, parmi la dizaine d’affaires « de complot », le procès de complot présumé contre la sûreté de l’État a été tenu début 2025 en l’absence des principaux détenus politiques – opposants, membres de la société civile, journalistes. Parmi les 40 accusés, certains ont été condamnés à des peines allant jusqu’à 70 ans de prison ferme. A cette occasion, le Haut-commissariat aux droits de l’homme des Nations unies a appelé « les autorités tunisiennes à cesser toute forme de persécution des opposants politiques et à respecter le droit à la liberté d’opinion et d’expression » et à vérifier que la législation soit « conforme aux règles et normes du droit international des droits humains ».

Plus de 25 000 associations sont enregistrées en Tunisie, la plupart ayant été créées grâce au décret-loi de septembre 2011 instaurant la liberté d’association, révélant en creux combien cette liberté faisait partie des aspirations. Selon Human Rights Watch, le cadre législatif actuel « prévoit des garanties suffisantes et des procédures pour assurer que le financement des organisations de la société civile soit transparent et conforme à la loi ». Il interdit également, dans son article 6, « aux autorités publiques d’entraver ou de ralentir l’activité des associations de manière directe ou indirecte ». Toutefois, une proposition de loi d’octobre 2023 prévoit des restrictions arbitraires et un contrôle excessif de la part du gouvernement, en particulier en regard des financements étrangers. Ce projet, en plus de renforcer le pouvoir discrétionnaire des autorités, et de raboter la société civile tunisienne, pourrait porter un coup économique au secteur. Le contexte de réduction des aides internationales, en particulier états-uniennes depuis le retour au pouvoir de Donald Trump, affecte également le financement d’activités associatives. D’autant qu’au-delà des questions financières, ce climat de suspicion accrue entrave les activités courantes des associations auprès des banques et administrations, de plus en plus chronophages et fastidieuses.

C’est notamment le cas du média indépendant Nawaat, créé sous forme de blog en 2004 sous Ben Ali, qui, fort de sa couverture journalistique de problématiques économiques, sociales et relatives aux droits humains, fait l’objet d’enquêtes judiciaires et de campagnes de diffamation orchestrées sur les réseaux sociaux. De nombreux autres employés d’associations ont été incarcérés, à l’instar de l’ancienne présidente de France Terre d’asile, Sherifa Riahi, depuis mai 2024, pour délit de solidarité avec des migrants. La Tunisie est pourtant tenue de respecter ses engagements internationaux, en particulier le droit à la liberté d’association, garanti par l’article 22 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et l’article 10 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. Pour mémoire, en septembre 2022, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, saisi par un citoyen tunisien, sommait la Tunisie de « rétablir la démocratie constitutionnelle dans un délai de deux ans ». Le 20 mars 2025, les autorités tunisiennes ont tout simplement décidé de retirer leur déclaration sous l’article 34(6) du Protocole de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, empêchant à terme de nouvelles saisines par des justiciables ou des associations.

Et cela participe du retour de l’autoritarisme, que de faire renaître la peur (carcérale) et de la distiller dans toutes les strates de la société, avec les conséquences que l’on connaît – délations, exils, autocensure, fissure des solidarités, désunion des oppositions, dépolitisation… Le film documentaire Plus jamais peur de Mourad Ben Cheikh sorti en 2011 nous apparaît aujourd’hui tristement dystopique.

La fragilité des institutions indépendantes post-Révolution – en premier lieu de l’instance supérieure indépendante pour les élections/ISIE qui a entériné la mascarade des dernières élections en approuvant seulement trois candidats, malgré une décision juridique contraignante, et en restreignant les accréditations des observateurs –, l’absence de mise en place d’une cour constitutionnelle, pourtant prévue dans la constitution, et l’affaiblissement du syndicat tunisien, l’Union générale tunisienne du travail/UGTT, prix Nobel de la paix 2015 pour son rôle au moment de la Révolution, constituent à la fois le reflet et la cause de ce délitement démocratique. La virulence actuelle de la répression et le retour de l’arbitraire, en particulier concernant la liberté d’expression, laissent à penser que les tentatives de réforme de la dernière décennie n’ont pas modifié le fonctionnement intrinsèquement policier de l’État tunisien, avec l’enlisement de la justice transitionnelle et la mise en échec de l’Instance Vérité et Dignité.

Les migrants africains, boucs émissaires directement ciblés

Parmi les boucs émissaires, les migrants subsahariens sont, depuis février 2023, directement visés par le chef de l’État. En écho aux thèses de René Girard détaillant en quoi l’établissement de boucs émissaires permet au groupe de se perpétuer par son sacrifice ou encore de celles d’Alain Chouraqui sur le développement de « l’extrémisme identitaire » comme prélude au basculement d’une démocratie, l’offensive raciste contre les migrants en Tunisie se conjugue avec la répression généralisée. Et elle semble autant construire, refléter qu’alimenter un certain malaise identitaire dont se nourrit le populisme. Le Léviathan se nourrit de lui-même.

Accusés de vouloir « changer la composition du paysage démographique », les migrants subsahariens (pas les autres) font l’objet de violences, de chasses à l’homme, d’arrestations, quand ils ne survivent pas dans des camps de fortune comme à El Amra dans la région de Sfax. Les autorités tunisiennes organisent leurs déportations vers les zones désertiques de l’Algérie et de la Libye où, selon un récent rapport, ils seraient l’objet de trafics par la garde nationale et l’armée tunisienne. Et cela avec les « ressources de l’UE et des Etats membres », pour lesquels l’externalisation des frontières de l’Union et la « gestion » des flux migratoires apparaît comme le seul mantra de politique extérieure et intérieure. Ces derniers éléments interrogent, s’il en fallait, « le statut de "pays sûr" attribué à la Tunisie et son rôle de partenaire dans la gestion des frontières extérieures de l’UE, avec les avantages financiers qui en découlent ». Le mémorandum d’entente sur un partenariat stratégique et global entre l’Union européenne et la Tunisie, de juillet 2023 à hauteur de 150 millions, disposait en effet que « les deux parties conviennent également de soutenir le retour des migrants irréguliers en Tunisie vers leurs pays d’origine dans le respect du Droit international et de leur dignité. » CQFD.

Depuis 2014, plus de 31 879 personnes sont mortes en Méditerranée. Les tragédies sont presque quotidiennes : le 19 mars dernier, le naufrage d’une embarcation, au départ de Sfax, faisait au moins 40 morts. Applicable entre autres à la question migratoire, d’un côté ou de l’autre de la Méditerranée, Hannah Arendt avait déjà rappelé l’évidence : « La mort de l’empathie humaine est l’un des premiers signes et le plus révélateur d’une culture sur le point de sombrer dans la barbarie.  »

S’en prendre aux étrangers, au-delà d’un certain chauvinisme qui conforte le régime dans son discours essentialisant, revient à s’attaquer à la diversité – les communautés LGBT+ sont également de plus en plus poursuivies – et à l’altérité. À Tunis, soupçonnés de crimes financiers, de nombreux lieux de vie (boîtes de nuit, restaurants, cafés) sont fermés, comme pour mettre sous cloche ces espaces de rencontres et de joies, subversifs par fonction. Reflet d’un conservatisme populiste, instrumentalisé pour limiter, là encore, la liberté d’expression, depuis fin 2024, plusieurs créateurs de contenus sur TikTok et Instagram ont été incarcérés pour atteinte aux bonnes mœurs. Ce conservatisme participe de la rhétorique de « nettoyage » et de la justification d’une restauration autoritaire.

Une situation économique toujours dégradée, un avenir incertain

En dépit de ce revirement politique et des velléités de changements radicaux, la situation économique et sociale a empiré – la pauvreté augmente et le taux de chômage, autour de 16%, élevé en particulier chez les jeunes, se conjugue à une forte inflation, qui diminue de fait le pouvoir d’achat des ménages. Les pénuries de produits de base n’ont pas disparu. Alors que les services publics restent détériorés, les impôts ne cessent d’augmenter [3], même s’ils sont plus progressifs, tandis que le salaire minimum mensuel tourne autour de 150 euros pour 48h hebdomadaire. À l’échelle macro-économique, la dette stagne à près de 80% du PIB et, en 2024, « les ressources budgétaires sont en grande partie absorbées par le service de la dette, qui représente désormais 31,7% du budget de l’État. Un chiffre plus de trois fois supérieur aux dépenses en éducation et six fois plus élevé que celles de la santé. »

Dans ce contexte morose, conscients de la rupture du pacte politique et peu confiants en l’avenir, près de la moitié des Tunisiens veulent quitter le pays. Et ce malgré les risques de l’immigration clandestine, les difficultés d’obtention de visas et autres obstacles pratiques, notamment liés à l’obtention de cartes de paiement internationales et à la sortie de devises étrangères. L’impact est également psycho-social, avec le développement de troubles et d’addictions, à des psychotropes et de l’alcool. La fréquentation des grandes surfaces qui en vendent, en particulier le jeudi (soit la veille du vendredi qui en proscrit la distribution), et leur observation, étaye cette réalité. La natalité, quasiment divisé par deux en dix ans, reflète également cet état de fait. Enfin, les actes de désespoir comme les immolations, non sans rappeler celle de Mohamed Bouazizi du 17 décembre 2010, étincelle de la Révolution, se multiplient depuis le début de l’année. Le Comité pour le Respect des Libertés et des Droits de l’Homme en Tunisie en a recensé dix sur tout le territoire en moins de deux mois. Le film Harka de Lotfy Nathan (2022) se voit ainsi passer de la fiction au documentaire. Mi-avril, à Mezzouna, au centre-est de la Tunis, l’effondrement d’un mur d’un lycée causant la mort de trois adolescents a illustré derechef le niveau de délaissement de l’arrière-pays et a suscité des protestations, rapidement réprimées…

Malgré ce constat, de nombreux individus et organisations, anonymes ou non, quelques médias encore indépendants, et des fonctionnaires intègres, continuent de lutter pour faire perdurer les aspirations révolutionnaires à davantage de dignité et de liberté. Et tenter de vivre une vie un peu plus juste, conscients que ces idéaux ne sont pas dissociables.

En janvier 2025, onze députés ont lancé un appel inattendu à libérer les détenus dits « d’opinion » et quelques libérations ont eu lieu le mois suivant, celles de l’ancienne présidente de l’Instance Vérité et Dignité, Sihem Bensedrine, de l’ex-ministre de l’Environnement, Riadh Mouakher, et du journaliste Mohamed Boughalleb. Les pressions internationales, en particulier des institutions mais aussi de bailleurs, comme les mobilisations intérieures, politiques et associatives, peuvent aboutir à des résultats concrets et laissent espérer que les initiatives pour s’opposer à l’arbitraire prolifèrent et fissurent ce renouveau autoritaire. « Dans une dictature, tout va bien jusqu’au dernier quart d’heure  », aurait persiflé Hannah Arendt, comme vient de l’illustrer l’effondrement soudain du régime syrien, laissant entendre qu’aujourd’hui encore, ici ou ailleurs, rien n’est écrit.

par Léonard Sompairac, le 13 mai

Pour citer cet article :

Léonard Sompairac, « Tunisie 2025. Où en est la Révolution ? », La Vie des idées , 13 mai 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Tunisie-2025-Ou-en-est-la-Revolution

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1L’année 2015, marquée par les deux attentats du musée du Bardo et de Sousse, a vu la Tunisie enregistrer une baisse de 35,6% de ses recettes touristiques. Tandis que les dépenses publiques de sécurité ont augmenté de 95% entre 2010 et 2019, selon undp.org

[2Cf. Reconnaître le fascisme, 1997, Umberto Eco (éditions Grasset).

[3Le ratio impôt/PIB en Tunisie est le plus élevé d’Afrique à hauteur de 33,5% selon : oecd.org.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet