Comment qualifier le régime du président Kaïs Saïed depuis son coup de force de 2021 ? Pour s’en faire une idée « de l’intérieur du pays », un collectif fournit une lecture informée et engagée de la situation.
À propos de : Hamadi Redissi, dir., Le pouvoir d’un seul, Diwen
Comment qualifier le régime du président Kaïs Saïed depuis son coup de force de 2021 ? Pour s’en faire une idée « de l’intérieur du pays », un collectif fournit une lecture informée et engagée de la situation.
En 2011 la Tunisie « ouvrait la voie » au(x) Printemps arabe(s), aujourd’hui Carthage est empêtrée. Parmi les nombreux écrits (scientifiques ou journalistiques) sur la Tunisie de 2011 à 2023, je retiendrai ici Le pouvoir d’un seul, traitant de l’après 25 juillet 2021, date d’un nouveau tournant politique en Tunisie. Produit de l’Observatoire tunisien de la transition démocratique (OTTD), un « cercle de recherche » associatif créé en 2011 par une poignée de personnalités militant pour la démocratie et les droits de l’Homme, réunissant 17 auteurs (politologues, juristes, sociologues, démographes, économistes, journaliste), cet ouvrage présente une originalité : celle de croiser deux registres d’écriture, celui de la connaissance avec ses règles et celui de la « prise de parole » publique sous l’effet d’une « éthique de la responsabilité » scientifico-sociétale. En sachant ainsi d’où parle cet ouvrage, ce qui nous intéressera ici c’est la « représentation » de la situation nationale produite par ce collectif d’intellectuels tunisiens.
Le pouvoir d’un seul s’inscrit dans une série de livraisons de l’OTTD, dont début 2021 Tunisie, la transition bloquée sous la direction de H. Redissi et al. (20 auteurs, même éditeur). Cet ouvrage-ci dressait un bilan de la décennie 2011-2021. Dans son introduction, H. Redissi en résumait ainsi les principaux résultats : 1) « Nous ne sommes pas passés de la transition à la consolidation [...]. Nous ne sommes pas non plus dans un néo-autoritarisme, un régime hybride né dans le sillage des transitions mal réussies. [...] En fait la transition est bloquée. [...] Une régression n’est même pas à exclure » ; 2) on a assisté à « l’émergence du péril populiste qui menace l’État tunisien et la nouvelle démocratie ». Faisant remonter à 2017 (présidence Essebsi) les débuts de l’« envasement de la transition », H. Redissi dénonçait en 2021 « une oligarchie de parvenus indifférente à l’intérêt national et en rupture avec le peuple » concluant qu’ « aucun acteur ne mérite considération ». S. Khalfaoui stigmatisait « l’incompétence de la classe politique dirigeante des 10 dernières années ». Selon S. Klibi l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) était devenue sous Essebsi une « centrifugeuse » qui impacta lourdement les résultats des élections de 2019. Med Chafik Sarsar pointait une « dégradation » de l’institution présidentielle avec pour conséquence autant sous Essebsi que sous le premier Saïed une forte instabilité gouvernementale. Dans Le pouvoir d’un seul, en réduisant sa focale à la période octobre 2019/juillet 2021, S. Klibi décrit « une situation institutionnelle sans précédent caractérisée par l’incapacité du Parlement à fonctionner à cause de la fragmentation de la représentation politique en son sein » d’une part, et d’autre part à cause du conflit entre le président de la République à la fois avec le chef de gouvernement et le président de l’ARP, l’islamo-nahdhiste R. Ghannouchi. Et de conclure que, préférant « l’immobilisme jusqu’au pourrissement de la situation, plutôt que d’exercer son rôle de médiateur et de garant de la continuité de l’État », K. Saied, riche d’électeurs, mais dépourvu de parti, avait pratiqué « l’obstruction du fonctionnement des institutions ».
S. Klibi retrace les instants précédant le coup de force : « Au soir du 25 Juillet 2021, la présidence de la république transmet en direct, sur sa page officielle du réseau social Facebook, une réunion du président avec les hauts cadres de l’armée et de la sécurité intérieure, qu’il clôt avec l’instauration de l’état d’exception sur la base de l’article 80 de la Constitution ». Avec l’appui de l’armée et de la sécurité intérieure, un coup d’État constitutionnel ? Un doute s’éleva quant à l’invocation de l’article 80 portant sur une situation de « péril imminent » : était-on dans ce cas en ce 25 juillet 2021 ? Empruntant à l’Amérique latine, H. Redissi préfère la nomination d’auto-coup-d’État (autogolpe), un coup de force pratiqué à son profit par un chef de l’État en fonction.
Le 28 juillet 2021 est-il le « 2 décembre 1851 » de K. Saïed ? Cessant d’être président en abolissant la république, Louis-Napoléon Bonaparte s’était auto-proclamé Empereur. K. Saïed n’abolissait pas la République, mais la Constitution de 2014 qui l’avait fait président et conservait la fonction présidentielle. Ce que faisant, selon Sana Ben Achour, il maintenait « la Constitution moribonde de 2014 sous perfusion au service de la légitimation-prolongation [de son] mandat présidentiel » avec pour conséquence, au dire même du constitutionnaliste A. Mahfoudh, un temps proche de Saïed, que « rien ne permet aujourd’hui au président de gouverner le pays ». En dehors d’une fraction d’opposants politiques et de juristes, qui s’en souciait alors ? « Une large opinion publique laïque et progressiste » a-t-elle ainsi « cautionné le coup de force du 25 juillet 2021 au prétexte qu’il mettait hors-jeu les Frères » (S. Ben Achour) ?
En 2021, dans Tunisie, la transition bloquée, Z. Krichen rappelait que K. Saïed avait faite sienne l’idée d’une rupture entre le temps « insurrectionnel » initial des populations marginalisées (17.12.2010/14.01.2011) et le temps suivant « révolutionnaire » contrôlé par les « élites » du Centre lesquelles au cours de 2011 se seraient progressivement distancées du peuple, voire l’aurait trahi, d’où le programme électoral qu’il en tira : redonner « un horizon politique » au mouvement populaire insurrectionnel et à cette fin inverser « la pyramide de la représentation ». Z. Krichen ajoutait en début 2012 qu’une fois parvenu à la présidence, K. Saïed avait délaissé ce programme. En fait la suite démontrerait qu’il avait attendu pour l’exécuter un moment opportun. En 2023 Z. Krichen soutient que le projet saïedien porte la marque de l’« idéologie conseilliste » : « ne pouvant exercer le pouvoir collectivement, le peuple doit déléguer des conseils pour le faire par le biais d’élections dans des circonscriptions de taille réduite où l’élu(e) sera l’émanation quasi directe des électeurs ». La mention du « conseillisme » eut mérité quelques références théoriques pour les non-initiés, surtout que du fait de son origine « de gauche » cette inspiration paraît mal conciliable avec le profit conservateur associé à K. Saïed ... Ou bien Saïed « ni de droite ni de gauche » (H. Redissi [1]) ... ?
« Dé-démocratisation » est un concept forgé par Ch. Tilly, qui, avec la remise en cause de la doxa transitologique, a été repris par des politologues pour analyser à l’échelle mondiale les populismes récents [2]. S. Klibi analyse en termes de « dé-démocratisation » la fabrique politique de K. Saïed. S. Ben Achour interroge de son côté « le modus operandi [saïedien] du renversement de l’ordre constitutionnel et de la pluri-constitutionnalité », le pays oscillant après le 25 juillet 2021 « entre [...] registres constitutionnels, dont le plus inouï est le pouvoir constituant » : en amalgamant les emprunts aux Constitutions antérieures (depuis la Carthage antique ...) pour asseoir un pouvoir à sa main. Résultat : un « détricotage » systématique des institutions de l’État (Conseil supérieur de la magistrature, Instance supérieure indépendante pour les élections, Code électoral, ...) ». Quid du caractère « civil » de l’État de la Constitution de 2014 et ainsi de l’islam ? La Constitution de 2022 substitue à la notion d’« État de droit » celle de « l’Etat et la société de droit ». Si l’islam n’est pas la religion de l’État, il l’est de la société. Plusieurs auteurs pointent l’article 5 de la Constitution de 2022, qui vient « assigner exclusivement à l’État la responsabilité de la conservation de l’État, des biens, de la liberté et de la religion sur la base des finalités de l’islam. Cet article constitue une porte ouverte à l’introduction de la charia comme fondement du gouvernement et par là même comme source de la législation » (H. Chakir). Le khalifat est, selon Asma Nouira, le modèle de pouvoir assumé de K. Saïed. Conclusion de S. Klibi : « La Constitution de 2022 est celle de la revanche de l’exécutif et spécialement non pas de la présidence de la république en tant qu’institution, mais d’un président en posture de prédation du pouvoir ».
Après son élection présidentielle par 18,4% au 1er tour et 72,7% au 2d tour, les multiples sondages ont fourni la mesure de la réception de la politique de K. Saïed : durablement très favorable. Une distorsion paradoxale apparaît cependant entre ces hauts niveaux sondagiers de satisfaction et des mesures d’une autre envergure, celles provenant de consultations auxquelles K. Saïed s’est exposé. Pour la préparation de la nouvelle constitution, sur quelques questions, le président a sollicité une consultation électronique : la participation fut faible (534 915 participants selon des données incontrôlables) ; K. Saïed imputa celle-là à la sape par une « main invisible de la volonté du peuple » (S. Oueschtati). Résultant d’un « marathon en solitaire » (S. Klibi), le nouveau texte constitutionnel fut soumis à référendum : 94,6% des votants l’approuvèrent représentant seulement 30% du corps électoral. Les élections à l’ARP de décembre 2022-janvier 2023 mobilisèrent 11,2% du corps électoral global au 1er tour et 11,4% du corps restant pour les candidatures en ballottage : un désaveu singlant du régime ? Selon H. Chekir, on allait « du vide démocratique au vide politique » au profit des « lobbies locaux, prévaricateurs et clans familiaux et tribaux » ...
La « dégradation » de la mystique en politique que dénonçait Charles Péguy est-elle une loi d’airain universelle ? À l’exercice du pouvoir, quelle place une « mystique du peuple » comme celle de K. Saïed peut-elle faire pratiquement au peuple ?... Début 2023, H. Redissi concluait encore pour K. Saïed à un « pouvoir personnel [...] sui generis, inédit et en gestation, in statu nascendi » ; s’agissant de ce même régime dans un entretien sur France culture du 24 octobre 2023 il a parlé de « terrain populiste à la limite de la démocratie et de l’autoritarisme ». Cédant moins à la nécessité pour un intellectuel de « s’exprimer de façon métaphorique pour ne pas heurter l’opinion publique » (H. Redissi), S. Ben Achour estimait du président Saïed qu’« aucune limite ne semble arrêter sa course effrénée vers le pouvoir absolu ». On a assisté à la dénonciation d’un complot contre la sécurité de l’Etat de 8 figures de l’opposition (29.12.2022), à une politique d’intimidation (Ahmed Nejib Chebbi, ...) et d’arrestation de responsables politiques (une vingtaine de R. Ghannouchi à Abir Moussi), jusqu’aux brusques renvoi et remplacement de la cheffe du gouvernement (2.8.2023). Au 24 décembre 2023 ont eu lieu des élections locales destinées à « reconstruire et parachever les institutions » inscrites dans la Constitution de 2022 : elles ont mobilisé 11,8% des électeurs inscrits ! ...
Je finirai sur 2 observations.
1. L’ouvrage privilégie l’analyse de la politique interne sur laquelle le citoyen est censé avoir prise à la différence de la dimension internationale. Cependant pour une compréhension élargie, l’avènement et les évolutions du saïedisme ne doivent-ils pas aussi être conjoncturellement corrélés avec (« possibilisés » par) la vaste remise en cause de « l’ordre » mondial dominant depuis l’après-seconde-guerre-mondiale et de ses fondements : crise du modèle de la démocratie représentative et constitutionnelle jusque dans des pays dits de vieille démocratie, multiplication des zones de conflits (DAECH en Syrie et Irak 2014-2017 ; « chaos » en Irak, Syrie, Liban, Yémen, Libye ; guerre russo-ukrainienne depuis 2014...), globalisation des « populismes au pouvoir », voire « déclassement français » au Moyen Orient et au Maghreb... [3] ? Ainsi Z. Krichen (2023) note-t-il en passant que K. Saïed médita le « mouvement des gilets jaunes » et la fatigue démocratique en France...
2. Si, s’adressant prioritairement au citoyen tunisien, il serait erroné de soumettre l’évaluation de cet ouvrage à la seule aune de la vaste bibliographie scientifique produite sur la Tunisie (et le monde arabe) depuis 2011, l’honnête homme étranger y trouvera un riche accès direct à la parole d’une partie de l’intelligentsia tunisienne à charge pour lui de compléter ses lumières par ailleurs.
par , le 12 février
Pierre Robert Baduel, « Carthage empêtrée », La Vie des idées , 12 février 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Carthage-empetree
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[1] In H. Redissi et al., 2020, La tentation populiste. Les élections de 2019 en Tunisie, Cérès éditions 2e édition 2022.
[2] Eurent pu être cités par ex. Ch. Tilly et S. Tarrow, 2008, Politiques du conflit. De la grève à la révolution, presses de SciencesPo ; A. Dieckhoff, Ch. Jaffrelot et E. Massicart (dir.), 2019, Populismes au pouvoir, Presses de SciencesPo.
[3] S. Levitsky et D. Ziblatt, 2019, La mort des démocraties, Calmann-Lévy ; M. Gauchet, 2021, Macron, les leçons d’un échec, Stock ; P.-J. Luizard, 2022, Les racines du chaos : Irak, Syrie, Liban, Yémen, Libye, cinq États arabes en faillite, Taillandier ; Ch. Chesnot et G. Malbrunot, 2022, Le déclassement français, les secrets d’une guerre d’influence stratégique, Michel Lafon.
[4] Politologue et islamologue, auteur notamment de : 2004, L’exception islamique (Paris, Seuil) ; 2011, La tragédie de l’islam moderne (idem) ; 2017 ; L’islam incertain. Révolutions et islam post-autoritaire (Tunis, Cérès).