La Tunisie était « une forme de dictature, dictature laïque, mais une dictature, bon, c’est exact… En même temps, la Tunisie a été, depuis Bourguiba, le pays qui faisait le plus d’effort en matière d’éducation, d’émancipation des femmes… » (Henri Guaino) [1]
« Une société marquée par ‘une certaine religiosité’ malgré sa laïcité. » (Le Monde) [2]
« Ce qui fondait aux yeux de la France éclairée la grandeur de Bourguiba et le privilège tunisien, c’était le statut des femmes et la laïcité. » (Le Monde) [3]
Des hommes politiques aux journalistes, en passant par des universitaires, la révolution tunisienne et la chute du Président Ben Ali ont été l’occasion d’entendre des discours variés sur la laïcité et la condition des femmes en Tunisie. Certaines de ces déclarations s’appuyaient sur ces deux éléments pour justifier le soutien de la France au président Ben Ali. Pour d’autres, au contraire, elles ne suffisaient pas à le légitimer. Certains enfin en contestaient l’existence même. Divergentes dans leurs interprétations, ces prises de position appellent un éclairage sur cette prétendue laïcité et sur l’émancipation des femmes. Ces deux éléments ont constitué le cœur de « l’exception tunisienne [4] », ensemble éclectique de politiques et de valeurs qui cachait les abus du régime et légitimait la cécité de la classe politique française à leur encontre.
Le projet bourguibien
Dès l’indépendance (mars 1956), l’édification par Habib Bourguiba de l’État tunisien a été marquée par l’adoption de réformes bouleversant l’ordre institutionnel et juridique de l’État beylical. Très empreintes des convictions positivistes de Bourguiba, elles ont pu donner l’impression d’une rupture entre l’État et la religion, d’autant que Bourguiba avait été marqué par l’anticléricalisme français. Il ne manqua pas une occasion de stigmatiser certains oulémas qu’il jugeait rétrogrades, « qui ne [concevaient] pas que la raison [doive] s’appliquer à toutes choses en ce monde et commander toute activité humaine. Pour ceux-là, certains domaines – celui de la religion en particulier – [devaient] échapper à l’emprise de l’intelligence » [5].
Mû par un tel esprit, Bourguiba liquida les tribunaux religieux – charaïques en 1956, rabbiniques en 1957 –, promulgua le 13 août 1956 le Code du Statut Personnel (CSP) qui rompait formellement avec la jurisprudence musulmane traditionnelle et supprima les habous – biens de main-morte, affectés pour certains à des œuvres charitables ou pieuses – en mai et juillet 1957 [6]. Enfin, les décrets des 29 mars 1956 et 1er octobre 1958 démantelèrent la mosquée-université de la Zitouna, un des principaux centres d’enseignement islamique au Maghreb. Les hommes de religion, enseignants et jurisconsultes se virent ainsi retirer, au bénéfice d’institutions étatiques séculières, une grande partie de leurs prérogatives, de leurs ressources financières, les symboles de leur pouvoir et leur capacité d’influence.
Ces mesures avaient été accompagnées de déclarations provocatrices : Bourguiba critiqua publiquement certaines pratiques musulmanes comme le jeûne ou le sacrifice du mouton de l’Aïd, allant jusqu’à rompre, en mars 1964, le jeûne de ramadan en direct à la télévision. Les années 1950 s’achevèrent ainsi sur une véritable confrontation entre le président et les principaux oulémas de la république : les cheikhs Djaït et Ben Achour, respectivement mufti de Tunisie et recteur de l’Université de la Zitouna, furent écartés, alors même que Bourguiba s’était appuyé sur eux pour promulguer le CSP.
Fortes de ces ruptures et discours, les réformes de Bourguiba paraissaient assimilables, comme celles de Mustapha Kemal, auquel Bourguiba se référait explicitement, à une tentative d’application d’un modèle laïque, débouchant « sur l’entière autonomie de l’État, de ses institutions et de son droit par rapport à la religion et à son support normatif représenté par la charia » [7]. Cette idée a été partagée aussi bien par certains de ses partisans que par ses opposants, la laïcité étant souvent confondue avec la sécularisation conséquente à ces réformes. Pourtant, si la laïcité est, à bien des égards, un concept flottant et s’il n’existe pas de modèle incontesté d’État laïque, il semble toutefois, notamment à la lumière des législations françaises, que la construction d’un tel État implique la réalisation de quelques principes sur le plan institutionnel. Avant tout, l’ordre étatique séculier doit primer sur toute expression normative religieuse. L’État doit être aconfessionnel, indifférent envers les croyances des individus, tout en se portant garant de la liberté de conscience. Dans le cas français, cette neutralité va de pair avec la non interférence de l’État dans les affaires internes aux cultes, mais ce n’est pas toujours le cas. Examinée à lumière de ces critères, l’idée d’une « laïcité tunisienne » est rapidement vidée de son contenue et laisse apparaître un projet politique fondé sur un contrôle étroit de la sphère religieuse par l’État.
Assujettissement du religieux, fonctionnarisation du culte
Par delà les provocations, Bourguiba n’a pas développé un athéisme d’État ni cherché à séparer religion et politique. Deux interprétations de ses réformes sont possibles. D’une part, ces réformes étaient liées à la conjoncture politique : dans la compétition pour le pouvoir née de l’indépendance, Bourguiba, en réduisant le pouvoir des oulémas, détruisait un foyer d’opposition. À plus long terme, on constate l’absence de rupture avec la religion et plutôt sa prise en main par l’État. Bourguiba était en effet convaincu du caractère essentiel de la religion dans la construction nationale et étatique tunisienne : il déclara ainsi en 1962 que l’islam était « la première base sur laquelle s’est constitué l’État tunisien après son indépendance, […] la base même sur laquelle s’est constituée la lutte nationale… » [8].
C’est sur cette base que Bourguiba édifia le jeune État. La Constitution de 1959 fut promulguée, en son préambule, « au nom de Dieu » et son article premier stipulait que la religion de la Tunisie était l’islam, l’article 5 garantissant la liberté de conscience. Bourguiba rejeta ouvertement le précédent d’Atatürk, affirmant par là même son attachement à la religion comme au caractère arabe de la Tunisie : « nous n’avons pas agi de la même façon que certains peuples qui ont tourné le dos à l’Islam et rejettent l’usage des caractères arabes se réclamant d’une race noble indo-européenne. Ils ont rompu avec tout ce qui est sémite » [9].
Concrètement, ce rapport étroit entre État et islam se manifesta par la fonctionnarisation du culte et l’élaboration d’une véritable administration des cultes, comme dans la Turquie de Mustapha Kemal : après avoir fait entrer dans sa totale dépendance financière les hommes de religion, il créa en octobre 1967 une direction des Affaires du culte. D’abord rattachée au secrétariat à la présidence, elle fut ensuite intégrée au Premier ministère, avant de dépendre du ministère de l’Intérieur en juillet 1986. Les imams étaient et sont, comme en Turquie, fonctionnaires, nommés et salariés par l’État. Les prônes du vendredi furent soumis à un contrôle, parfois même rédigés par les instances officielles. Avec l’islam comme religion officielle et une administration des cultes, l’État tunisien rejetait donc l’idée selon laquelle le domaine religieux serait hors de la compétence de l’État.
Religion, légitimité républicaine et réforme
Si la soumission des hommes de religion et leur fonctionnarisation peuvent évoquer le modèle de Mustapha Kemal, Bourguiba s’en distingua en utilisant le registre religieux pour légitimer son pouvoir. Auréolé de sa victoire sur la France, de son statut de combattant suprême, al-mujâhid al-akbar, Bourguiba n’ignorait pas l’importance de l’appel au sentiment religieux dans le discours nationaliste. Aussi s’est-il employé, après avoir marginalisé les oulémas, à capter ce qui faisait leur autorité : la religion, ses grandes figures et ses sciences.
Bourguiba fit ainsi appel au vocabulaire et aux symboles religieux pour renforcer son autorité et sacraliser l’État. La référence religieuse lui servit à justifier le caractère présidentiel du régime, comme dans ce discours : « si le régime présidentiel est l’un des régimes démocratiques adoptés dans les pays occidentaux, il a des sources profondes dans l’islam. La législation islamique n’en reconnaît pas d’autre ; c’est ce que les juristes appellent l’Imamat, le commandement suprême. Le Président n’est autre que l’Imam dont l’investiture résulte du suffrage de la communauté nationale » [10]. Autre modalité du renforcement de l’autorité de l’État : l’identification à des figures religieuses, comme celle du Prophète de l’islam. Il compara ainsi les réactions à un discours de 1960 sur le ramadan « au choc ressenti par les Compagnons du Prophète lorsque celui-ci leur avait recommandé de rompre le jeûne à la veille d’une bataille décisive » [11].
Source de légitimité, la religion devint elle-même objet de réformes : si Bourguiba entreprenait la « modernisation » du pays au nom de la religion, il affirma rapidement vouloir réformer cette dernière, inspiré en cela par la pensée d’oulémas comme Taher Haddad ou Fadhel Ben Achour. Il disait aspirer à mettre en exergue la « signification profonde de la religion, les objectifs qu’elle se propose d’atteindre et les moyens de les réaliser [12] ». Les Tunisiens avaient « besoin de comprendre l’esprit de la religion, mais [n’avaient] que faire d’une formation scolastique sclérosée et paralysante » [13]. Bourguiba prit ainsi la figure de l’exégète réformateur, affirmant proposer une « façon intelligente [d’]interpréter les préceptes religieux et [de] les adapter aux exigences du monde moderne » [14]. Le verset 11 de la treizième sourate du Coran devenait la source d’inspiration de son projet politique, comme dans ce discours de janvier 1973. « On a omis de retenir la grande leçon qui se dégage de ce verset coranique : ‘Dieu n’apporte aucun changement dans la situation d’un peuple tant que celui-ci ne s’est pas changé lui-même de l’intérieur’. […] C’est en m’inspirant [de ce] verset coranique […] que j’entrepris de provoquer une véritable mutation intérieure de l’homme tunisien, pour l’amener ensuite à être l’artisan de sa propre condition » [15].
Dans ses discours, sa qualité de chef d’État musulman faisait de lui un interprète autorisé de la loi coranique, l’autorisant à mener des réformes audacieuses [16]. Audace qu’il justifiait par le caractère exceptionnel du moment de l’indépendance et celui impératif de la lutte pour le développement [17]. Dans ce « jihad » pour le développement, il accordait une grande place aux réformes « introduites au profit de la femme tunisienne […], fruit de l’exégèse – dont [il sollicitait] récompense de Dieu le Très Haut » [18]. Ces réformes ont été très affichées et sont elles-mêmes devenues sujettes à une exégèse.
Un féminisme d’État ?
Dans le cadre de son combat pour le développement, Bourguiba célébra avec vigueur les mesures prises pour améliorer la condition des femmes. Dès l’indépendance, il chercha à accélérer l’émancipation des femmes. Selon ses termes, « rien ne devait être négligé pour renverser enfin le mouvement de la roue qui ravalait la femme, depuis des siècles, à la condition d’un être méprisable ou d’un objet sans prix » [19]. Ainsi affirmait-il donner la « priorité absolue au problème de la femme » [20].
Ceci se concrétisa trois mois après l’indépendance par une innovation majeure, la promulgation du CSP, code de droit positif en rupture formelle avec le droit musulman. Il donna aux Tunisiennes des droits supérieurs à ceux des autres citoyennes de pays arabes : une procédure judiciaire de divorce fut instituée, face à laquelle les époux étaient égaux et qui remplaçait la traditionnelle répudiation. La polygamie était abolie, tout comme le tuteur matrimonial. Sur le plan des droits politiques, les femmes obtinrent le droit de vote et de se porter candidates aux élections en 1957. Des mesures furent prises en complément à la fin des années 1950 qui donnèrent aux femmes « le droit de travailler, de se déplacer, d’ouvrir des comptes bancaires ou de créer des entreprises sans l’autorisation de leurs époux. Leur installation dans la sphère publique se [consolida] et [contribua] à changer en profondeur la société tunisienne » [21]. Cette action « modernisatrice » fut complétée par la mise en place d’un planning familial durant les années 1960 et la légalisation de l’avortement en 1973.
Bourguiba prit la tête d’une campagne de promotion de ces réformes : durant les années 1950 et 1960, toutes les occasions lui furent bonnes pour dénoncer la misogynie durant ses discours radiodiffusés et ses déplacements dans le pays. Il qualifiait ainsi régulièrement le voile islamique d’« épouvantable chiffon (…) abandonné en pays musulman et [qui] n’a rien à voir avec la religion » [22]. Durant une décennie une législation et un discours officiel de rupture avec la tradition prévalurent. Ils prirent l’allure d’un féminisme d’État. Les droits octroyés aux femmes étaient devenus l’un des meilleurs atouts du pays auprès des démocraties d’Europe de l’Ouest.
Cette politique paraît bien être un « féminisme d’État », dans la mesure où ce dernier assuma un programme de promotion féminine, visant à rattraper, de façon autoritaire et volontariste, la condition des femmes dans les pays occidentaux. Cependant, un féminisme d’État impliquerait que la promotion de la condition féminine ait été au cœur du projet politique. Or, le CSP n’était en réalité qu’une partie du projet « modernisateur » du régime. Son interprétation comme une législation féministe intervint plus tardivement. Par delà les femmes, il s’agissait d’œuvrer à développer le pays en « libérant » les forces féminines. Bourguiba chercha avant tout à éveiller « une nation à demi paralysée [23] ».
Autre limite, l’esprit dans lequel ce combat pour la promotion de la femme était mené ne peut être dit féministe, même si les visages du féminisme sont multiples. En effet, tout en prétendant mettre à égalité hommes et femmes, Bourguiba ne remit jamais en cause la tradition et l’interprétation patriarcale de la religion. Le CSP perpétuait cette logique : l’époux demeura seul chef de famille, le domicile conjugal étant nécessairement le sien, hommes et femmes restaient inégaux face à l’héritage, élément majeur de la jurisprudence musulmane. Des années après la promulgation du code, Bourguiba le vantait, mettant en avant le fait que des juristes musulmans l’avaient approuvé, puisant leurs « arguments dans les versets même du Coran » et qu’il « était tombé avec eux d’accord sur toutes les questions concernant notamment les successions et le divorce » [24].
L’égalité fut au bout du compte plus célébrée dans les discours que dans la loi elle-même. La morale qui soutenait le système patriarcal ne fut absolument pas questionnée : selon Bourguiba, « loin d’être un facteur de débauche, l’émancipation féminine [renforçait], au contraire, la vertu » [25]. À ses yeux, la « réforme [aurait été] désastreuse si elle [avait amené] les femmes à tourner le dos aux bonnes mœurs, à exposer [leurs] charmes en public sous prétexte de suivre la mode, en un mot à adopter une conduite licencieuse. À la protection du voile devait […] se substituer celle de la conscience de la dignité retrouvée » [26]. Tout en prétendant émanciper les femmes et les encourager à prendre leur place dans l’espace public, Bourguiba leur assignait donc une place précise : « Les femmes et les jeunes filles [devaient] faire preuve de retenue et prendre conscience des dangers qui les [guettaient] » [27].
Reflux et ajustements conjoncturels
S’il est tentant de se livrer de façon rétrospective à une lecture linéaire des « progrès » de la condition féminine en Tunisie, c’est pourtant dans la durée que le qualificatif féministe semble le moins convenir à l’État tunisien. En effet, selon la conjoncture politique son audace a faibli. Nombre d’ajustements ont été apportés aux mesures des années 1950 et 1960.
Jusqu’à 1969, le cap « moderniste » tracé par Bourguiba domina, mais les fractions conservatrices du parti néo-destourien sortirent renforcées de l’éviction de Ben Salah. Les années 1970 marquèrent l’érosion de la volonté d’émanciper les femmes. Les mariages entre musulmanes et non-musulmans furent interdits par une circulaire en 1973 : un mariage mixte dans lequel le conjoint ne se serait pas converti à l’islam serait dorénavant nul. Autre symbole fort, le renoncement en 1974 de Bourguiba, affaibli, à un projet de modification de la loi successorale qui plaçait à égalité les deux sexes devant l’héritage. En 1976, le discours émancipateur fut victime de la conjoncture économique : le président incita les femmes à rester au foyer pour défendre l’emploi masculin et préserver l’équilibre familial.
La décennie 1980 fut elle aussi marquée par un très grand immobilisme, l’État renonçant à combattre les pratiques qui allaient à l’encontre du CSP [28]. Les travaux de Sana Ben Achour montrent comment une partie des juges, ayant une vision traditionnelle de la famille tunisienne et une conception religieuse de son droit, ont pu subvertir la législation. Etudiant la jurisprudence des tribunaux ordinaires en matière de statut personnel, elle révèle comment ils sont parvenus à faire référence de façon détournée au répertoire islamique malgré l’absence de l’islam comme source de législation ou d’interprétation dans le CSP [29]. Face à de telles pratiques, l’État a tout à fait baissé la garde jusqu’au début des années 2000.
Parallèlement aux fluctuations du discours sur la femme, les rapports entre État et religion connurent aussi des inflexions, commandées par la conjoncture et des stratégies politiques. Sous la poussée conservatrice, la ligne « modernisatrice » s’infléchit dans une direction que Franck Frégosi caractérise comme une « politique de réislamisation progressive par le haut » [30]. L’État réajusta son discours qui se fit moins agressif envers les traditions et prescriptions religieuses. Le jeûne du ramadan avait été jusqu’alors présenté comme rétrograde et néfaste à l’économie du pays. Après 1969, les autorités ne le critiquèrent plus publiquement et encouragèrent son observance, aménageant les horaires de travail dans l’administration et l’enseignement public. Le respect des prescriptions religieuses fut valorisé, ainsi que le patrimoine islamique du pays. Nombres d’associations religieuses furent crées, notamment de promotion de l’apprentissage du Coran, et leur développement encouragé par les pouvoirs publics. L’enseignement de l’islam fut revalorisé dans les établissements publics, formant désormais un cours distinct de l’éducation civique. Cette éclipse des politiques sécularisatrices dans les années 1970 s’explique par le fait que Bourguiba, désireux de contrer l’opposition de gauche chercha l’alliance des partis et milieux religieux. Durant les années 1980 s’opère un changement de la valeur du discours religieux officiel : il fut désormais avant tout utilisé pour désamorcer les contestations islamistes.
Cette piété officielle fut encore amplifiée après le coup d’État de novembre 1987. Soucieux de neutraliser les partis islamistes (PLI et MTI), Ben Ali entama, dans un premier temps, une politique de réconciliation : entre 1987 et 1988, il gracia nombre de militants des partis islamistes emprisonnés durant les dernières années du règne de Bourguiba, dont Rached Ghannouchi. Il tacha de paraître plus « arabo-musulman » que ne l’avait été Bourguiba et fit mine d’enterrer l’héritage de ce dernier. Ben Ali commença ses discours par la formule bismillah, ce que Bourguiba ne faisait pas, multiplia les signes de piété, et mit fin, quelques années seulement, à la mixité des réceptions officielles. Le rétablissement de la Zitouna comme université à la fin des années 1980 fut aussi un signe fort.
Ce rapprochement ne dura qu’un temps : dès 1989, la volonté de contenir l’influence des islamistes prit un tournant répressif. Le régime engagea une violente campagne de répression anti-islamiste entre 1990 et 1992. La piété d’État, sans être reniée, passa au second plan. Après ces deux années de rapprochement avec l’opposition islamiste, la présidence Ben Ali sembla renouer, sur cette question de la laïcité et du féminisme d’État, avec l’héritage bourguibien et les discours officiels soulignèrent dorénavant cette continuité. Ben Ali a, de façon générale, surenchéri dans la promotion du féminisme d’État, se faisant le chantre de la position de la femme tunisienne « citée avec beaucoup d’éloges et d’admiration, dans [son] environnement régional et international » [31]. Il ne remit pas le CSP en cause mais se l’appropria, lui apportant quelques compléments en 1993. Il en fit « l’une des composantes fondamentales [du] système républicain, dans son équilibre comme dans son évolution » [32].
Pourtant, par delà l’apparente continuité, les rapports entre État, islam et question féminine se complexifièrent à partir de la décennie 1990. La valeur politique des questions religieuses, très internationalisées, changea considérablement, tout comme celle de l’engagement étatique envers les femmes. Entre instrumentalisation du registre religieux et politiques sécularisatrices, les paradoxes de l’héritage bourguibien s’avérèrent de plus en plus difficiles à assumer.
Les paradoxes du régime du 7 novembre
À l’étranger, dans les autres pays arabes ou majoritairement musulmans, la politique sécularisatrice de la Tunisie avait déjà été l’objet de critiques virulentes, notamment de la part d’oulémas saoudiens [33]. Dans les années 2000, le développement des diverses formes du prosélytisme islamique international (da`wa), associé à l’essor des médias transnationaux arabes et islamiques modifièrent profondément le contexte dans lequel s’exerçait l’autorité de l’État en matière religieuse, menaçant d’ébranler le rapport de force entre le régime tunisien et ses oppositions, notamment l’opposition islamique. Constatant la vigueur des milieux religieux et de leurs critiques, le président Ben Ali tenta de maîtriser davantage la sphère du religieux, tout en préservant ce qui constituait la vitrine de la modernité du pays, l’émancipation affichée des Tunisiennes et, de façon générale, l’« authenticité tunisienne » [34].Il poursuivit une politique entamée dans les années 1990 de contrôle accru des discours et des pratiques religieuses. Ce contrôle avait d’abord été administratif : la direction des Affaires du culte avait été érigée en secrétariat d’État puis en ministère des Affaires religieuses en 1992. Elle avait vu ses prérogatives considérablement renforcées. Dans les années 2000, le président à l’image de nombre de chef d’États majoritairement musulmans, utilisa davantage la rhétorique religieuse, façon d’essayer de monopoliser cette parole et de devancer les critiques des milieux islamistes : il prôna un discours sur l’identité tunisienne et se mit à sanctionner tout ce qui pouvait contrevenir « aux bonnes mœurs » et aux « valeurs arabo-musulmanes de la Tunisie » [35]. De façon plus ou moins directe, l’expression d’un certain rigorisme religieux fut favorisée. Le régime prit aussi acte de l’essor d’une culture musulmane arabe promue par les chaines satellitaires et tenta de concurrencer l’influence des médias islamiques : la radio Zitouna FM fut lancée en septembre 2007 par un gendre du président, qui nourrissait également un projet de création d’une chaine télévisée religieuse [36].
Simultanément, le régime poursuivait sa politique de lutte contre l’opposition islamiste et ses symboles, le port du voile étant sa cible principale. Cette question du voile, avait déjà été soulevée dans les années 1990, mais à partir de 2006, Ben Ali développa une lecture politique et idéologique du retour du voile. Eric Gobe et Vincent Geissier interprètent cette lutte contre le port du voile comme une stratégie du pouvoir pour empêcher l’opposition indépendante et les islamistes de se rapprocher. Pour eux, cette politique « féministe » autoritaire correspondait à une vision clientéliste de la société et constituait aussi pour le pouvoir un « moyen de perpétuer l’aliénation de la femme par le biais de la gratitude et de la soumission » [37].
Cette lutte contre le port du voile était également un signe adressé aux partenaires européens du président Ben Ali. En effet, le nombre apparemment faible de femmes portant le voile fonctionnait aux yeux de l’Europe et du partenaire français comme un symbole de la « modernité » du régime, un témoin de l’émancipation féminine et de la sécularisation de la société tunisienne. Cette posture de modernité fonctionna d’autant mieux que la France faisait face au souhait de certaines jeunes filles musulmanes de porter un voile. Endiguer le port du voile était ainsi devenu le signe de la capacité de l’État tunisien à maitriser l’islam politique et à défendre la condition des femmes.
Entre réislamisation du pouvoir, répression de l’opposition islamiste et préservation de la façade féministe du régime, la gestion du double héritage bourguibien semble avoir mené le régime de Ben Ali à tenir des positions contradictoires.
L’héritage bourguibien à l’heure de la Révolution
Le double postulat de l’existence d’une laïcité et d’un féminisme institutionnels en Tunisie a été rendu possible par une compréhension approximative du projet de l’État bourguibien et de celui de son successeur qui revendiquait haut et fort cet héritage. Malgré sa volonté affichée de rompre avec l’ordre ancien, Bourguiba n’a pas entrepris la construction d’un État laïque : il l’a fondé sur l’assujettissement des religieux et la fonctionnarisation du culte. Bien plus, dans son souci de légitimer par l’islam le pouvoir républicain, il a fait de la religion une référence omniprésente alors même qu’il prenait des mesures sécularisatrices. Mesures qui ont conduit la Tunisie à franchir indéniablement un seuil de sécularisation [38]. Parmi ces réformes menées au nom d’un compréhension authentique et « moderne » de l’islam, l’action la plus frappante a été la promotion autoritaire des femmes, promotion au ton patriarcal et qui est restée incomplète.
Par dessus tout, c’est la confusion entre laïcité et sécularisation, ou encore la place accordée à certains symboles, comme le voile, qui ont pu donner l’illusion, flatteuse, que cet État avait adopté les combats des États occidentaux, pris leurs sociétés comme modèle, et s’apparentait à eux comme aucun autre État arabe. Le contrôle du religieux et de ses symboles, la mise en avant de la place des femmes dans la société sont devenus des symboles politiques forts et ont tendu progressivement à dessiner un trompe-l’œil laïque et féministe.
Cependant, les paradoxes qui sous-tendaient les politiques de l’État tunisien en matière de religion et de promotion des femmes ainsi que l’évolution du contexte politique et social ont progressivement rendus cet héritage difficile à gérer pour un régime qui avait choisi la voie autoritaire et répressive. Cette « laïcité » et ce « féminisme » sont donc à considérer de façon nuancée et critique, d’autant plus que dans la dernière décennie les rapports tissés entre État, religion et société avaient considérablement changé.
À l’heure où la Commission Supérieure de la Réforme tunisienne, dirigée par Iyadh Ben Achour, fils de Fadhel Ben Achour, est chargée de repenser l’appareil institutionnel et législatif tunisien, c’est ce double héritage bourguibien, ambivalent et controversé, qui est en jeu. En témoignent les manifestations et discussions qui agitent sporadiquement Tunis autour de la question de l’éventuelle inscription de la laïcité dans la constitution, du devenir du CSP ou de l’autorisation de partis politiques religieux.