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Recension Société

Penser le terrorisme

À propos de : François Thuillier et Emmanuel-Pierre Guittet, Homo terrorismus. Les chemins ordinaires de l’extrême violence, Temps présent


par Sébastien-Yves Laurent , le 26 novembre 2020


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L’émotion suscitée par les attentats terroristes est bien trop souvent un obstacle à la perception de leurs origines et leurs effets. Le discours public s’en tient trop souvent à des schématisations qui ne tiennent pas compte des apports de la recherche, en France et à l’étranger.

La persistance du terrorisme sur le continent européen et principalement en France sidère et empêche de penser, comme l’avait souligné le premier Jérôme Ferret après les attentats de janvier 2015 [1]. La question est finalement assez simple : peut-on penser le terrorisme sous le choc qu’il produit ? Il existe une recherche académique sur le terrorisme très riche, à la fois quantitative et qualitative. Elle s’appuie notamment sur des bases de données, à commencer par la plus utilisée, la Global terrorism database (GTD) créée et maintenue par l’Université du Maryland. Celle-ci rassemble les données sur les 180 000 attaques terroristes survenues dans le monde entier depuis 1970. La terrorism research peut s’appuyer aussi sur trois revues académiques spécialisées : Terrorism and Political Violence, Studies in Conflict and Terrorism et Critical Studies on Terrorism mêlant les approches qualitatives et quantitatives. Cette recherche suit deux directions : elle cherche à en expliquer les causes ou alors elle tente d’en mesurer les effets sociaux. Ces deux directions sont assez nettement séparées dans la sphère académique ; dans l’anglosphère l’essentiel de l’effort porte sur la première, alors qu’en Europe la production est davantage orientée vers la deuxième direction, les travaux quantitatifs étant peu développés. Il reste qu’en Europe l’essentiel de la production d’ouvrages sur le sujet est le fait d’essayistes plutôt que d’auteurs académiques. Or, en matière de sécurité ceux-ci devraient jouer un rôle important en matière de médiatisation des connaissances vers le grand public, mais ils utilisent peu les apports de la connaissance académique et privilégient des discours mobilisateurs.

La radicalisation en accusation

Dans ce contexte Homo terrorismus détonne totalement en combinant en six brefs chapitres, solidité de l’information académique, clarté du propos et ambition théorique. F. Thuillier et P.-E. Guittet ont réussi le tour de force de proposer un état de l’art international du phénomène social que sont les origines du terrorisme, mais aussi de ses effets en Occident. L’ouvrage est une synthèse qui prend ainsi en compte ses effets politiques - les formes prises par les politiques publiques de lutte antiterroriste – et sociaux, en soulignant notamment l’enjeu que constituent les victimes, un enjeu de plus en plus valorisé sur le plan judiciaire, mais aussi sociétal.

Il fallait l’alliance, trop rare pour ne pas être soulignée, de l’expérience d’un policier et d’un universitaire, tous deux spécialisés sur le phénomène pour obtenir un résultat aussi roboratif. L’ouvrage assume aussi une part de subjectivité : c’est un essai au sens plein du terme, avec parfois une certaine liberté de ton, mais un essai très solidement informé. F. Guittet et P.-E. Thuillier dépassent toutefois le cadre de l’essai en menant une démonstration authentique qui passe par une série de constats. On se contentera de n’en relever ici que les plus saillants, ceux qui remettent en question les connaissances les plus ordinaires et partagées. Les auteurs soulignent deux conceptions erronées qui sont aux origines de la mauvaise analyse du terrorisme. En premier lieu le référent islamique dans le terrorisme est accessoire et il n’est pas mobilisateur dans la violence per se. Les auteurs soulignent le rôle bien plus fort des origines socio-économiques et des effets de marginalisation culturelle. Ils relèvent l’effet d’une caractéristique française importante, la laïcité. Tout en en soulignant les apports, ils relèvent que la laïcité permet de prendre en compte les religions, mais pas ce qui relève de la foi religieuse [2]. Ceci est prégnant selon eux pour les autorités, mais aussi pour une partie des sciences sociales ainsi qu’on a pu le voir lors du débat lancé en 2015 sur « l’islamisation de la radicalité » et la « radicalisation de l’Islam ». Mais surtout, leur argumentation souligne le rôle crucial de ce que l’on peut appeler un « concept stratégique », c’est-à-dire une catégorie employée par les acteurs publics pour analyser une réalité sociale et mettre en place une action publique en réponse à la situation objectivée. En amont de l’acte terroriste les Britanniques ont ainsi créé au début des années 2000 le concept stratégique de « radicalisation ». Il a été rapidement généralisé au sein de l’Union européenne, constituant le référent professionnel fondamental de toutes les politiques publiques anti-terroristes. Pour F. Guittet et P.-E. Thuillier, la « radicalisation » est une impasse fondée sur une vision caricaturale de la violence sur laquelle elle débouche : selon eux les indicateurs constituant les étapes de la radicalisation sont des artefacts et il faut reconnaître que « le passage à l’acte » peut ne pas être explicable. En outre, l’approche contre la « radicalisation » est implicitement téléologique : elle suppose d’emblée que la finalité potentielle est la violence terroriste. Ceci amplifie selon eux l’islamophobie latente des sociétés et des pouvoirs publics en Europe. Ainsi, à lire Homo terrorismus, on pourrait penser que le résultat de la radicalisation pourrait être auto-réalisateur.

Homo terrorismus poursuit l’enquête en terrorisme en regardant ce que la lutte antiterroriste en France (très fortement critiquée l’année dernière par l’un des deux auteurs [3]) a fait aux forces de sécurité. Le constat est pour eux sans appel : la composante judiciaire, à commencer par les magistrats, a été marginalisée par les services de renseignement et de plus en plus de composantes de la fonction publique ont été enrôlées dans la lutte contre la radicalisation. La lutte anti-radicalisation et donc anti-terroriste deviendrait ainsi une sorte de paradigme global pour une action publique de plus en plus transversale. L’ouvrage ne conduit pas pour autant à une mise en accusation de l’État, car il insiste aussi sur les dynamiques sociales autonomes qui contribuent à déformer les réalités à l’origine du terrorisme. Le phénomène social qu’est le terrorisme est en effet l’objet d’un très fort investissement de divers acteurs sociaux qui en font un instrument de mobilisation sociale et principalement les « experts » sur les chaînes de télévision en continu et sur les réseaux sociaux qui jouent un rôle important et délétère dans le moment crucial de cristallisation émotionnelle de l’immédiat post-attentats. Tout ceci fait l’objet d’assez larges consensus aujourd’hui dans le monde académique et l’on saura gré aux deux auteurs d’avoir rassemblé ces constats faisant ainsi de leur essai un ouvrage didactique.

L’ordinaire social derrière l’extra-ordinaire acte terroriste

Les deux auteurs parviennent à un résultat que l’on pouvait juger difficile en lisant le sous-titre de leur ouvrage : rendre ordinaire le phénomène terroriste alors que tout est fait pour nous faire croire qu’il est exceptionnel, comme si à l’origine du choc que produit l’attentat il devrait n’y avoir que de grandes causes, comme si à l’origine de la spectacularisation macabre de la violence il y aurait à chaque fois ce que Pierre Nora a appelé naguère un « événement-monstre » [4] ou Jacques Derrida « d’événement majeur » [5]. Parce qu’ils argumentent solidement et démontent l’apparente exceptionnalité de l’attentat dit « islamiste », ils parviennent à convaincre que les origines des attentats ne sont qu’un enchevêtrement de causes ordinaires. Ceux qui ont perpétré les attentats et ceux qui les répriment transforment a posteriori la signification de l’évènement par des revendications pour les premiers et des condamnations pour les seconds, les deux adversaires se rejoignant pour faire des attentats des actes à la signification simple, à motivation uniquement religieuse. Le mécanisme est bien ici celui des « coalitions de la peur » brillamment mises au jour par Corey Robin pour les États-Unis il y a près de 15 ans [6]. En l’occurrence le religieux est là purement instrumental.

F. Guittet et E.-P. Thuillier concluent en insistant, après d’autres, sur le poids de la contingence (le « contexte ») dans l’entrée dans un processus qui peut déboucher – ou non – sur la violence. Ce faisant ils rappellent ce que trop de gens ignorent, à commencer par les pouvoirs publics, que les actes des agents sociaux sont multivariés, c’est-à-dire de nature complexe. A la différence des travaux théoriques de sciences sociales, les travaux de recherche-action, notamment ceux entrepris dans le cadre de l’appel spécifique du CNRS en 2015, tout à leur volonté de convaincre de leur « utilité » pratique pour les politiques publiques, n’ont peut-être pas assez insisté sur la complexité du monde social qui n’est réductible à aucune formule [7]. En écrivant ces lignes, juste après les attaques terroristes survenues en octobre 2020 à Paris, Conflans-Sainte-Honorine et Nice, on peut n’être pas optimiste sur le message principal de Guittet et Thuillier qui est de considérer l’ordinaire du terrorisme. Car nos sociétés produisent de façon chronique des violences homicides dont certaines sont mises en spectacle par la chambre d’écho médiatique pour le plus grand bénéfice des militants qui font progresser leurs idées et leurs causes politiques : le terrorisme est bien, comme le déclarait Habermas à Giovanna Borradori en 2004, une « pathologie de la communication » [8]. Pour la comprendre, tout est dans Homo terrorismus qui permet de penser sous le terrorisme sans s’y soumettre, ni émotionnellement ni intellectuellement.

François Thuillier et Emmanuel-Pierre Guittet, Homo terrorismus. Les chemins ordinaires de l’extrême violence, Paris, Temps présent, 2020, 174 p., 18 €.

par Sébastien-Yves Laurent, le 26 novembre 2020

Pour citer cet article :

Sébastien-Yves Laurent, « Penser le terrorisme », La Vie des idées , 26 novembre 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Penser-le-terrorisme

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Notes

[1Cf. Jérôme FERRET, Violence politique totale. Un défi pour les sciences sociales, Paris, Lemieux éditeur, 2015, 76 p.

[2On rappellera sur ce point l’intéressant essai de Jean Birnbaum : Un silence religieux : la gauche face au djihadisme, Paris, Seuil, 2016, 233 p.

[3Cf. François Thuillier, La Révolution antiterroriste, Paris, Temps présent, 2019, 246 p.

[4Au sens de Nora, le «  11 septembre  » en fut assurément un à l’échelle mondiale, mais pas les attentats de Londres et Madrid et tous ceux qui suivirent en Europe, y compris ceux de 2015 en France.

[5Cf. Jacques Derrida et Jürgen Habermas, Le concept du 11 septembre - Dialogues à New York (octobre-décembre 2001) avec Giovanna Borradori, Paris, éditions Galilée, 2004, 244 p.

[6Corey ROBIN, Fear : the history of a political idea, Oxford, Oxford University Press, 2004, 316 p.

[7Cf. le très utile ouvrage écrit par un physicien : Pablo JENSEN, Pourquoi la société ne se laisse pas mettre en équations, Paris, Seuil, «  Science ouverte  », 2018, 314 p.

[8Cf. Jacques Derrida et Jürgen Habermas, op. cit.

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