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Recension Politique Société

Comment la violence vient aux groupes

À propos de : Donatella della Porta, Clandestine Political Violence, Cambridge University Press


par Ami-Jacques Rapin , le 7 novembre 2016


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S’appuyant sur les derniers développements de la sociologie des mouvements sociaux, Donatella della Porta propose un modèle novateur pour penser les violences armées clandestines. Sans s’encombrer du concept de terrorisme, elle vise à identifier les divers mécanismes à l’œuvre dans la lutte politique armée.

Recensé : Donatella della Porta, Clandestine Political Violence, Cambridge University Press, 2013, 338 p.

Publié en 2013, Clandestine Political Violence a reçu un accueil plutôt discret et moins enthousiaste qu’on aurait pu l’imaginer compte tenu de la renommée de Donatella della Porta, professeure de sociologie politique à l’Institut universitaire européen de Florence, spécialiste des mouvements sociaux et auteure d’un ouvrage de référence consacré aux luttes armées d’extrême-gauche en Allemagne et en Italie [1]. Une recension parue dans Social Forces a certes applaudi la publication d’une étude « convaincante et opportune », issue d’un travail de recherche « magistral », mais sans mettre en perspective les principales thèses de l’auteure et sans véritablement expliciter les raisons qui motivaient un tel jugement [2]. D’autres comptes rendus furent plus nuancés, voire mitigés, tel celui de Critical Studies on Terrorism qui saluait un ouvrage « ambitieux » et « bienvenu », mais qui « malheureusement ne tient pas toutes ses promesses » [3].

Clandestine Political Violence est simultanément un ouvrage remarquable qui constitue une référence incontournable, et une étude dont tous les arguments ne suscitent pas une même adhésion. Tout l’intérêt du volume réside dans cette ambivalence qui permet de considérer à la fois les apports et les limites de l’application de la sociologie des mouvements sociaux à l’analyse des violences armées clandestines. Ces dernières se caractérisent, selon D. della Porta, par « la perpétration de tueries (killings) par de petits groupes clandestins (ou même par des individus isolés) visant des buts politiques (plus ou moins clairement établis) » (p. 2).

Cette définition préliminaire, sans doute trop rudimentaire, doit être rapportée aux quatre épisodes qui introduisent l’ouvrage et qui illustrent le dessein de son auteure : articuler analytiquement différentes manifestations de ce qu’elle considère comme « l’une des formes les plus extrêmes de violence politique » (p. 2). Les attaques du 11 septembre, les quatre décennies de campagnes d’attentats de l’ETA, les violences armées d’extrême-gauche en Italie à la fin des années 1970 et différentes tueries perpétrées par des militants d’extrême-droite dans une période récente sont les points de départ d’une réflexion résolument comparative qui s’inscrit dans une actualité brûlante, marquée par les carnages du djihadisme et les interrogations qu’ils suscitent.

Repenser la violence politique

L’ambition affichée par D. della Porta est d’offrir une conceptualisation renouvelée des formes de violence politique habituellement identifiées au « terrorisme ». Pour ce faire, les catégories d’analyse de la sociologie des mouvements sociaux sont convoquées, non sans que l’auteure juge indispensable de les enrichir d’une réflexion spécifique relative au phénomène de la violence politique, qui est envisagé dans une triple perspective : relationnelle, constructiviste et émergente. « Relationnelle », parce que l’action armée émerge et se transforme selon un processus interactif qui concerne non seulement les adversaires, mais aussi les alliés potentiels de l’acteur qui passe à la clandestinité. Dans le cas italien, par exemple, la prise d’armes répond à la répression et aux attentats d’extrême-droite, tout en étant conçue dans une perspective avant-gardiste. « Constructiviste », parce que la violence politique est « principalement symbolique » (p. 19) et procède de processus cognitifs et affectifs qui impliquent d’analyser la construction des expériences « émotionnelles » des acteurs clandestins. Toujours en Italie, les violences des « journées d’avril », en 1975, attisent ainsi la combativité des révolutionnaires en contribuant à ancrer dans leurs représentations l’inéluctabilité de l’affrontement avec un État fondamentalement répressif. « Émergente » enfin parce que la violence « possède sa propre logique » (p. 20), c’est-à-dire une dynamique spécifique qui crée et recrée les conditions de son développement dans le courant même de l’action. Qu’on pense ici à l’escalade militaire des Brigades rouges, depuis la séquestration d’un cadre de la Fiat, en 1973, à la mise à mort d’Aldo Moro en 1978. En d’autres termes, l’approche repose sur la combinaison de trois facteurs principaux : l’action réciproque, le cadrage de leur environnement par les acteurs et la contrainte exercée par le mode d’action qu’ils mobilisent.

Cette triple perspective complète et enrichit l’approche de D. della Porta dans Social Movements, Political Violence, and the State (1995). De même, l’attention nouvellement portée aux « mécanismes causaux » de la violence armée clandestine manifeste la volonté de l’auteure d’adapter sa démarche aux tendances de la recherche développées entretemps. Si l’analyse se développe toujours selon les trois niveaux macro, méso et micro (correspondant, respectivement, aux conditions contextuelles, organisationnelles et interpersonnelles dans lesquelles se déploie la violence), ce sont désormais ces mécanismes qui constituent l’armature conceptuelle de la démarche et autant de pivots permettant d’articuler les trois niveaux de l’analyse. Ils sont au nombre de douze et se répartissent dans les trois phases du parcours organisationnel des groupes clandestins de lutte armée.

Trois mécanismes interviennent dans la phase liminaire : l’accentuation de la répression à l’encontre du mouvement contestataire, l’intensification de la concurrence organisationnelle et l’activation des réseaux militants. Cette première phase, de radicalisation – au sens que possède la notion dans la sociologie des mouvements sociaux –, procède ainsi d’une interaction de plus en plus violente avec l’État (la répression enclenchant le mécanisme de l’escalade selon l’auteure), alors que, dans le même temps, l’innovation tactique et la compétition entre les groupes militant pour la même cause favorisent l’adoption de méthodes de plus en plus brutales par la composante la plus radicalisée de la contestation, qui se mobilise sur la base d’affinités militantes précédentes.

Quatre mécanismes interviennent ensuite dans la phase de violence clandestine : le cloisonnement organisationnel, le processus de militarisation, « l’encapsulation » idéologique et la clôture militante. Il s’agit de la phase durant laquelle le processus de radicalisation, arrivé à son terme, a définitivement transformé une fraction d’un mouvement social en une « secte militaire » (p. 7), l’action armée clandestine impliquant un compartimentage rigoureux, un repli du groupe sur lui-même et l’enfermement idéologique de ses membres.

Enfin, cinq mécanismes caractérisent la phase finale, qui est celle de la déradicalisation du mouvement : la désescalade de la répression, la modération du répertoire d’action, la désactivation des réseaux militants, le démantèlement organisationnel et la « désencapsulation » individuelle. Ce processus de déradicalisation permet d’opérer ce que John Horgan nomme le « désengagement » individuel du terrorisme [4].

Parmi les quatre cas considérés dans l’ouvrage, celui de l’extrême gauche italienne offre l’illustration empirique la plus convaincante. À une phase de radicalisation caractérisée par un processus d’escalade de la violence (depuis les réactions suscitées par le massacre de la Piazza Fontana, le 12 décembre 1969, à celles qui suivent les affrontements des journées d’avril 1975), succède une phase de lutte armée clandestine marquée par l’action des Brigades rouges qui regroupent initialement des militants du mouvement contestataire, aspirant à reprendre le combat insurectionnel de la résistance communiste, mais progressivement happés par la logique militaire de leur attaque portée au cœur de l’État. Quant à la phase de désengagement, elle est à la fois favorisée par les loi antiterroristes des années 1980, qui facilitent la rupture du « pacte d’allégeance » passé avec l’organisation (p. 271), et par une évolution de la culture militante qui remet en cause le centralisme bureaucratique, la théorie de la guerre révolutionnaire et le principe selon lequel la fin justifie les moyens.

Une approche heuristique de la causalité

La contribution de D. della Porta à l’étude des violences armées clandestines est considérable. Son volume offre un cadre conceptuel de référence et constitue une véritable alternative pour ceux que Richard Jackson nomme les « rejectionists ». Ces derniers, qui récusent que le concept de « terrorisme » soit une catégorie pertinente pour décrire la violence politique clandestine, ont trouvé en D. della Porta une alliée de poids. Ses travaux permettent en effet d’infirmer la critique de feu Paul Wilkinson, selon qui les rejectionists s’avèrent incapables de formuler une alternative crédible aux approches « orthodoxes » du terrorisme [5].

Ce reformatage conceptuel doit beaucoup à une réappréciation de l’explication causale. En la matière, l’auteure s’inscrit dans une tendance déjà affirmée de la recherche en sociologie des mouvements sociaux, tout en apportant une contribution personnelle à la définition des mécanismes causaux. Alors que Charles Tilly, dont l’influence déterminante sur l’étude de l’action collective conflictuelle n’est plus à présenter, les définit simplement comme des « événements qui modifient les relations au sein d’un ensemble particulier d’éléments » [6], D. della Porta propose d’envisager les mécanismes causaux comme des « chaines d’interactions filtrant des conditions structurelles et provoquant des effets » (p. 24). Une telle définition renvoie directement à la fonction méthodologique que doivent remplir ces mécanismes dans l’analyse, à savoir articuler les facteurs contextuels, organisationnels et interpersonnels dont procède le déploiement de la violence. Ceci ressort encore plus clairement lorsque les mécanismes causaux sont présentés comme des « enchaînements d’événements génératifs liant des causes macrosociologiques (telles que des mutations contextuelles) à des effets cumulatifs (par exemple des cycles de contestation) par des acteurs individuels et/ou organisationnels » (p. 24).

Considérés comme robustes lorsqu’ils interviennent de manière similaire dans des situations diverses, ces mécanismes sont le véritable enjeu de l’analyse à la fois parce qu’ils procèdent de la démarche comparative, parce que leur identification garantit la cohérence de l’objet (c’est-à-dire des fonctionnements identiques dans des circonstances différentes) et parce qu’ils sont au principe de la conceptualisation du phénomène considéré. C’est l’ajout de cette pièce méthodologique qui a donné plus d’homogénéité et de portée aux analyses comparatives que proposait D. della Porta en 1995 et qui est au principe de la reformulation du cadre conceptuel de Clandestine Political Violence.

Solide, ce cadre fournit à la fois une orientation heuristique (la triple perspective relationnelle, constructiviste et émergente) à toute réflexion visant le phénomène de la violence politique, quelle que soit la forme qu’elle revêt, et une panoplie de mécanismes qui sont autant de balises conceptuelles permettant d’apprécier l’importance des facteurs de l’action réciproque, de la montée aux extrêmes, de la militarisation et de l’enfermement idéologique et individuel dans le cas d’une action armée clandestine, collective, structurée et prolongée.

Le cas limite du djihadisme

La démarche de Donatella della Porta n’est cependant pas entièrement convaincante, et Clandestine Political Violence ne saurait susciter une adhésion inconditionnelle.

Le principal problème, qui apparaît rapidement à la lecture de l’ouvrage, se situe dans l’approche comparative qu’il fait sienne. Comme l’ont relevé la plupart des commentateurs, il y a un déséquilibre manifeste dans le traitement des différents cas étudiés. Or les implications de ce fait n’ont pas toujours été bien notées. Si un (ou plusieurs) des cas retenus faisait l’objet d’un traitement plus approximatif que les autres, ce serait l’ensemble de la démarche qui serait fragilisé et tout particulièrement l’identification des mécanismes causaux robustes qui, par définition, doivent être identiques d’un cas à l’autre.

Pour tout dire, et le dire rapidement, le djihadisme n’entre pas facilement dans un cadre conceptuel largement élaboré à partir de l’étude du cas italien (le mieux documenté de l’ouvrage) et tributaire de l’analyse des cycles de mobilisations et démobilisations sociales des années 1970-1980 en Europe. L’auteure doit d’ailleurs le concéder à demi-mot à plusieurs reprises, comme lorsqu’elle admet que le « djihadisme global » a procédé de l’interaction de conflits multiples dans différents États plutôt que d’une stratégie répressive spécifique dans un seul État (p. 69), quand elle rapporte qu’Al-Qaida a été définie comme une idéologie plus que comme une organisation (p. 169), ou encore lorsqu’elle relève qu’Al-Qaida est passée d’une tactique de guérilla à une forme de violence clandestine déterritorialisée (p. 197). La difficulté à identifier et ordonner les « épisodes » (ces ensembles reliés d’événements qui, chez Tilly, comprennent les phénomènes à expliquer) d’une configuration conflictuelle complexe – et déjà militarisée de longue date – déjoue ainsi le dispositif conceptuel élaboré à partir de configurations conflictuelles plus simples, moins militarisées et mieux adaptées à l’étude de cycles de protestation et de mobilisation sociales. Autrement dit, à la lecture de l’ouvrage, un doute s’insinue sur la véritable uniformité des « processus », des enchaînements de mécanismes causaux, impliqués dans chacun des cas considérés.

Le cas du djihadisme aurait également pu inciter à plus de prudence et de nuances dans la définition d’un objet d’analyse trop strictement cloisonné, la violence politique clandestine étant conçue comme fondamentalement différente de la « résistance armée » (p. 9). Il faut sans doute y voir un héritage encombrant des terrorism studies, comme lorsque D. della Porta affirme que cette forme de violence implique « l’intention de donner la mort ou de causer de sérieux dommages physiques à des civils dans l’intention de les intimider et de les juguler » ou encore que son étude « ne traite ni des guerres civiles, ni des résistances armées ni des révolutions » (p. 10). Une approche réellement relationnelle ne pousserait-elle pas plutôt à concevoir que la violence armée clandestine (qui n’implique pas nécessairement de cibler des civils) a quelque chose à voir avec d’autres formes de violence politique auxquelles elle peut parfaitement participer ? C’est bien ce qu’illustre le cas du djihadisme qui, selon les circonstances, ne saurait être péremptoirement dissocié de la guerre civile, de la résistance armée ou de la révolution.

Enfin, il faut relever une incertitude qui est précisément relative au répertoire d’action, c’est-à-dire aux moyens d’agir en commun, selon la définition classique de Tilly, en l’occurrence par les armes, qu’analyse l’auteure. En commentant les quatre épisodes qui introduisent son ouvrage et illustrent son propos, D. della Porta note au passage que les attentats en question ont été perpétrés soit par des petits groupes clandestins soit par des acteurs individuels. Mais, si l’attentat est un acte qu’un individu isolé peut commettre, pourquoi le facteur organisationnel ou le facteur de l’action collective seraient-ils inhérents aux mécanismes causaux robustes de la violence armée clandestine ? Telle qu’elle a été développée dans le cadre de la sociologie des mouvements sociaux, la notion de répertoire d’action est mal ajustée au phénomène de la violence armée et ne permet pas de penser les formes individuelles que cette dernière peut prendre. Que l’attentat soit à la portée du premier venu est précisément ce qui constitue toute la spécificité et toute la complexité de cette forme de violence politique par rapport à toutes celles qui procèdent nécessairement d’une action collective.

Avec Clandestine Political Violence, Donatella della Porta nous offre une belle boîte à outils qui est suffisamment bien équipée conceptuellement pour contenir des instruments susceptibles de répondre y compris aux réserves que l’ouvrage pourrait susciter. Reformulés en termes plus généraux, moins directement orientés vers le contexte européen des années 1970-1980, les mécanismes causaux identifiés par l’auteure peuvent parfaitement intégrer le cas complexe du djihadisme pour autant que ses différentes composantes (la Gama’a Islamiya égyptienne, le GIA algérien, le Hamas, Al-Qaida dans la Péninsule arabique, Al-Qaida central ou encore des initiatives spontanées que D. della Porta convoque alternativement pour étayer sa démonstration) soient envisagées selon leur dynamique spécifique. De même, une partie du cadre conceptuel de l’ouvrage n’interdit pas de concevoir des configurations conflictuelles dans lesquelles logiques d’action collective et logiques d’action individuelle puisent au même registre d’actions violentes.

par Ami-Jacques Rapin, le 7 novembre 2016

Pour citer cet article :

Ami-Jacques Rapin, « Comment la violence vient aux groupes », La Vie des idées , 7 novembre 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Comment-la-violence-vient-aux-groupes

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Notes

[1Donatella della Porta, Social Movements, Political Violence and the State, Cambridge University Press, 1995.

[2Patrick Rafail, « Clandestine Political Violence by Donatella della Porta », Social Forces, vol. 94, n° 3, 2014, p. 63.

[3Emmamuel-Pierre Guittet, « Clandestine Political Violence by Donatella della Porta », Critical Studies on Terrorism, vol. 8, n° 3, 2015, p. 534-536.

[4John Horgan, The Psychology of Terrorism, Routledge, 2014.

[5Voir respectivement Richard Jackson, « In Defence of “Terrorism” : Finding a Way Through a Forest of Misconceptions », Behavioral Sciences of Terrorism and Political Aggression, vol. 3, 2011, p. 117 ; et Paul Wilkinson, « Is Terrorism Still a Useful Analytical Term or Should it be Abandoned ? Yes : The utility of the Concept of Terrorism », in R. Jackson et S. J. Sinclair (dir.), Contemporary Debates on Terrorism, London, Routledge, 2012, p. 11.

[6Charles Tilly, « Historical Analysis of Political Process », in Jonathan H. Turner (dir.), Handbook of Sociological Theory, New York, Springer, 2006, p. 571.

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