Les découvertes de la biologie contemporaine donnent un contenu empirique à l’idée bergsonienne selon laquelle les animaux insèrent de l’indétermination dans le monde. Bergson apparaît dès lors comme le complément philosophique nécessaire aux avancées de l’éthologie et de la biologie de l’évolution.
Ces dernières décennies, les recherches sur les animaux non-humains et sur l’animalité se sont multipliées. De plus en plus de travaux sont consacrés au bien-être animal [1], et, par-delà l’éthique animale, de nouvelles disciplines académiques ont émergé, parmi lesquelles la sociologie des animaux, la zoosémiotique et la philosophie animale. Surtout, de nouvelles collaborations interdisciplinaires se sont mises en place, associant littérature, histoire, biologie, géographie, philosophie ou encore histoire de l’art. S’est ainsi constitué le corpus de recherches que nos voisins anglo-saxons appellent les animal studies. L’attention croissante portée aux animaux non-humains excède le monde universitaire, comme en témoignent l’engouement pour les documentaires animaliers et le succès de certaines publications, académiques ou non, notamment celles d’Émilie Dardenne, de Vinciane Despret, de Michel Pastoureau, ou encore de Jonathan Birch qui a contribué au développement du concept de sentience [2]. Cet intérêt nouveau pour les animaux s’explique à la fois par les découvertes contemporaines sur l’intelligence animale, et par la situation écologique actuelle, qui place au premier plan de notre avenir les interactions que nous entretenons avec les autres espèces.
Dans ce contexte, certains noms philosophiques de l’histoire ressurgissent, de manière plus ou moins justifiée. Jeremy Bentham, par exemple, est souvent invoqué comme pionnier de l’éthique animale pour avoir soutenu que le statut moral des animaux ne devait pas reposer sur la question « Peuvent-ils raisonner ? », ni « Peuvent-ils parler ? », mais « Peuvent-ils souffrir ? » (ce qui ne l’empêchait pas de penser qu’ « il devrait nous être permis de les manger autant qu’il nous plaît : nous nous en trouvons mieux ; et ils ne s’en trouvent jamais pires », An Introduction to the principles of morals and legislation). Jakob von Uexküll retrouve également une place de choix à la fois auprès des biologistes du comportement et des philosophes, ayant montré que les animaux étaient capables d’un rapport signifiantavec le monde (quoiqu’ils soient limités dans leurs significations, leur monde était essentiellement univoque contrairement à celui des êtres humains). Les philosophes de l’histoire française, eux, sont rarement sollicités, sinon pour illustrer une position archaïque qui réduit l’animal à une machine, dépourvue de sentiment et de conscience – c’est alors René Descartes qui incarne la figure à abattre.
La philosophie française n’a pourtant pas attendu le XXIe siècle pour s’intéresser au sort des animaux, et on trouve déjà chez Denis Diderot, Jean-Jacques Rousseau, ou plus tard Maurice Merleau-Ponty, des questionnements proches de nos interrogations actuelles. Mais celui qui – de façon peut-être inattendue – a développé une philosophie réellement appropriée aux débats de la biologie contemporaine sur le comportement animal est Henri Bergson. Invoquer Bergson pour réfléchir au statut des animaux non-humains peut sembler incongru, le philosophe ne faisant que peu de cas de la question de l’éthique animale, et n’utilisant les recherches éthologiques que pour éclairer des questions biologiques ou sociologiques. L’objectif de Bergson ne semble pas en effet pas de réformer notre compréhension de l’animal, ni la science qui y conduit. Cependant, l’animal est omniprésent dans son œuvre, apparaissant comme un modèle nécessaire à la fois pour penser l’humanité, et pour la replacer dans le mouvement général de l’évolution. Ainsi, bien que l’animal ne soit jamais le point focal des argumentations bergsoniennes, il tient une place cruciale dans sa philosophie, et notamment dans L’Évolution créatrice.
Cet ouvrage, publié en 1907, traite de la biologie de l’évolution qui anime les débats biologiques, psychologiques, philosophiques et politiques depuis la fin du XIXe siècle. L’un de ses concepts centraux, l’élan vital, sert à exprimer ce que les théories évolutionnistes de l’époque, que ce soit le darwinisme, le lamarckisme, l’orthogenèse ou le mutationnisme, laissent de côté : l’historicité de l’évolution, c’est-à-dire la dimension créatrice du temps (Bergson parle de durée) à travers les générations. Par ce concept, Bergson essaie de penser le processus par lequel chaque génération hérite de toute l’histoire qui l’a précédée tout en apportant quelque chose de nouveau, le fait que chaque espèce porte des caractéristiques communes à toutes les formes de vie, tout en étant unique en son genre. Dans ce contexte théorique, les animaux non-humains servent à la fois de modèles pour penser l’origine des facultés humaines, et de pierres de touche pour mettre en valeur nos différences – une méthode comparative populaire à l’époque, déjà développée par Charles Darwin dans La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe et L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux. [3] Bergson se réfère ainsi à certains travaux choisis de ses contemporains : les recherches de l’évolutionniste George John Romanes sur l’évolution mentale, mais surtout celles des entomologistes, notamment Jean-Henri Fabre, connu pour ses Souvenirs entomologiques qui détaillent le comportement des insectes. Étudier les animaux ne permet pas seulement à Bergson de comprendre notre place dans l’histoire de la vie, mais aussi de réfléchir au sens même de l’évolution ; l’animal, tout en étant un cas particulier d’être vivant, selon Bergson – ni végétal ni humain – révèle en effet des propriétés de l’élan vital.
L’animal que nous ne sommes plus
Dans toutes les œuvres de Bergson, l’animal est utilisé pour révéler à la fois nos origines, et un rapport originaire au monde recouvert et désormais masqué par l’usage de notre intelligence. Ainsi, pour penser le fondement moteur de notre perception, Bergson utilise l’exemple du chien qui aboie joyeusement à l’arrivée de son maître (Matière et mémoire), ou encore celui de l’insecte qui ne s’envole qu’à la vue de fleurs bleues (Histoire de l’idée de temps). Ces exemples montrent que la perception n’est pas toute spirituelle, mais aussi ancrée dans le corps, ce qui signifie aussi qu’au travers des réactions motrices de ces animaux, se manifeste une forme de conscience :
« [I]l est […] inadmissible que cet insecte agisse de manière toute machinale. […] Il a une conscience, évidemment bien différente de la nôtre, mais il a conscience de ce qui se passe en lui, et c’est sous une forme consciente que lui apparaît évidemment la distinction entre cette couleur et les autres couleurs. » [4]
Les animaux non-humains aussi sont conscients puisqu’ils perçoivent et qu’ils agissent, même si cette conscience est d’abord corporelle. Cette conscience, qui « signifie mémoire » et « anticipation de l’avenir », éclaire le choix de leur mouvement, et même « elle correspond exactement à la puissance de choix dont l’être vivant dispose […] : conscience est synonyme d’invention et de liberté » [5]. Là encore, c’est par l’étude des animaux non-humains que nous pouvons comprendre que notre propre conscience est un instrument de liberté. L’animal sert aussi à penser le phénomène social dans Les Deux sources de la morale et de la religion. L’organisation parfaite (parce qu’instinctive) des sociétés animales, ainsi que leur clôture manifestent à l’extrême une tendance interne à nos propres sociétés à l’effacement de l’individualité, au repli de la société sur elle-même, à l’exclusion de l’autre. Néanmoins, dans les sociétés humaines, cette tendance est contrebalancée par notre liberté qui permet l’expression de l’individualité, et parfois l’ouverture au reste de l’humanité et même à toute la nature [6].
Car l’humain n’est plus l’animal : l’espèce humaine a divergé de telle sorte que sa différence avec les autres espèces animales est désormais, selon Bergson, incommensurable. Néanmoins, ce qui distingue l’être humain, ce n’est pas une essence particulière ou une faculté qui lui serait propre (car « l’on rencontre toutes les facultés de l’homme chez l’animal, ou du moins chez certains animaux »), mais plutôt une multitude de différences, qui sont moins de nature que de degré. L’animal sent plutôt en lui, dans son corps, ce que nous avons tendanceà représenter mentalement, conceptuellement, dans un espace abstrait.
Ainsi, si l’être humain distingue précisément les objets, les autres animaux « ne les distinguent pas aussi nettement, ni les uns des autres, ni d’[eux]-mêmes ». De même, la reconnaissance, par exemple, du maître par son chien, ou de la couleur bleue par l’insecte est « plutôt vécue que pensée ». La conscience de l’animal n’est donc pas inexistante, mais, d’après Bergson, prisonnière de son corps et de l’action, soumise aux limites de son instinct. Condamné au présent, l’animal ne peut, contrairement à nous, mobiliser à souhait ses connaissances, puisque « [l]a connaissance est plutôt jouée et inconsciente dans le cas de l’instinct, plutôt pensée et consciente dans le cas de l’intelligence ». L’animal vit ainsi plutôt de l’intérieur ce que nous tendons à poserdans un espace extérieur, homogène. À rebours de la tradition philosophique, Bergson ne place donc pas la distinction de l’être humain dans une faculté introspective, mais au contraire dans une tendance à l’extériorisation, qui se manifeste à travers l’intelligence, le langage, la science, la technique, la religion, etc. Cette tendance à l’extériorisation (et donc à l’objectivation) n’est pas inexistante chez l’animal, mais moindre, ce qui s’explique par une différence de système nerveux. Notre cerveau est en effet d’une sophistication telle que nos choix ne sont pas en nombre fini mais indéfini : nous pouvons « apprendre n’importe quel exercice, […] fabriquer n’importe quel objet, enfin […] acquérir n’importe quelle habitude motrice » [7]. La différence de degré (de complication du cerveau) est donc en même temps une différence de nature.
Cette différence n’implique cependant pas une hiérarchie, puisque l’évolution ne se fait pas selon un progrès linéaire, mais « en forme de gerbe », chaque direction prise par l’évolution exprimant quelque chose du vital, et étant ainsi complémentaire de toutes les autres. Ce que l’être humain gagne en liberté, il le perd donc en compréhension – ce que Bergson résume par ce verdict tragique :
« Il y a des choses que l’intelligence seule est capable de chercher mais que, par elle-même elle ne trouvera jamais. Ces choses, l’instinct seul les trouverait, mais il ne les cherchera jamais. » [8]
Alors que l’animal a un rapport immédiat et sûr au monde – une relation de sympathie avec le reste du vivant, l’être humain, prisonnier de sa réflexion, demeure extérieur au monde, aux objets, à la vie même ; et ce n’est qu’au prix d’un effort philosophique difficile qu’il peut retrouver cette relation originaire, celle que l’animal vit sans effort. L’étude de l’animal nous offre des clés précieuses pour comprendre la vie : en analysant la façon dont l’animal connaît et agit, nous découvrons la possibilité de ce rapport intime au vivant que notre intelligence peut alors tâcher de (re)conquérir par un effort d’intuition.
Mais déjà, l’analyse du rapport entre humanité et animalité indique un certain sens de l’évolution. Elle permet en effet à Bergson de découvrir, à travers le foisonnement des formes au cours de l’évolution, une libération progressive de la conscience. L’être humain n’est pas le seul être conscient : « se sont développées d’autres formes de la conscience », et même la conscience est « coextensi[ve] à la vie ». Ainsi tous les vivants participent de la conscience de la vie, qui est « exigence de création » [9].
Une créativité proprement animale ?
Il est vrai que les organismes ne sont pas tous également conscients : la conscience est en effet endormiechez les végétaux condamnés à l’immobilité, dans un demi-sommeil chez l’animal, éveillée et épanouie uniquement chez l’être humain [10]. Elle n’est est pas moins, selon Bergson, universelle. L’universalité de la conscience dans le vivant s’explique à la fois par la manière dont Bergson conçoit l’évolution, et par le sens particulier qu’il attribue à la conscience. Pour Bergson, « vivre consiste à agir », c’est-à-dire que le propre d’un organisme, par opposition à un objet inerte, est qu’il ne produit pas des effets nécessaires, strictement déterminés par les conditions physiques, mais des actions, qui « insère[nt] de l’indétermination dans la matière ». Ainsi, la créativité de l’élan vital qui produit des formes biologiques toujours nouvelles se prolonge dans les actions des êtres vivants : « tout mouvement d’un organisme qui manifeste de la spontanéité apporte quelque chose de nouveau dans le monde » (c’est d’ailleurs parce que la plante est immobile que sa conscience est endormie et donc inefficace). Bergson emploie le terme spirituel de « conscience » pour désigner la créativité de l’évolution comme des organismes, en accord avec le sens particulier que le philosophe donne à la spiritualité : « une marche en avant à des créations toujours nouvelles, à des conclusions incommensurables avec les prémisses et indéterminables par rapport à elles » [11].
Comment expliquer cette créativité chez des animaux non-humains ? Par leur conscience individuelle, c’est-à-dire par leur mémoire, qui leur permet de solliciter le passé pour anticiper l’avenir, et ainsi choisirleurs actions. La conscience est en effet « synonyme d’hésitation ou choix ». C’est parce que la mémoire éclaire le choix des organismes que ces derniers n’agissent pas de façon automatique, mais sont au contraire des « machines à contingence », « à fabriquer de l’imprévisible ». Ainsi, la conscience coextensive à la vie se particularise dans les consciences des vivants. On peut cependant se demander comment la mémoire des animaux peut éclairer leurs choix, si elle ne passe pas, comme chez l’être humain, par des représentations mentales ou des concepts. La solution bergsonienne est de dire que le passé est alors « plutôt joué que pensé ». C’est à même le corps de l’animal que s’exprime sa conscience, ce qui n’empêche pas celle-ci d’être efficace : elle permet au chien de reconnaître son maître, à l’insecte de percevoir les fleurs bleues – à l’animal d’agir en fonction de son expérience passée. Bergson invite donc à penser, pour l’animal, une forme de conscience immédiatement « extériorisée en mouvements de locomotion » [12].
Néanmoins, la créativité dont il est ici question semble toute négative : il s’agit bien d’actions indéterminées (ce ne sont pas les conséquences nécessaires de causes physiques), mais non d’actions dont la spontanéité apporte quelque chose de nouveau. Bergson n’exclut pas cependant la possibilité d’une vraie faculté créatrice chez les animaux, et c’est là son originalité. Puisque, en effet, la distinction entre l’être humain et l’animal, bien qu’immense, n’est pas tranchée, l’être humain n’est pas purementintelligent – ce qui lui permet de parvenir à une intuition de la vie en faisant collaborer son intelligence avec les sédiments d’instinct – mais l’animal n’est pas non plus purementinstinctif. « L’instinct est toujours plus ou moins intelligent », et l’articulation des deux facultés permet aux animaux de faire preuve de créativité. Bergson parle ainsi d’un « commencement d’invention » visible à travers certains comportements, notamment la fabrication d’outils ou le développement de dispositifs nouveaux (Bergson donne l’exemple de la nidification à l’air libre par les abeilles). Néanmoins, l’expression de cette créativité est exceptionnelle : l’animal « n’échappe à l’automatisme que pour un instant » [13].
Bergson théorise ainsi deux formes de conscience animale :
– Une conscience instinctive, corporelle – que l’on pourrait peut-être rapprocher, avec prudence, du concept contemporain de sentience [14] – qui permet à l’animal de choisir son action, mais dont la créativité semble surtout négative (l’action n’est pas déterminée).
– Une conscience invention, rendue possible par les « lueurs d’intelligence » [15] qui entourent l’instinct animal. Cette conscience ne s’exprime que rarement et localement : « les portes de la prison se referment aussitôt ouvertes » [16], mais elle est véritablement créatrice.
Bergson conçoit donc, à côté de la conscience humaine, caractérisée par des représentations mentales et des concepts, plusieurs autres types de consciences animales, et même « d’autres intelligences » [17]. La philosophie animale de Bergson est donc doublement originale. D’une part, elle accorde aux animaux une faculté d’invention que la tradition philosophique, de Rousseau à Heidegger, leur refusait, les considérant comme des êtres bornés par leur instinct, enfermés dans les limites d’un milieu gouverné par leurs besoins (par opposition au monde humain, ouvert et équivoque). D’autre part, au lieu de penser seulement une hiérarchisation des formes de conscience, Bergson souligne leur diversité et leur complémentarité. L’animal présente une autreforme de conscience que la conscience humaine, ce qui signifie qu’on ne peut la comprendre à partir de nos schèmes anthropomorphiques.
Comprendre le comportement animal. Bergson et l’éthologie contemporaine
Puisque la conscience animale n’est pas (seulement) une conscience moindre par rapport à la conscience humaine, mais bien une conscience différente, toute approche qui interpréterait sans examen critique le comportement animal comme le symptôme d’affects ou de processus identiques aux nôtres, quoiqu’inégalement développés, est vouée à l’échec. Une telle méthode interprétative ne peut valoir que dans certains cas précis, c’est-à-dire lorsqu’elle est justifiée par la proximité phylogénétique de l’espèce étudiée : on fait alors appel au principe de parcimonie [18] pour fonder l’approche anthropomorphique. Car il ne s’agit pas non plus d’être victimes de l’excès inverse qui consisterait à réduire l’instinct animal à un assemblage de « mécanismes construits pièce à pièce », et ses comportements à des réactions mécaniquement déterminées. Une telle vision conduirait, au nom de l’objectivité, à faire des animaux des machines semblables à celles que nous fabriquons, c’est-à-dire à projeter indûment nos schèmes logiques sur les comportements des autres espèces. Nous pécherions alors par anthropocentrisme, considérant à tort notre intelligence, certes efficace pour connaître et manipuler la matière inerte, comme le point de vue absoluà partir duquel comprendre tout le vivant. Puisque l’évolution se fait « en forme de gerbe », c’est-à-dire par divergence des espèces, l’intelligence n’est « qu’une émanation, ou un aspect de la vie », une des façonsde connaître le monde. Lorsque la science pense l’animal sur le modèle de la machine – comme l’ont fait au milieu du XXe siècle les béhavioristes [19], interprétant le comportement comme une réponse réflexe à un stimulus, influencée par les mécanismes sensori-moteurs acquis par l’apprentissage – elle ne parvient pas à une véritable compréhension de l’instinct, mais en donne seulement une « traduction en termes d’intelligence » [20].
Quelle méthode alors adopter pour interpréter le comportement animal ? Au lieu d’analyser les comportements, pour tenter d’élucider les mécanismes qui les sous-tendent, il faudrait au contraire tâcher de saisir leur continuité, de comprendre, à travers leur diversité, la cohérence qui les fonde. Une telle méthode d’intégration, opposée aux démarches analytiques traditionnelles de la science, caractérise selon Bergson le travail de l’intuition philosophique, c’est-à-dire de l’intelligence s’élargissant aux franges d’instinct pour sympathiser avec son objet. Ce travail d’intégration n’est pas contradictoire avec la recherche scientifique, selon Bergson, il est au contraire le moteur de son progrès. L’intuition intègre les différentes découvertes de la science pour leur donner du sens, et éclairer la recherche à venir, réalisant ainsi l’union « tant désirée » de la philosophie et de la science.
Il s’agit donc, en s’inspirant de la façon dont les animaux interagissent avec le monde, de faire preuve nous aussi de sympathie à leur égard, pour mieux les comprendre, scientifique et philosophiquement [21]. Cela suppose de nous immerger dans leur quotidien, pour tenter d’apprendre « ce qui compte pour eux, de leur point de vue », comme l’écrit la primatologue Shirley Strum à propos des babouins. La proposition bergsonienne semble en effet trouver son application dans l’éthologie [22] contemporaine, dont le principal défi est de parvenir à trouver des dispositifs d’observation et d’interprétation qui nous permettent de comprendre réellement les autres animaux, par-delà nos préjugés mécanistes et sans perdre en scientificité.
Cela implique de repenser nos méthodes comme nos questions pour les adapter à la diversité des consciences animales. Cette nécessité apparaît par exemple à travers les limites du test du miroir utilisé pour évaluer la conscience de soi des autres animaux. Ce test consiste à apposer une marque visible, par exemple de peinture, sur le corps de l’animal et à lui présenter un miroir. Si l’animal, face à son reflet, essaie d’enlever la tâche, c’est qu’il reconnaît son propre corps et possède donc une conscience de soi. Néanmoins, certains animaux considérés comme « supérieurs » du point de vue de leurs capacités cognitives, échouent à ce test ; c’est le cas des chiens et des babouins. On en a d’abord conclu qu’ils étaient dénués d’une telle conscience. En réalité, l’interprétation des résultats était faussée par la façon même dont on leur posait la question. Car la perception des chiens, contrairement à la nôtre, s’appuie très peu sur la vision. Une recherche récente a ainsi montré que si on leur présentait non un miroir, mais leur propre odeur, ils étaient tout à fait capables de se reconnaître [23]. De même pour les babouins, espèce caractérisée par des relations sociales complexes : un ensemble d’observations montre qu’ils ont une conscience d’eux-mêmes au sein de la structure sociale. Ils sont en effet capables d’utiliser la connaissance qu’ils ont de leur place au sein du groupe et leur compréhension plus générale de la structure sociale pour optimiser le succès de leurs actions (observations non publiées, dans le cadre du Tsaobis Baboon Project, rapportées par Alecia Carter). Ces exemples nous montrent l’importance d’appréhender les autres consciences pour elles-mêmes, et non sur le modèle de la conscience humaine.
C’est donc par un effort de sympathie à l’égard des autres animaux que nous pouvons progresser théoriquement. Cet effort, qui est aussi un effort de décentrement, est précisément celui que Bergson appelait de ses vœux, et dont il fondait la possibilité à la fois sur la continuité évolutive de l’humain avec les autres espèces animales, et sur la reconnaissance de notre divergence. Mais cette sympathie ne permet pas seulement un progrès théorique, elle enveloppe aussi une dimension éthique : elle transforme la façon dont nous percevons et traitons les autres animaux. En nous rendant attentifs à leurs spécificités, elle nous incite en effet à modifier nos pratiques pour mieux promouvoir leur bien-être. Notamment, des recherches récentes ont mis en avant la nécessité de favoriser l’expression des diverses formes d’agentivité animale, que ce soit en préservant leur habitat naturel, ou en améliorant leurs conditions de captivité. L’agentivité (agency) désigne alors l’exercice par les animaux de leur faculté de choisir, le développement de leurs compétences propres, voire l’expression de leur créativité.
Car cette méthode d’observation fondée sur la sympathie rend visible la diversité des inventions dont sont capables les animaux non-humains, des outils sophistiqués des corbeaux aux filets de bulles des baleines [24], en passant par les sauts périlleux des blaireaux [25]. Et ce que la biologie découvre aujourd’hui, c’est que, comme le pressentait déjà Bergson, ces inventions, loin d’être anecdotiques, jouent un rôle crucial dans l’évolution.
Changer nos théories. Bergson et la théorie de l’évolution
Ces dernières décennies, les recherches au sujet des inventions animales et de leur influence sur les dynamiques écologiques et évolutives se sont multipliées. Ces recherches, donnant rétrospectivement raison à l’intuition bergsonienne selon laquelle tous les organismes participent de la créativité du processus évolutif, montrent que les actions des êtres vivants peuvent transformer les conditions écologiques et les pressions sélectives, contribuant ainsi à l’imprévisibilité de l’évolution. Cela conduit à une révision de la théorie de l’évolution, qui touche ses propositions scientifiques, mais aussi sa structure philosophique [26]. Il s’agit en effet de faire la place, dans nos modèles, non seulement à des causes, mais à des agents dont les interactions avec l’environnement, loin d’être les effets nécessaires de lois immuables, s’expliquent en partie par leur histoire et par leur mémoire.
On a en effet découvert que de nombreux animaux, appartenant à une grande diversité d’espèces, étaient capables d’inventer de nouveaux comportements, non déterminés génétiquement et susceptibles de se propager dans la population. Certaines innovations [27] semblent dénuées d’utilité, comme le port, par les orques, d’un saumon mort sur leur rostre (comportement qui, après avoir été quelque temps « à la mode » à Puget Sound, a fini par disparaître… avant de réapparaître tout récemment !). D’autres, en revanche, peuvent s’avérer déterminantes pour l’avenir d’une population, voire de l’espèce entière. C’est notamment le cas de la nidification dans les falaises, développée par les crécerelles de Maurice alors qu’elles étaient menacées d’extinction. L’introduction des macaques sur l’île avait en effet compromis leur survie, les macaques faisant régulièrement tomber les nids des arbres.
L’invention de cette technique de nidification par un couple de crécerelles, rapidement adoptée par les rares autres individus restants, a permis de restaurer presque entièrement leur population. Un autre exemple est celui des orques qui, face à la raréfaction de leurs ressources alimentaires dans les îles Aléoutiennes, ont commencé à chasser les loutres. Cette innovation est particulièrement intéressante, car elle a non seulement permis aux orques de s’adapter aux changements environnementaux, mais, plus largement, elle a eu des répercussions sur tout l’écosystème. La diminution de la population des loutres a en effet entraîné la prolifération de leurs proies, les oursins, ce qui a gravement affecté les forêts de varech essentielles à la biodiversité locale.
Les innovations des animaux peuvent donc bouleverser leurs conditions écologiques, et, sur le long terme, avoir une incidencesur les pressions sélectives qui s’exercent sur eux – c’est-à-dire aussi sur l’évolution des espèces. Cette influence peut être à la fois directe et indirecte.
L’innovation peut en elle-même créer une nouvelle pression sélective. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui « l’effet Baldwin » (en référence au psychologue James Mark Baldwin qui l’a d’abord théorisé [28]) : lorsqu’un comportement acquis par la créativité individuelle devient un moteur pour l’évolution, induisant des changements génétiques dans la population. Prenons l’exemple des rats de Jérusalem qui ont développé une technique pour ouvrir des pommes de pin. Ce nouveau comportement élargit leur régime alimentaire, et leur donne ainsi accès à plus de ressources qu’auparavant : il est donc utile du point de vue de la survie. Néanmoins, il a un coût : celui de l’invention ou de l’apprentissage. Si par hasard apparaissait une variation génétique favorisant le développement du comportement et réduisant ainsi ce coût – par exemple, une plus grande agilité dans les pattes, elle serait alors sélectionnée. L’invention jouerait donc un rôle direct dans l’évolution de la population. Mais, même sans supposer l’apparition d’une telle variation génétique, il est probable que cette innovation influence au moins indirectement les générations à venir, puisqu’elle modifie la niche écologique des rats en leur donnant accès à une nouvelle ressource alimentaire, mais aussi à un nouvel habitat : les rats de Jérusalem ont en effet envahi les forêts de pins environnantes. L’invention, devenue innovation, a donc transformé leur milieu et les espèces avec lesquelles ils interagissent : les rats qui vivent dans ces forêts ne sont plus soumis aux mêmes pressions de sélection que leurs congénères. Il est donc raisonnable de supposer qu’après de nombreuses générations, les deux populations finiront par diverger et peut-être même à former deux variétés (voire deux espèces) distinctes. Ici c’est donc bien l’action des animaux, leurs choix et même leurs inventions imprévisibles qui sont motrices des dynamiques évolutives. Ces découvertes donnent donc un contenu empirique à la proposition bergsonienne d’une conscience co-extensive à la vie, dont la créativité participe de la créativité de l’évolution elle-même.
Ces processus d’évolution, amorcés et dirigés par la créativité des animaux, sont connus depuis longtemps mais leur importance était jusqu’à peu minorée. On jugeait ces cas anecdotiques, non décisifs dans les trajectoires évolutives. C’est que la théorie « orthodoxe » de l’évolution voit l’organisme (non-humain) comme un produit passif de l’évolution, le résultat nécessaire de la rencontre de deux chaînes causales : l’hérédité génétique et la sélection naturelle. Néanmoins, les découvertes récentes sur le lien entre l’évolution culturelle et l’évolution génétique, y compris chez les animaux non-humains, nous obligent à réviser ce cadre théorique. À rebours de la tradition, il nous faut en effet penser les animaux comme des agents, capables de modifier – quoique non intentionnellement – leur destinée évolutive. Ce changement de perspective qui touche la théorie de l’évolution dans sa structure et dans sa méthode apparaît d’autant plus nécessaire qu’elle permet d’apporter un début d’explication à l’imprévisibilité de l’évolution, jusque-là attribuée à notre ignorance. Les recherches contemporaines sur les innovations animales suggèrent en effet que cette imprévisibilité n’est pas le résultat accidentel des limites de notre savoir, mais le produit nécessaire de la créativité des êtres vivants. Ou, en termes bergsoniens : la créativité de l’élan vital s’explique en partie par l’imprévisibilité des actions des êtres vivants, c’est-à-dire au bout du compte par leur « conscience », « synonyme d’invention » [29].
La philosophie bergsonienne trouve aujourd’hui une actualité surprenante. Les découvertes de la biologie contemporaine donnent en effet un contenu empirique à l’idée bergsonienne selon laquelle les êtres vivants, et particulièrement les animaux, par leurs actions, insèrent de l’indétermination dans le monde, et prolongent ainsi la créativité de l’élan vital. Mais lire l’œuvre de Bergson, ce n’est pas seulement y trouver des intuitions rétrospectivement judicieuses. C’est aussi y découvrir les fondements philosophiques d’une nouvelle approche scientifique des êtres vivants non-humains et de l’évolution.
Il est vrai que la philosophie bergsonienne n’est pas une philosophie de la biologie au sens où nous l’entendons aujourd’hui, c’est-à-dire un travail de clarification des concepts et des méthodes biologiques problématiques. Néanmoins, Bergson, tout en distinguant la science de la philosophie, envisage une fécondation réciproque des deux disciplines, le développement d’une métaphysique plus proche du réel ouvrant la voie à des méthodes scientifiques plus adéquates [30]. Or, les méthodes de l’éthologie contemporaine reposent implicitement sur une compréhension philosophique de l’animal proche de celle développée explicitement par Bergson : une compréhension qui, ne cédant ni à l’anthropomorphisme ni à l’anthropocentrisme, autorise un usage raisonné de la sympathie fondé sur l’évolutionnisme. Cette approche conduit aussi à une conception nouvelle de l’évolution, comprise non plus comme le simple produit de l’hérédité génétique et de la sélection naturelle, mais comme une histoire dont l’imprévisibilité s’explique en partie par les actions des organismes. Là encore, la philosophie de Bergson, en s’éloignant d’une métaphysique déterministe et en soulignant l’efficace du temps biologique, offre une alternative philosophique aux présupposés réductionnistes et utilitaristes de la théorie traditionnelle de l’évolution.
Ainsi, sans prétendre se substituer aux résultats de la science ou exercer une ingérence dans son travail, la philosophie de Bergson pose les fondements théoriques et éthiques d’une nouvelle approche du vivant, et se présente aujourd’hui, de façon peut-être inattendue, comme le complément philosophique nécessaire aux avancées de l’éthologie et de la biologie de l’évolution.
Mathilde Tahar, « Penser l’animal avec Bergson »,
La Vie des idées
, 8 juillet 2025.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Penser-l-animal-avec-Bergson
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[1] Voir par exemple le rapport Ipsos de 2018 pour le Royaume-Uni.
[2] a sentience renvoie à la fois à la capacité de percevoir des émotions, et à certaines facultés cognitives, notamment à une forme de conscience non réflexive (awareness, en anglais).
[3] Il est intéressant de souligner que l’avènement de la théorie de l’évolution n’a pas seulement constitué une révolution biologique, suscitant un intérêt accru pour l’étude des animaux non-humains, mais a aussi favorisé un « tournant animalier » dans la littérature, avec la publication, entre autres, des Histoires naturelles de Jules Renard (1894), La vie des abeilles par Maurice Maeterlinck (1901), ou encore les récits de Louis Pergaud.
[4] L’exemple du chien se trouve dans Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit, Camille Riquier (éd.), Paris, Presses Universitaires de France, 2010, p. 87, celui de l’insecte dans Histoire de l’idée de temps. Cours au Collège de France 1902-1903, Camille Riquier (éd.), Paris, Presses Universitaires de France, 2016, p. 64.
[5] Voir « La conscience et la vie », dans L’énergie spirituelle, Élie During et al. (éds.), Paris, Presses Universitaires de France, 2009, p. 1‑28, p. 5-10 ; L’Évolution créatrice, Arnaud François (éd.), Paris, Presses Universitaires de France, 2007, p. 264.
[6] Les Deux Sources de la morale et de la religion, Ghislain Waterlot et Frédérick Keck (éds.), Paris, Presses Universitaires de France, 2008, p. 34.
[7] Pour les citations de ce paragraphe, voir respectivement : Henri Bergson, « Le problème de la personnalité », dans Mélanges, Paris, Presses Universitaires de France, 1972, p. 1071‑1086, p. 1085 ; Essai sur les données immédiates de la conscience, Arnaud Bouaniche (éd.), Paris, Presses Universitaires de France, 2011, p. 177 ; BMatière et mémoire, p. 87 ; L’Évolution créatrice, p. 146 ; p. 263.
[8] Pour les citations de ce paragraphe, voir respectivement : L’Évolution créatrice, p. 119 ; p. 152.
[9] Pour les citations de ce paragraphe, voir respectivement : L’Évolution créatrice, p. viii ; p. 187 ; p. 262.
[10] Voir notamment L’Évolution créatrice, p. 117, p. 132, et p. 264-265.
[11] Pour les citations de ce paragraphe, voir respectivement : Le rire. Essai sur la signification du comique, G. Sibertin-Blanc (éd.), Paris, Presses Universitaires de France, 2010, p. 115 ; L’Évolution créatrice, p. 127 ; p. 240 ; p. 213.
[12] Pour les citations de ce paragraphe, voir respectivement : L’Évolution créatrice, p. 145 ; L’Évolution du problème de la liberté. Cours au Collège de France 1904-1905, Arnaud François (éd.), Paris, Presses Universitaires de France, 2017, p. 110-115 ; L’Évolution créatrice, p. 181 ; p. 179.
[13] Pour les citations de ce paragraphe, voir respectivement : L’Évolution créatrice, p. 136‑137 ; p. 139 ; p. 264.
[14] Voir note 1. Ce concept est néanmoins surtout central dans les études sur le bien-être animal, loin des préoccupations bergsoniennes.
[18] Le principe de parcimonie est une hypothèse méthodologique selon laquelle, chez les espèces qui sont proches, les comportements similaires doivent résulter de causes semblables. Ce principe est dit parcimonieux car il réduit le nombre de processus nécessaires pour expliquer ces comportements.
[19] Le béhaviorisme est issu notamment des travaux d’Ivan Pavlov, John B. Watson et Burrhus Frederic Skinner (voir par exemple Burrhus Frederic Skinner, B.F., About Behaviorism, New York, Alfred A. Knopf, 1974).
[20] Pour les citations de ce paragraphe, voir respectivement : L’Évolution créatrice, p. 175 ; p. 119 ; p. vi ; p. 175.
[21] « Introduction à la métaphysique », dans La Pensée et le mouvant. Essais et conférences [1934], Arnaud Bouaniche (éd.), Paris, Presses Universitaires de France, 2009, p. 177-227, p. 216.
[22] L’éthologie est la science qui étudie le comportement des animaux dans leurs milieux.
[23] Voir aussi l’article d’Alexandra Horowitz, « Smelling themselves : Dogs investigate their own odours longer when modified in an “olfactory mirror” test », Behavioural Processes, vol. 143, 2017, p. 17‑24.
[24] Voir aussi l’article de David Wiley et al., « Underwater Components of Humpback Whale Bubble-Net Feeding Behaviour », Behaviour, vol. 148, nos 5‑6, 2011, p. 575‑602.
[25] Irenäus Eibl-Eibesfeldt, « The Flexibility and Affective Autonomy of Play », Behavioral and Brain Sciences, vol. 5, no 1, 1982, p. 160‑162.
[26] Voir Stephen Jay Gould, La Structure de la théorie de l’évolution, trad. M. Blanc, Paris, Gallimard, 2006.
[27] L’invention désigne un comportement nouveau, jamais observé auparavant ni chez l’individu ni dans son groupe. Le terme d’innovation est utilisé pour parler de ce même comportement lorsqu’il a été transmis et adopté par les autres membres du groupe.
[28] Ce processus évolutif, théorisé par Baldwin en 1896, et précisé, la même année, par Conwy Lloyd Morgan, a longtemps été considéré comme marginal. Le paléontologue George Gaylord Simpson, notamment, qui lui attribue, dans un article de 1953, le nom de « Baldwin effect », en réduit la portée en réaffirmant l’orthodoxie darwinienne. Ce n’est que récemment que les biologistes ont reconnu l’importance de ce mécanisme, grâce, entre autres, à l’essor des recherches sur l’influence de la culture – notamment non-humaine – sur l’évolution génétique.