Recension Philosophie

Le monde et la logique

À propos de : Sébastien Gandon, Russell global. Pour une histoire des réceptions de la philosophie analytique, Classiques Garnier


par , le 12 novembre


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Étudier la réception de la philosophie russellienne, ce n’est pas seulement comprendre comment s’est constituée la philosophie analytique : c’est aussi s’interroger sur la manière dont la logique peut être universelle, à travers ses appropriations culturelles.

Comment la logique s’articule-t-elle au monde ? Met-elle au jour des structures ou des lois qui viendraient contraindre le réel, lui imposer une forme ? Si Jules Vuillemin interrogeait la logique et le monde sensible dans un ouvrage dont la parution fit date il y a un demi-siècle, le projet de Sébastien Gandon met en évidence quelque chose comme une logique à l’œuvre dans le monde sensible.

Il y a au moins quatre livres dans le livre de S. Gandon. Trois sont constitués par des monographies relativement indépendantes, respectivement consacrées au père de la cybernétique Norbert Wiener, au philosophe de la logique Jean Nicod et à l’historien de la philosophie chinoise et métaphysicien Feng Youlan. Le quatrième livre réalise le projet qui a présidé à l’écriture et à la mise en commun de ces études.

Commençons par ce dernier. Russell global renvoie au projet d’étudier l’histoire de la réception de la philosophie russellienne, à peu près passée sous silence (à l’exception de Carnap [1]). Philosophe universel, Bertrand Russell (1872-1970) fut l’un des penseurs les plus influents du XXe siècle. Son exceptionnelle longévité lui permit d’aborder presque tous les enjeux intellectuels dans des contextes sociohistoriques variés : refondateur des mathématiques au moment où Frege élabore le projet logiciste, pacifiste pendant la Première Guerre mondiale, atomiste logique aux côtés de Wittgenstein, moraliste libertaire dans un milieu conservateur, abolitionniste sur l’armement atomique, dénonciateur des exactions américaines dans la guerre du Vietnam, athée militant, prix Nobel de littérature, il exerça un magistère moral sur tout son siècle. Ce fut aussi le génial inventeur de techniques conceptuelles rigoureuses et d’une méthode générale, l’analyse logique, qui donne son nom à la philosophie analytique.

Plutôt que de s’en tenir à une collection de références émaillant sa postérité, au mieux thèses discutées argument contre argument, au pire coups de chapeau prélevés chez des épigones, le parti de l’auteur consiste à observer attentivement comment certaines inventions russelliennes ont été transformées par les nécessités internes des pensées des trois successeurs de Russell que sont Wiener, Nicod et Feng. S. Gandon se fait donc historien de la philosophie analytique, dans le sillage d’une Sandra Lapointe (présidente fondatrice de la Society for the Study of History of Analytical Philosophy), mais à la manière d’un véritable philosophe analytique, c’est-à-dire en déroulant avec clarté toutes les étapes permettant de comprendre un outil russellien et son appropriation dans un autre projet théorique.

Le centre de gravité de l’ouvrage est le Russell de 1914 : cette année où Wiener et Nicod suivirent tous deux ses cours vit paraître Our Knowledge of the External World, ouvrage dans lequel Russell promeut une « philosophie scientifique » débarrassée des faux problèmes grâce à la logique mathématique. Russell y appelle de ses vœux « la création d’une école d’hommes ayant une formation scientifique et des intérêts philosophiques ». C’est comme membres de cette nouvelle communauté que Wiener, Nicod et Feng intéressent S. Gandon. Cependant une tension se creuse entre « scientific training » et « philosophical interests » : chacun des trois hommes a-t-il privilégié le progrès d’une science commune, ou des préoccupations philosophiques particulières ? En quittant l’Angleterre, le programme russellien s’est trouvé aimanté par les philosophies de James, Bergson et Confucius. Comment s’opère ce transfert de la philosophie analytique dans des aires culturelles différentes, cette « diffraction par déploiement » (p. 26) aux prismes de Boston, Paris et Pékin : bouture ou mutation ?

« Hybridation contextuelle » (p. 26), répond l’auteur. Sa position pourrait s’exposer de manière assez simple comme l’exploration d’une troisième voie entre deux extrêmes, l’un considérant que, malgré des « déclinaisons folkloriques » (p. 10), l’analyse logique demeure invariable selon les contextes, l’autre estimant que le caractère national l’emporte sur un programme commun. Ni surplomb de l’analyse logique sur son effectuation, ni dissolution de la méthode dans ses applications, l’hybridation réaliserait la double fidélité à une méthode philosophique scientifique et aux intérêts de la tradition dans laquelle elle s’imprime [2].

Cette conviction n’est pas posée a priori, mais démontrée par l’examen des trois cas auxquels se consacre l’ouvrage. Car la décision de savoir comment arbitrer entre les deux contextes, celui d’origine et celui de réception ne saurait se faire qu’à partir de l’examen des corpus. Ainsi, « les frontières entre les deux pôles (méthode logique versus contexte local) se redéfinissent dans chaque réception particulière de façon différente » (p. 17), sans qu’on puisse décider avant enquête comment la rencontre se noue.

La méthode des constructions logiques

Les trois études où se démontre la réappropriation idiosyncrasique de la philosophie de Russell paraissent d’autant plus indépendantes que Wiener, Nicod et Feng n’eurent ni contact direct ni influence mutuelle. Les deux premiers auteurs furent cependant tous deux élèves de Russell (respectivement en 1913-14 et 1914-17), et développèrent, dans des directions fort différentes, le même aspect du travail de leur maître, sa « méthode des constructions logiques ».

Bien qu’elle constitue avec l’analyse l’une des principales méthodes de la philosophie analytique, Russell n’a lui-même guère défini cette technique au caractère « relativement indéterminé » (p. 49), dont il indique plutôt des usages et exemples. Elle vise grosso modo à se débarrasser de l’ontologie d’objets inférés que nous adoptons au quotidien, puisque les tables et les chaises ne sont finalement que les produits d’inférences à partir de notre perception. Il en va des nombres entiers, des points, des instants et des particules comme des corps physiques : ce sont également des entités dont nous postulons l’existence, alors que nous n’avons réellement affaire qu’à des ensembles, des événements ou des données des sens (des « sense-data »). La méthode des constructions consiste alors à interpréter nos connaissances non pas comme portant sur ces entités douteuses (les tables, les nombres), mais sur les structures logiques qui formalisent les objets familiers de l’expérience vécue. Ces derniers ont des propriétés fort différentes : au lieu d’être bien nets, ils enveloppent une part de vague (par exemple, alors que les corps sont impénétrables, les données des sens sont mal délimitées). Le philosophe a donc pour tâche de remplacer des objets aux propriétés bien définies, mais à l’existence mal établie (par exemple, la réalité matérielle, le temps et l’espace, ou encore les nombres) par des constructions logiques fondées sur des éléments familiers, mais irréguliers (respectivement, les sensations psychologiques d’extension et de durée, et les ensembles de la théorie mathématique).

Grâce à la technique de reconstruction, la philosophie entend ainsi mettre de l’ordre dans notre ontologie, l’asseoir sur des bases solides, et constituer une théorie dont les vérités découlent par déduction logique. On aimerait en savoir encore davantage sur cette méthode, ses origines et sa postérité, mais ce serait probablement l’objet d’un cinquième livre, dont certains chapitres ont du reste déjà été écrits. Il suivrait les avatars du constructionnisme logique chez Husserl et C.I. Lewis, jusqu’à l’Aufbau de Carnap – que celui-ci nommait en fait plus volontiers Konstitution [3] – et la « structure de l’apparence » goodmanienne [4].

Wiener

Le mathématicien prodige Norbert Wiener (1894-1964), qui unifia la théorie de l’information, jeta les bases d’une science de la communication, et fonda la cynerbétique (autour notamment de la notion de feedback) au milieu du XXe siècle, n’est ici convoqué que pour ses travaux antérieurs à 1920. Le très jeune logicien acclimate alors la méthode des constructions à l’anti-intellectualisme de William James et d’Henri Bergson. Il reprend d’eux l’idée que les concepts sont toujours approximatifs. Philosophiquement, Wiener revendique alors une forme de relativisme : contre la possibilité d’une expérience directe (acquaintance) des sense-data défendue par Russell, il nie la possibilité de faire l’expérience d’un objet indépendamment de tout autre, et partant, d’une connaissance certaine. Tout est relatif, car relié en un système aux contours flous, y compris les objets scientifiques. Nous n’avons accès qu’à un enchevêtrement de systèmes d’expérience et de connaissance interconnectés de multiples manières (comme sont reliées ces deux approches de l’espace que sont l’arpentage et la géométrie).

Si la méthode des constructions est si précieuse, c’est parce qu’elle permet selon Wiener de circuler entre les différentes couches de connaissance et de réalité, couches analogues aux nuances intermédiaires d’expérience que James invitait à prendre en compte. La logique a pour fonction d’articuler différentes descriptions théoriques des niveaux de réalité. Russell, pas toujours friand de technicalités logico-mathématiques, n’hésitait pas à renvoyer aux travaux de Wiener pour le détail des constructions formelles. Mais S. Gandon montre que le relativisme de Wiener « modifi[e] profondément le sens philosophique de la méthode russellienne » (p. 53). Car il utilise les approches logiques comme autant de systèmes de connaissance irréductibles entre eux et à d’autres systèmes permettant d’interpréter une réalité elle-même hétérogène. Wiener considère donc comme Bergson que le réel n’admet pas de frontières rigides, mais contre lui, affirme que les sciences formelles sont capables de fournir des concepts suffisamment vagues pour prendre en charge le flou de la réalité.

Nicod

Brillant logicien prématurément emporté par la tuberculose, Jean Nicod (1893-1924) a procédé à un complet renversement de la méthode russellienne des constructions dans une direction divergente de celle de Wiener, pour répondre à l’anti-intellectualisme bergsonien. Des deux livres posthumes tirés de sa thèse de doctorat, S. Gandon s’attarde sur La géométrie dans le monde sensible. Au lieu de postuler des entités mathématiques pour tenter de les reconstruire en termes de données empiriques, Nicod, partant de l’ordre de la perception, s’efforce de dévoiler les diverses géométries qui peuvent être fondées sur elles. Quelles sont les différentes axiomatisations possibles correspondant au monde sensible ? « C’est là un problème difficile et nouveau », commenta Russell en personne [5]. Le monde sensible n’est pour ainsi dire qu’un prétexte à élaboration de théories géométriques (qui en fournissent donc des « modèles » au sens technique). En faisant varier les descriptions du domaine de base, la réalité sensible, Nicod montre que celles-ci permettent de mettre au jour certains aspects du vécu qui échappent au regard du commun, « exactement comme les tableaux des grands peintres fixent, chez Bergson, des facettes du réel insaisissables pour le vulgaire » (p. 140).

L’enjeu philosophique est donc de répondre aux arguments de Bergson qui s’opposent à l’intellectualisation de l’expérience perceptive. Contrairement à ce qu’a cru Bergson, la nouvelle logique est si riche qu’elle peut penser le monde de l’intuition conjointement avec celui de la raison, l’analyse en individus en même temps que l’interpénétration du donné. Elle est si puissante qu’elle dépasse l’opposition d’un Russell intellectualiste à un Bergson partisan d’une multiplicité irréductible. L’auteur montre que Nicod en profite pour retourner la pensée de Bergson contre elle-même, en réinvestissant la logique par la notion bergsonienne de virtualité : la logique contient des possibilités inédites, que Russell lui-même n’avait pas aperçues. Ce faisant, il « transforme autant qu’il reprend le canevas russellien » (p. 140).

Feng

Feng Youlan (1895-1990), rénovateur du confucianisme connu dans son pays pour son Histoire de la philosophie chinoise, a un lien plus ténu avec Russell, qu’il n’a pas connu, comme avec la logique mathématique. Plus encore que dans les analyses précédentes, le lecteur profane est forcé de s’en remettre entièrement à l’auteur, qui prodigue tout le contexte historique et intellectuel requis. Il le fait avec d’autant meilleure grâces que S. Gandon sait manifestement de quoi il parle, et va jusqu’à commenter les textes dans leur langue d’origine.

Feng représente pour l’auteur un cas d’école puisque ses « interprétations […] de la pensée chinoise sont en constante interaction avec les lectures qu’il fait de la philosophie analytique en gestation » (p. 155). Il découvre d’abord la logique comme un moyen de systématiser la tradition chinoise. Par la suite il décide de continuer cette tradition qu’il critiquait, sans toutefois s’éloigner du rationalisme occidental, mais en procédant à une synthèse au moyen de la « méthode négative ». Celle-ci consiste à « intégrer la critique positiviste de la métaphysique comme un moment de la métaphysique elle-même » (p. 221). L’analyse scientifique ne dit pas le dernier mot, et doit être prolongée par un moment réflexif qui fera un sort à l’inconnaissable, l’impensable et l’inexprimable. La logique entendue comme réservoir de propositions pourvues de sens doit s’accompagner d’une phase venant souligner l’absence de fondement de ses fondements. Ce mouvement n’est pas irrationnel, mais parachève l’édifice de la rationalité, de la même manière que Wittgenstein avec son Tractatus dépasse les paradoxes fondationnels de la logique fregéo-russellienne : la métaphysique fait partie de ce dont on ne peut parler, qu’il faut taire, montrer, contempler, et vivre. C’est du moins ce que défend S. Gandon, dans une démonstration audacieuse et convaincante.

« Global » ne veut pas dire exhaustif : on ne reprochera évidemment pas à l’auteur de n’avoir dit que quelques mots des réceptions de Russell par Couturat, Boutroux, James, C. I. Lewis, Carnap et bien d’autres, d’autant qu’elles sont relativement mieux connues. Les études proposées sont passionnantes en elles-mêmes, et mettent sous les projecteurs des œuvres riches et méconnues. Il faudrait encore saluer l’intérêt de nombre d’analyses sur la méthode des postulats en mathématiques (p. 71-78), le filtrage dans le traitement du signal (p. 83-86), la notion de domaine (p. 102-120), pages parfois techniques (la géométrie de la congruence et de la sphéricité, p. 107-114) ou pointues (le réalisme des universaux dans la philosophie chinoise, p. 187-196). Même si « les bras du fleuve russellien » suivis par S. Gandon « se sont asséchés avant d’atteindre l’océan de notre présent » (p. 28), l’étude de leur empreinte nous en dit long sur la puissance du projet initial de la philosophie analytique et sur « les dispositions des terrains à s’ajuster à la pression des courants » (p. 29). Par-delà leurs différences, les trois auteurs partagent, contre la pluralisation de la logique promue par C. I. Lewis et Carnap, un attachement aux normes universelles de la pensée. Car, et c’est tout l’intérêt de la démonstration, la logique mathématique sur laquelle portent les appropriations culturelles n’est quant à elle guère susceptible de variations culturelles. Cette leçon est à retenir pour se garder des oppositions simplificatrices entre universalité et diversité culturelle.

Sébastien Gandon, Russell global. Pour une histoire des réceptions de la philosophie analytique, Paris, Classiques Garnier, 2024, 299 p., 35 €., ISBN : 978-2-406-17142-3

par , le 12 novembre

Pour citer cet article :

Jean-Marie Chevalier, « Le monde et la logique », La Vie des idées , 12 novembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Sebastien-Gandon-Russell-global

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Notes

[1Cf. les travaux de Michael Friedman, à qui S. Gandon reproche d’avoir succombé à la perspective de l’absorption (la philosophie de Russell aurait été aspirée par le néo-kantisme chez Carnap) en réaction à l’idée d’une application (Carnap poursuivant l’empirisme russellien dans la tradition de Hume).

[2S. Gandon dit avoir puisé dans l’historiographie des Lumières un exemple pour penser cette boucle rétroactive (feedback, p. 264) : les études récentes ont montré que l’Enlightenment s’est métamorphosé au contact des sociétés particulières, et que les implantations «  périphériques  » ont en retour fait subir un tel changement au modèle initial de la rationalité des Lumières qu’on peut douter de l’existence de celle-ci.

[3Cf., surtout pour ses origines husserliennes : Julien Farges, Jean-Baptiste Fournier et Dominique Pradelle (dir.), Édifier un monde. Autour de la notion d’Aufbau chez Carnap et en phénoménologie, Paris, Sorbonne Université Presses, 2022.

[4Goodman considérait que Manières de faire des mondes «  appartient à ce courant dominant de la philosophie moderne qui commence lorsque Kant échange la structure du monde pour la structure de l’esprit, qui continue quand C. I. Lewis échange la structure de l’esprit pour la structure des concepts, et qui se poursuit maintenant avec l’échange de la structure des concepts pour la structure des différents systèmes de symboles  » (Ways of World-Making, p. 12-13).

[5«  Préface  » à Jean Nicod, La Géométrie dans le monde sensible, Paris, Alcan, 1924, p. xiii.

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