Peut-on confronter la philosophie bergsonienne aux problèmes de la biologie contemporaine de l’évolution ? Entre finalisme et mécanisme, M. Tahar montre la fécondité toujours actuelle de l’élan vital.
Recension Philosophie Sciences
À propos de : Mathilde Tahar, Du finalisme en biologie, Puf
Peut-on confronter la philosophie bergsonienne aux problèmes de la biologie contemporaine de l’évolution ? Entre finalisme et mécanisme, M. Tahar montre la fécondité toujours actuelle de l’élan vital.
Qu’ont en commun une gerbe, l’explosion d’un obus et des tourbillons de poussière ? Ce sont des métaphores utilisées par Bergson pour donner une idée de la nature du mouvement évolutif, processus continu et fondamentalement imprévisible [1]. Ces images expliquent en partie la sévérité du jugement de Julian Huxley, biologiste et théoricien de la Synthèse moderne, selon qui Bergson était « un bon poète, mais un mauvais savant » (Huxley, 1942). Pourtant, Mathilde Tahar veut nous convaincre de l’intérêt de sa philosophie pour la biologie contemporaine de l’évolution [2], alors qu’elle reste peu étudiée de ce point de vue malgré l’émergence d’une philosophie processuelle de la biologie (Dupré et Nicholson, 2018). Concevoir adéquatement l’histoire de la vie suppose en effet de prendre réellement en compte l’action du temps, comme réalité fondamentale (la durée) et non comme mesure scientifique d’un aspect du changement. Pour ce faire, il faut penser autrement, développer une autre « image de la pensée » que celle fournie par l’activité scientifique.
Que l’on songe par exemple au concept de code génétique ou à l’alphabet de l’ADN, et l’on pourra soupçonner que le vocabulaire employé par la biologie contemporaine « reste marqué et imprégné par l’idée de signification, de sens, de fin » (Hersch, 1981). Néanmoins, la finalité se retrouve d’abord dans un certain type d’explication auquel la biologie continue de recourir, au moins dans une perspective heuristique ou pédagogique. Donnant son titre à l’ouvrage de Mathilde Tahar, l’explication finaliste en biologie de l’évolution consiste à relier l’apparition d’un organe ou d’un trait chez une espèce à sa fonction comme à ce qui la détermine. Par exemple, la fonction de pompe assurée par le cœur permet la circulation sanguine, ce qui explique pourquoi cet organe est là (Godfrey-Smith, 2014, p. 62). Si l’on ne peut que difficilement échapper à cette manière de présenter les choses pour les phénomènes de la vie (p. 13), elle devient problématique dans une explication scientifique, si l’effet produit par un organe (la circulation sanguine dans notre exemple) devient la cause de son apparition. C’est l’ordre même de la causalité qui se trouve alors inversé, au risque d’introduire une forme d’intentionnalité dans la nature [3].
L’explication mécaniste évite cet écueil en ne reliant la présence d’un trait ou d’un organe qu’à un enchaînement de causes et d’effets qui n’est pas orienté par une fonction (celle d’un organe par exemple) ou par un but (dans le paradigme néodarwinien, il pourrait s’agir d’une meilleure adaptation de l’organisme à son environnement). Ce type d’explication tend cependant à réduire les phénomènes de la vie à des phénomènes physico-chimiques comme les autres, quoique plus complexes, sans tenir compte de leur spécificité (on parle alors de réductionnisme).
L’originalité de Bergson est de renvoyer ces deux types d’explication dos à dos, pour la même raison : elles seraient toutes deux aussi incapables de rendre compte de la créativité à l’œuvre dans l’évolution, qui explique sa contingence et son imprévisibilité. En effet, pour Bergson, le mouvement évolutif fait émerger de nouvelles possibilités qui ne sont pas données d’avance, comme le sont la finalité de l’explication téléologique ou les conditions initiales et les lois de l’explication mécaniste.
L’œuvre de Bergson offrirait ainsi les moyens de répondre à la question qui guide la réflexion de Mathilde Tahar dans ce livre : « comment rendre compte de cette créativité à l’œuvre dans l’évolution, et donc aussi de la spécificité de la biologie, notamment de la biologie de l’évolution, sans substituer au mécanisme réductionniste, un finalisme anthropomorphique ? » (p. 15). L’étude de l’Évolution créatrice a surtout pour objectif d’aboutir à une caractérisation plus précise du concept d’élan vital [4], proposé par Bergson pour pallier les insuffisances du mécanisme et du finalisme implicite à l’œuvre dans les théories évolutionnistes de son époque, et ainsi ouvrir la voie à une nouvelle biologie. Développé dans le contexte scientifique du début du XXe siècle, avant la Synthèse moderne [5], il doit cependant être repensé à l’aune de la biologie contemporaine et de ses découvertes. Ainsi seulement pourra-t-il remplir sa vocation de concept utile à la science et cessera-t-il d’être assimilé à un principe métaphysique séparé de la matière. Cette réactualisation du concept d’élan vital est précisément ce qui a motivé l’écriture du livre (p. 107).
Que la philosophie de Bergson offre les moyens de penser des aspects de l’évolution que la Synthèse moderne tend à éluder, c’est ce que certains biologistes avaient déjà compris. Fisher (1890-1962), Dobzhansky (1900-1975) et Wright (1889-1988) reprennent à leur compte l’idée de créativité. Toutefois, ces biologistes sont davantage intéressés par les enjeux philosophiques de la théorie de l’évolution que par la réforme méthodologique à laquelle le concept d’élan vital les invitait (p. 128-129). Du point de vue de sa méthode, la biologie reste en effet régie par un mécanisme réductionniste qui s’impose encore davantage dans la deuxième moitié du XXe siècle, avec le « durcissement » de la Synthèse moderne (p. 161). Ce dernier se traduit par un double réductionnisme : explicatif, d’abord, car il fait de l’adaptation le processus déterminant de l’évolution ; génétique, ensuite, car il considère les gènes comme le seul niveau où opérerait la sélection naturelle. Mathilde Tahar y soupçonne le retour à une forme de finalisme plus ou moins assumé. L’exemple de Dawkins, connu pour sa théorie du gène égoïste (Dawkins, 2003), est très parlant à cet égard : comment ne pas voir que sa théorie présente les gènes comme des agents quasi intentionnels ? Même la formalisation mathématique opérée par la génétique des populations présuppose une forme de finalisme dans la mesure où elle reste intrinsèquement liée à l’idée d’optimisation, qui nous amène à concevoir la nature comme un ingénieur. Par ailleurs, parallèlement à la mise au ban de Bergson, on constate de manière paradoxale un retour à Aristote et à la cause finale, notamment en biologie du développement. S’il peut s’expliquer par le statut ambigu de l’adaptation (Grene, 1972) et la volonté d’émanciper la biologie des sciences physiques, il n’en demeure pas moins critiquable pour plusieurs raisons, au premier rang desquelles on peut citer le fixisme de son système. Pour Mathilde Tahar, le retour du finalisme sous ses différentes formes dans la théorie contemporaine de l’évolution donne ainsi toute sa pertinence à la philosophie de Bergson et son actualité au concept d’élan vital.
Le concept d’élan vital ne fournit cependant pas une solution toute faite au problème que pose ce retour du finalisme dans la biologie contemporaine. Ce concept est fondé sur l’étude de la biologie et même sur un fait empirique qui attesterait selon Bergson de l’insuffisance de la théorie darwinienne : l’œil humain et la coquille Saint-Jacques auraient une structure exactement identique alors que les deux espèces n’ont pas d’ancêtre commun [6]. Or, quand bien même les théories évolutionnistes étudiées par Bergson auraient en commun avec les théories contemporaines l’incohérence entre leur mécanisme affiché et leur finalisme implicite, elles n’en appartiennent pas moins à un état révolu de la biologie de l’évolution, antérieur à la Synthèse moderne. De plus, l’interprétation de l’analogie de structure proposée par Bergson est critiquable (Tahar, 2024, p. 145) et ne fournit pas la critique décisive des explications darwiniennes ni la confirmation de l’hypothèse de l’élan vital que Bergson prétend y trouver.
Le concept proposé par Bergson doit donc être amendé pour tenir compte de la désuétude des théories qu’il examine dans l’Évolution créatrice et des problèmes soulevés par son analyse de l’analogie de structure. M. Tahar s’attelle à cette tâche en reconsidérant les idées fondamentales attachées au concept bergsonien à l’aune des découvertes de la biologie contemporaine. Les idées retenues au terme de cet examen permettent de « donner une image résolument non réductionniste de l’évolution » (p. 230). Pour ce faire, il faut penser l’évolution comme une histoire. À la suite de Hegel, mais en lui offrant une extension nouvelle, Bergson désigne par ce terme le domaine de la liberté, au sein duquel les situations sont uniques et ne peuvent être déduites à partir de lois immuables. Comme l’histoire humaine, celle de la vie est imprévisible et n’offre que rétrospectivement l’illusion d’un enchaînement causal déterministe.
Pour construire ce nouveau modèle de causalité, M. Tahar prend ainsi en compte la complexité des processus évolutifs, mais aussi l’agentivité des organismes, en s’appuyant sur des exemples précis étudiés par des biologistes contemporains. Loin d’être les vecteurs passifs de forces qui les dépassent (comme la sélection naturelle), les organismes jouent en fait un rôle déterminant dans l’évolution selon l’autrice. En s’inspirant du concept de contraintes biologiques développé par Stephen Jay Gould pour compléter la théorie darwinienne, elle propose un modèle de causalité circulaire dans lequel les causes ne prédéterminent pas leurs effets, mais canalisent l’évolution en générant des innovations imprévisibles. L’exemple du héron noir africain Egretta ardesiaca est proposé comme illustration de la manière dont les contraintes canalisent l’évolution sans la prédéterminer : cet animal utilise ses ailes pour faire de l’ombre sur l’eau, ce qui lui permet de mieux percevoir ses proies. Or ses ailes n’ont probablement pas été sélectionnées pour assurer cette fonction, mais plutôt parce que le vol était utile à ses ancêtres. Par conséquent, la nouvelle fonction des ailes n’est pas une possibilité donnée d’avance, mais l’effet imprévisible d’une contrainte structurale (la présence d’ailes) qui est apparue au cours de l’histoire évolutive de l’espèce, et surtout de la manière dont elle est vécue et internalisée par les individus dans leurs pratiques et leurs interactions avec le milieu. En ce sens, le temps de l’histoire de la vie peut être conçu comme créateur de nouvelles possibilités, dans le prolongement des intuitions bergsoniennes.
Finalement, l’autrice défend l’idée selon laquelle la causalité à l’œuvre dans l’évolution doit être conçue comme normativité (p. 318). En effet, les contraintes biologiques ne sont pas des contraintes en tant que telles, de la même manière qu’un microbe n’est pas intrinsèquement pathogène. Elles ne le deviennent que relativement aux interactions des organismes (avec leur milieu, mais aussi avec les autres espèces : symbioses, compétition, parasitage, etc.) Les interactions de Wolbachia, une bactérie présente chez les insectes et qui infecte principalement les cellules sexuelles, sont le principal exemple invoqué pour illustrer cette conclusion. Certaines espèces d’insectes dépendent de cette infection pour se reproduire, alors que chez la plupart des autres espèces d’insectes, la bactérie en question est un parasite qui tue les embryons mâles ou les transforme en femelles pour assurer sa propre reproduction. Or, d’une espèce à l’autre et d’une population à l’autre au sein d’une même espèce, les interactions entre Wolbachia et ses hôtes conduisent à la sélection de différentes formes de résistance à cette féminisation afin d’éviter la disparition de tous les mâles et, avec eux, de l’espèce. Impossible donc de prévoir l’évolution induite par ces interactions ni de la dissocier des situations particulières de chaque espèce, voire des situations uniques de chaque population d’une même espèce ! Aux yeux de l’autrice, la méthode de la biologie de l’évolution devrait donc s’inspirer davantage de l’histoire que de la physique.
Pour éviter toutefois d’être reconduite à un finalisme de l’intentionnalité, Mathilde Tahar prend soin de préciser que ce nouveau modèle de causalité, dans lequel les organismes intériorisent des contraintes qui deviennent des normes pour leurs pratiques, ne nécessite pas de supposer l’existence d’une conscience représentationnelle chez ces derniers (p. 316). Mais en fournit-elle la preuve ? De son propre aveu, la faculté d’invention qui permettrait de comprendre ce rôle actif joué par les organismes dans l’évolution sans tomber dans une forme de panpsychisme reste peu étudiée à l’état sauvage. Chez les animaux de compagnie, néanmoins, on observe des comportements qui, comme le jeu, témoigneraient d’une ouverture au virtuel. Cette capacité à prendre de la distance vis-à-vis des impératifs du milieu en détournant certains comportements fonderait selon l’autrice la créativité du vivant, qui fait sa spécificité. Seule une forme de « politesse » [7] permet toutefois d’étendre l’attribution de cette capacité à l’ensemble des êtres vivants.
Avec son propos clair et bien documenté d’un point de vue scientifique, Mathilde Tahar a sans conteste réussi à « dépoussiérer Bergson » (p. 243). Grâce à son travail, on comprend ce que la philosophie bergsonienne peut avoir de stimulant pour penser l’évolution aujourd’hui, et surtout comment elle permet de le faire de manière non réductionniste et non finaliste. La nouvelle image qu’elle en propose est celle d’une spirale tracée par une toupie instable, créatrice de nouveauté par le déséquilibre. Si elle se veut moins pédagogique que l’image de l’arbre de Haeckel, c’est qu’elle vise à prendre en compte un nouveau modèle de causalité, en assumant les problèmes qu’il soulève. Bien que la philosophie de Bergson réussisse ainsi de nouveau à « enrichir l’imagination intellectuelle des chercheurs », comme le prédisait Hersch (1981), cette proposition de l’autrice suscitera-t-elle pour autant la réforme méthodologique que la réception manquée de Bergson par les biologistes de l’évolution n’avait pas permis d’initier ? Que feront les biologistes « d’une science du cas particulier » (p. 382) qui procéderait comme en histoire, par des probabilités rétrospectives ?
Finalement, on pourrait se demander si l’effort de réflexion mené à partir de la philosophie de Bergson n’est pas reconduit à la dichotomie fondamentale qui la structure, entre la métaphysique qui procède par l’intuition et la science qui procède par l’intelligence. C’est peut-être la raison pour laquelle le livre se conclut sur un questionnement éthique, terrain pré-théorique sur lequel la science et la philosophie pourraient se rejoindre. En tout cas, aux yeux de l’autrice, l’insistance théorique sur l’agentivité des organismes se fondrait dans une exigence pratique de « penser-avec » et de « construire avec » les autres vivants au sein d’une histoire commune de la vie qui ne sépare pas histoire humaine et histoire naturelle. Le « trouble » (terme que l’autrice reprend à Donna Haraway) ou l’embarras qui naissent de la difficulté de penser la spécificité du vivant ne doivent alors pas être occultés, mais assumés. Même s’il n’est pas possible théoriquement de justifier l’attribution d’une forme de créativité à tous les êtres vivants sans recourir à des hypothèses métaphysiques, on peut choisir comme l’autrice de s’engager dans une tentative de dialogue interspécifique [8] et interdisciplinaire qui donne corps à une histoire commune qu’il ne s’agit pas seulement de penser, mais aussi de faire.
par , le 5 septembre
Bibliographie
– Allen, C. et Neal, J. (2020) « Teleological Notions in Biology », Stanford Encyclopedia of Philosophy [Preprint], Édité par Edward N. Zalta.
– Dawkins, R. (2003) Le Gène égoïste. Traduit par L. Ovion, Odile Jacob.
– Dupré, J. et Nicholson, D. (2018) « A Manifesto for a Processual Philosophy of Biology ».
– Godfrey-Smith, P. (2014) Philosophy of Biology, Princeton University Press.
– Grene, M. (1972) « Aristotle and Modern Biology », Journal of the History of Ideas, 33(3), p. 395‑424.
– Hersch, J. (1981) L’étonnement philosophique, Gallimard.
– Huxley, J. (1942) Evolution. The Modern Synthesis, Allen & Unwin.
– Jay Gould, S. (1991) La vie est belle, traduit par M. Blanc. Seuil.
Renan Strauss, « L’élan vital aujourd’hui », La Vie des idées , 5 septembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-elan-vital-aujourd-hui
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[1] En cela, la position de Bergson rejoint celle du biologiste Stephen Jay Gould (1941-2002). Voir par exemple La vie est belle (Jay Gould, 1991).
[2] Elle avance ainsi, contre Jean Gayon et à la suite d’Alain Prochiantz, que le concept bergsonien d’élan vital a une pertinence scientifique (p. 126).
[3] Notons que certains philosophes de la biologie ont proposé de distinguer téléologie et téléonomie afin d’éviter l’introduction d’une forme d’intentionnalité de la nature qui confinerait au finalisme anthropomorphique (Allen et Neal, 2020). Qu’il soit anthropomorphique (téléologie) ou non (téléonomie), le finalisme n’en reste pas moins critiquable selon Bergson.
[4] Mathilde Tahar propose ainsi une liste non exhaustive de quatorze idées fondamentales exprimées par le concept d’élan vital (p. 104-106).
[5] La Synthèse moderne (1930-1950) désigne la synthèse opérée entre la théorie de la sélection naturelle de Darwin et les lois génétiques de Mendel, qui se sont d’abord opposées en raison de l’incompatibilité entre le gradualisme des variations postulé par Darwin et leur caractère brusque qui est une conséquence de la théorie de Mendel.
[6] En réalité, la structure n’est pas exactement identique. Mais s’il n’y a pas vraiment d’analogie de structure entre l’œil humain et celui de la coquille Saint-Jacques, comme le croyait Bergson, il y en a néanmoins une entre l’œil humain et celui du calmar (p. 221).
[7] L’autrice emprunte ce terme à la philosophe Donna Haraway, selon laquelle il serait impoli de dénier une forme de conscience aux autres êtres vivants quand on ne peut pas prouver avec certitude qu’ils ne la possèdent pas.
[8] La conclusion du livre de Mathilde Tahar n’est pas sans évoquer l’éthique dialogique interspécifique développée par la philosophie australienne Val Plumwood dans La crise écologique de la raison ou encore les travaux de Baptiste Morizot.