Une question de vocabulaire
Un débat parlementaire signalé par le journal Le Monde dans son édition du 10 avril 2009 en dit long sur les rapports de la République avec ses régions outre-mer. Au mois de cette année, le Parlement discute le « projet de loi d’orientation pour le développement économique de l’outre-mer » (PLODEOM). À cette occasion, un amendement porté à l’intitulé du texte et adopté en première lecture au Sénat suscite la controverse parmi les membres de l’Assemblée nationale. En vue de faire « reconnaître la diversité des collectivités d’outre-mer et la spécificité de chaque territoire » [1], un sénateur de Guyane avait obtenu que la mention « outre-mer » dans le titre fût portée au pluriel, soit : « outre-mers ». Il s’agissait par là, expliquait-il, d’« introduire dans notre vocabulaire national une acception plus juste de la réalité ultramarine [2] ». Yves Jégo, secrétaire d’État « à l’outre-mer », ayant à peine tourné la page des rudes conflits sociaux de Guadeloupe et de Martinique en février-mars de la même année [3], accéda sans difficultés à cette demande de reconnaissance toute nominale. Cependant, un sénateur de l’Essonne, faisant part de ses « préoccupations linguistiques » [4], souligna que « l’expression “des outre-mers”est indiscutablement une création […]. En effet, le mot “mer” est générique et ne désigne pas telle ou telle mer. Il faudrait donc plutôt écrire “des outre-mer”, sans “s” » [5]. L’amendement ainsi corrigé fut adopté. À l’Assemblée, Michèle Alliot-Marie, ministre de l’intérieur, de l’outre-mer et des collectivités locales, s’étonne alors du décalage entre le titre du texte soumis aux députés et l’intitulé de son discours censé porter sur « le projet de loi d’orientation pour le développement des outre-mers » [6] (c’est nous qui soulignons). À propos de l’emploi du pluriel, le député de la Drôme et ancien ministre de l’outre-mer du gouvernement Villepin, Hervé Mariton, qui vient de déposer en commission un amendement en faveur de l’intitulé initial, dénonce « une curiosité grammaticale », signe selon lui d’un « certain malaise ». « La terminologie générique n’est ni affaiblissante, ni contraignante, ni uniformisante, tout en permettant de poser la question dans sa globalité », martèle-t-il [7]. Et de conclure : « Le Parlement s’honorerait de voter des lois dont le titre, au moins, ait une certaine correction orthographique ». À quoi son collègue député de Savoie rétorque : « L’emploi du pluriel ne constitue pas une menace pour l’intégrité de notre République » [8]. Après la lutte entre singulier et pluriel et de multiples discussions, le texte fut adopté en dernière lecture le 13 mai 2009 sous l’intitulé grammatical, certes correct, mais surtout plus consensuel de « Projet de loi pour le développement économique des outre-mer ».
Comme le savent les philosophes du langage, les problèmes grammaticaux engagent bien souvent des problèmes pratiques. Ce n’est pas le stéréotype d’une République jacobine, jalouse de son unité nationale, qui est simplement en cause ici. La querelle picrocholine pour la grammaire et l’orthographe révèle surtout la difficulté pratique pour la République d’aujourd’hui d’établir des relations apaisées et transversales avec ces terres françaises, anciennes colonies, reléguées dans la distance anonyme que recouvre le vocable pour le moins flou d’« outre-mer » [9] – le pluriel n’y changeant que peu de choses. Cette difficulté n’aura d’ailleurs pas été surmontée à l’occasion de la très officielle et ambitieuse « Année des outre-mer » organisée durant la récente année 2011.
Une Année très politique
Dès l’origine, le projet de cette dernière articule des ambitions contradictoires, voire irréconciliables. La proclamation de « l’Année des outre-mer » dont le commissaire, l’écrivain et poète guadeloupéen Daniel Maximin, a pris soin de rappeler qu’elle n’était « pas une année politique, pas une année politicienne » [10], s’inscrit dans un contexte pour le moins équivoque, loin d’être tout à fait exclusif de celui des débats parlementaires précédemment évoqués. C’est en effet le 6 novembre 2009, dans son allocution présentant les mesures gouvernementales censées répondre aux revendications exprimées dans les rues de Pointe-à-Pitre et Fort-de-France neuf mois auparavant, que le Président Nicolas Sarkozy annonçait avec satisfaction que l’année 2011 serait déclarée « Année de l’outre-mer » [sic] [11]. L’exécutif entendait ainsi « mieux faire connaître à tous, quel que soit le lieu d’origine ou de résidence, l’extrême variété et la grande richesse des populations, cultures et des territoires d’Outre-mer. » [12] De plus, selon le ministère de l’Outre-mer, « les États généraux de l’Outre-mer de 2009 avaient mis en lumière le besoin d’une meilleure visibilité des atouts des territoires d’Outre-mer. » [13]
Afin de « répondre à cette attente », l’idée de « dédier l’année 2011 à l’Outre-mer » entendait satisfaire le fragile équilibre entre « quatre grands objectifs » distincts [14] : « présenter les sociétés et les cultures des Outre-mer dans la dynamique de leur modernité et de leurs traditions. […] ; mettre en lumière les identités des sociétés des Outre-mer et le modèle de diversité assumée qu’elles représentent dans l’histoire et l’actualité de la France, sans souci de communautarisme au sein de la République ; répondre à la demande de visibilité et de présence des cultures, élément fédérateur essentiel de la Nation ; mettre en perspective l’environnement géographique, l’environnement francophone et l’environnement international des territoires ultramarins. [15] » Il s’agissait, résumait Daniel Maximin, « d’éclairer la réalité des outre-mer français, au-delà des clichés sur les “enfers de cyclones ou de crises sociales” ou les “paradis de cocotiers” » [16].
Plus de 550 manifestations sur l’ensemble du territoire français (dans l’Hexagone et en dehors) ont ainsi composé une vaste programmation couvrant des thèmes aussi éclectiques que la diversité marine et écologique, les musiques et cuisines traditionnelles, la mémoire de l’esclavage, les arts du spectacle, en passant par la littérature, la peinture, les sciences ou le sport. Lors du conseil des ministres du 22 février 2012, au titre du bilan d’une année riche en commémorations, la ministre de l’Outre-mer, Marie-Luce Penchard, s’est enorgueillie du fait que « l’hommage de la nation à Aimé Césaire, la cérémonie du 10 mai célébrant le combat des esclaves des colonies françaises pour la liberté, les jeunes du service militaire adapté ouvrant sur les Champs-Élysée le défilé du 14 juillet, les XIVe Jeux du Pacifique [en aient] été quelques-uns des événements les plus marquants » [17].
« Loin des oublis et des clichés »
Après l’explosion sociale de février-mars 2009, des artistes et des acteurs associatifs ont pu trouver dans cette « mise en lumière », telle une compensation à la crise de la veille, l’opportunité réelle de se faire connaître d’un public jusque là parfois inaccessible. De même, nombreux sont ceux par exemple qui ont pu admirer au Grand Palais la mise en regard des poèmes d’Aimé Césaire avec les toiles et gravures de Picasso et du peintre cubain Wilfredo Lam. Pourtant, au-delà de l’exhortation généreuse à la communion nationale autour d’une « France des trois océans » [18], les discours des représentants officiels de l’État s’inscrivaient quelque peu à rebours de la reconnaissance d’identités périphériques prétendument valorisées par leur mise au centre des regards du plus grand nombre. On n’entrera pas ici dans le détail des polémiques, elles aussi savoureuses par leur ironie grinçante, telle « l’affaire du jardin » qu’analyse Gérard Collomb dans ce dossier à propos de l’installation des carbets traditionnels des Amérindiens de Guyane au Jardin d’Acclimatation, ancien site d’exhibitions coloniales à la fin du XIXe siècle [19]. Sans parler de l’émotion d’un des enfants de Frantz Fanon, interloqué de voir le nom de l’auteur des Damnés de la terre, mais aussi de L’An V de la Révolution algérienne, chantre de la décolonisation et héraut du tiers-mondisme, associé à l’exaltation d’une France lointaine au prétexte du cinquantième anniversaire de sa mort la même année et sur lequel revient pour La Vie des Idées Michel Giraud [20]. Sur le fond, loin de consacrer le Nous d’une nation transocéanique, la volonté de célébrer l’outre-mer au pluriel n’aura pas toujours évité la muséification des différences, voire leur réification, redoublant par là l’extranéité pourtant contestée.
Il est difficile, en effet, d’interpréter autrement l’obsession des acteurs institutionnels de « montrer » [21], de « faire découvrir » l’« extrême diversité » et « les richesses culturelles » de l’outre-mer, ou de « mettre en lumière les atouts incontestables que ces territoires incomparables constituent pour notre pays » [22], bref d’offrir aux regards, par une sorte d’invitation au voyage, le spectacle d’identités fascinantes. Comment comprendre encore l’injonction faite aux acteurs de « ces pays [qui] ont à offrir plus que leurs paysages, leur patrimoine » [23] de « prouver à la France » la valeur de leur contribution à une « France métissée » [24] ? À croire que les différences culturelles ici magnifiées ne pouvaient être conçues en dehors de la logique de l’utile et de l’intérêt, ravalées de la sorte au rang de faire-valoir d’un « projet français » [25].
Sous des angles différents, les perplexités des parlementaires lors de la discussion du PLODEOM, de même que les discours aux accents parfois surannés [26] des administrateurs de « l’Année des outre-mer » révèlent en creux un nœud central des relations tourmentées entre Hexagone et régions outre-mer : comment solder des rapports passés forgés dans le paternalisme et la sujétion qu’impliquait la colonisation ? Quelles relations politiques, mais aussi culturelles, inventer pour l’avenir ?
C’est ce que donnent à penser les textes de Gérard Collomb et Benoît Trépied (« Une nouvelle question indigène outre-mer ? »), abordant tous deux le problème sensible du droit du premier occupant, l’autochtone, respectivement à propos de la lutte des indiens Kali’na de Guyane pour faire reconnaître leurs droits, et à propos notamment du processus de transfert de souveraineté engagé entre la France et la Nouvelle-Calédonie depuis 1998. On découvre sous leur plume en quoi dans le cadre français les situations juridiques contrastées des autochtones mettent à l’épreuve le principe d’unité et d’indivisibilité de la République. De même, l’article de Nicolas Roinsard (« Le 101e département ») montre combien l’évolution statutaire de Mayotte, 101e département français depuis moins d’un an, s’inscrit dans une trajectoire historique et politique où les demandes d’État social engagent une reconfiguration complexe des rapports internes entre mœurs et droits, entre culture et institutions publiques. Des rapports entre métropole et outre-mer qui ne sont pas plus simples pour les territoires intégrés depuis plus longtemps à la communauté nationale : Audrey Célestine, dans sa recherche sur les associations d’Antillais dans l’Hexagone, explique ainsi comment s’est peu à peu constituée une catégorie de population de migrants très particulière, celle des « originaires d’Outre-mer ».
À travers les articles réunis ici on se propose donc de déchirer le voile de la catégorie d’« Outre-mer » en prenant pour objet la complexité et l’hétérogénéité de réalités sociales localisées et historiquement situées, trop souvent occultées par la seule question de la mémoire de l’esclavage dans les Amériques et à la Réunion. Ce dossier met en exergue non seulement la part d’invention juridique, mais aussi celle, réelle, d’imagination politique qu’engagent des rapports sans cesse renégociés entre la France et ses anciennes colonies demeurées dans l’ensemble national, pour leur rendre une diversité qui dépasse, et de loin, la question du vocabulaire.