Les trente-cinq heures ont-elles disparu ? En réalité, l’essaim de réformes auxquelles elles ont donné lieu a surtout eu pour effet de modifier en profondeur le droit du travail en France.
Les trente-cinq heures ont-elles disparu ? En réalité, l’essaim de réformes auxquelles elles ont donné lieu a surtout eu pour effet de modifier en profondeur le droit du travail en France.
Depuis 2002, et après une septième réforme législative relative au temps de travail (sans compter les décrets et circulaires), adoptée une nouvelle fois au cœur de l’été, que reste-t-il des 35 heures ? Sont-elles, pour reprendre les commentaires journalistiques, définitivement « démantelées » et « enterrées » ? Est-on « enfin sorti du carcan des 35 heures », pour citer cette fois le Premier ministre François Fillon, et son ministre du Travail, Xavier Bertrand ? Alors que certaines leçons concernant la mise en œuvre de la loi des 35 heures ont été tirées récemment [1], remettre en perspective la notion de durée légale, la politique de réduction du temps de travail mise en place entre 1997 et 2002 ou les réformes successives dont cette législation a fait l’objet depuis, permettent de nuancer fortement ces idées, et d’analyser un basculement progressif mais important de la nature du droit du travail français.
En réalité, la mise à mort juridique de la réduction du temps de travail a commencé dès l’automne 2002, avec un décret du ministre du Travail de l’époque, François Fillon, relevant les contingents d’heures supplémentaires de 130 à 180 heures par an. Cette mesure technique désactivait en effet la manière dont le gouvernement socialiste avait utilisé la durée légale pour promouvoir une politique de réduction de la durée effective du travail. La durée légale n’est en effet qu’un seuil, celui au-delà duquel les heures travaillées sont qualifiées de supplémentaires. Ce seuil n’est pas que pratique, il est symbolique, et la manière dont il est perçu par les acteurs plonge ses racines dans l’histoire, des 8 heures journalières de 1919 aux 40 heures hebdomadaires de 1936 [2]. C’est bien pourquoi on dit être « aux 35 heures » même si on travaille rarement cette durée chaque semaine. Mais, juridiquement, c’est avant tout un seuil technique qui implique l’existence d’une majoration salariale pour les heures dites supplémentaires, et la définition de contingents d’heures supplémentaires en deçà desquels les employeurs sont libres d’ordonner des heures supplémentaires, et au-delà desquels ils doivent demander l’autorisation à l’inspection du travail. Ces contingents d’heures supplémentaires, négociés au niveau des branches et dont la loi fixait le maximum à 130 heures par salarié et par an, laissent ouvert un espace de jeu entre durée légale et durée effective. Certes, celui-ci existait déjà avant – dans les années 1950 et 1960, alors que la durée légale était de 40 heures, les durées effectives moyenne oscillaient entre 45 et 46 heures hebdomadaires –, mais c’était alors sous le contrôle de la puissance publique, qui autorisait, ou non, les heures supplémentaires. En relevant, dès octobre 2002, le contingent légal de 130 à 180 heures, François Fillon a utilisé cet espace de jeu pour, cette fois, vider la loi de sa logique visant à réduire les durées effectives de travail. Car si un salarié aux 35 heures effectue 180 heures supplémentaires dans l’année, il travaille en moyenne… 39 heures par semaine, soit pratiquement la durée hebdomadaire moyenne des salariés à temps plein dans les années 1990.
Alors, enterrées dès le 15 octobre 2002, les 35 heures ? Pas tout à fait. D’une part, les pratiques changent peu pour les salariés passés aux 35 heures, soit la moitié d’entre eux, les autres travaillant dans des petites entreprises pour lesquelles des périodes transitoires sont en cours, ou dans des entreprises qui refusent d’y passer. Les entreprises n’ont en effet pas un besoin important d’heures supplémentaires dans une période de croissance redevenue « molle ». D’autre part, ce qui est alors remis en cause, c’est la logique de réduction de la durée du travail, à ne pas confondre avec l’abaissement du seuil légal de déclenchement des heures supplémentaires, que la droite s’est bien gardée de toucher depuis six ans. Ce que démantèle le décret d’octobre 2002, élargi en décembre 2004 (le contingent maximal passe alors à 220 heures par an et par salarié), c’est une politique qui visait à réduire les durées effectives et collectives du travail, en utilisant un instrument qui ne l’avait plus été depuis 1982 et les ordonnances fixant à 39 heures la durée hebdomadaire légale du travail. D’autres outils agissant sur la durée individuelle du travail avaient été employés dans cet objectif de lutte contre le chômage, comme les pré-retraites dans les années 80 et 90, et le temps partiel, surtout entre 1992 et 2000 via des déductions de cotisations sociales. En modifiant la durée légale, le gouvernement socialiste avait cependant voulu provoquer un électrochoc, et il y a réussi au delà de ses espérances tant les lois qui l’ont incarné continuent d’électriser la vie politique française dix ans après.
De fait, dès 2000 – 2001, la gauche gouvernementale a souhaité limiter l’ampleur de cet électrochoc, qui a revivifié comme jamais la principale organisation patronale : en reculant en 2001, via des périodes transitoires, la date à partir de laquelle les petites entreprises allaient être concernées par ce nouveau seuil légal (prévu initialement à 2002 pour les entreprises de moins de 20 salariés), et surtout, dès la seconde loi Aubry adoptée en janvier 2000, en assouplissant les conditions d’obtention des aides financières promises aux entreprises qui passaient aux 35 heures. Car les entreprises, pour obtenir ces aides, devaient respecter les deux objectifs essentiels assignés à la loi : créer des emplois et réduire effectivement la durée du travail, pour éviter l’absorption intégrale de la RTT par des gains de productivité ou une mise en conformité purement juridique, sans RTT ou réorganisations [3]. Ainsi, dès la seconde loi Aubry, en n’exigeant plus un pourcentage minimal d’embauches ni une réduction de la durée du travail à mode de calcul constant pour obtenir les aides financières de l’État, la politique très volontariste et incitative de RTT était terminée. Autrement dit, dès 2000, le « carcan » si décrié des 35 heures – s’il a jamais existé tant, entre 1998 et 2000, l’incitation seule opérait – était largement assoupli. Après la seconde loi, seule restait une forte incitation à négocier, puisque, par contre, pour toucher ces fameuses aides, les employeurs devaient signer des accords majoritaires. La loi Fillon de 2003 généralise ces aides à toutes les entreprises, qu’elles soient passées aux 35 heures ou non, et, par un abaissement de la majoration salariale des heures supplémentaires pour les petites entreprises, neutralise la hausse des salaires qu’implique le maintien du seuil légal des 35 heures et le refus de la plupart de ces petites entreprises de négocier des accords et de réduire la durée effective du travail.
En évoquant la précocité et la multiplicité des mesures qui ont détricoté par petites touches la logique qui présidait à cette politique, on touche alors du doigt le processus progressif, et en quelque sorte « stroboscopique », à l’œuvre en matière de temps de travail depuis six ans (voir encadré). Pour autant, les 35 heures sont loin d’être enterrées, y compris avec la dernière réforme adoptée cet été.
Une dizaine de lois ont été votées dans le domaine du temps de travail en une quinzaine d’années. En se contentant d’énumérer les années, il faut citer 1993, 1996, 1998, 2000, 2003, 2004 (deux lois), 2005, 2007 et 2008 (deux lois). La multiplication accélérée de ces textes depuis 2003, dans l’objectif constamment réitéré des gouvernements d’assouplir, puis d’en finir avec les 35 heures, conduit à reprendre l’idée que c’est un « stroboscope législatif » qui se met en place. Cette expression désigne une méthode utilisée pour afficher une volonté de réforme permanente masquant en partie, par une succession de petites réformes, le contenu réel de l’action législative. Comme le stroboscope dont l’usage mal contrôlé peut déclencher des crises d’épilepsie, cette méthode n’est toutefois pas sans risque pour le corps social, souligne Emmanuel Dockès (« Le stroboscope législatif », Droit social n°9-10, octobre 2005).
La durée légale des 35 heures est en effet l’une des dernières règles de la politique de réduction du temps de travail ayant survécu, comme un lambeau, à ces nombreuses attaques. Entre 2003 et 2007, c’est par petits bouts, en démantelant cette logique de RTT par diverses voies, que s’est construite l’action publique et législative en la matière. Les 35 heures si mal nommées – tant en réalité en 2000, c’est une réduction annualisée du temps de travail que promeut le gouvernement à partir de la norme des 1600 heures annuelles (ou des 217 jours pour les cadres en « forfaits jours ») – sont vidées de leur substance par des mesures qui se situent d’abord dans le cadre de l’année. En 2004, c’est un jour férié qui ne le sera plus, au nom de la solidarité avec les personnes âgées ou handicapées ; en 2005, c’est en réformant les modalités du compte épargne temps que la RTT est encore grignotée [4]. À partir de 2007, il s’agit de « travailler plus pour gagner plus » et les mesures concernant les heures supplémentaires font florès. Elles sont subventionnées, via des exonérations de cotisations sociales ou même d’impôts (pour les salariés qui en payent) grâce à la loi TEPA, tandis qu’à partir du printemps 2008, les heures ou les jours déposés dans les comptes épargne temps deviennent monétisables et les jours RTT non pris peuvent être « rachetés » par les salariés… avec l’accord de leurs employeurs. Rappelons en effet à quel point le slogan qui a assuré en partie la popularité de N. Sarkozy est démagogique, tant ce sont toujours les chefs d’entreprise qui décident de faire faire, ou non, des heures supplémentaires à leurs salariés, et tant c’est la situation économique qui commande ces décisions, bien plus que d’éventuels « carcans » : les contingents d’heures supplémentaires sont dans les faits fort peu utilisés par les employeurs durant ces cinq dernières années [5]. Bref, loin d’enterrer les 35 heures, ces différentes mesures n’ont fait que confirmer ce nouveau seuil légal de déclenchement des heures supplémentaires, tout en détruisant la logique qui sous-tendait initialement cette politique, une logique qui visait, entre 1998 et 2000, à réduire la durée effective du travail pour créer des emplois.
On est loin, pourtant, avec toutes ces mesures, d’un retour à la situation qui précédait les 35 heures avec un simple changement de curseur en matière de durée légale. Au delà des pratiques qui sont loin d’avoir changé autant que le droit, la réforme votée cet été, en accentuant certaines logiques initiées au moment des 35 heures et en inventant d’autres, contribue à changer le mode de régulation du temps de travail, sinon la nature du droit du travail.
Les mesures prises en juillet 2008 accentuent en effet trois processus antérieurs, initiés à l’orée des années 1980, approfondis par les modalités de mises en œuvre des 35 heures et constamment employés pour démanteler la RTT.
Décentralisation de la négociation collective
Loin de signifier une centralisation ou une uniformisation décidée autoritairement par l’État, les 35 heures ont en effet dopé les négociations collectives et accéléré leur décentralisation au niveau de l’entreprise. Il faut se déprendre du constat trop répandu, y compris à gauche, selon lequel les 35 heures pouvaient être une bonne idée, mais que l’État n’avait pas à les décider et qu’il fallait laisser faire la négociation [6]. Tout ou presque avait été essayé sans succès pour engager une RTT collective : négociations interprofessionnelles en 1984 et 1995 ; relances des négociations de branche en 1989 et 1996 ; dispositifs incitatifs en 1982, 1993 (amendement Chamard) et 1996 (loi Robien) ; etc. La durée légale, depuis l’arrêt à mi-course de la réforme engagée en 1982 (la réforme des 39 heures n’était pensée à l’époque que comme la première étape vers… les 35 heures), était le seul instrument qui n’avait pas été utilisé. Enfin, le contexte politique de l’année 1997, avec 12% de chômage et l’arrivée surprise d’une gauche plurielle au pouvoir qui promettait d’appliquer son programme et prônait un fort volontarisme politique, permet aussi de comprendre la décision d’engager une modification de la norme légale. Pour finir, cette norme, bien que décidée par l’État, n’a jamais fixé une durée effective et l’une des erreurs commises par tous les acteurs a peut-être été d’entretenir l’illusion que c’était le cas.
Car si la première loi d’orientation et d’incitation sur les 35 heures a été imposée lors d’une conférence sur l’Emploi en octobre 1997, la seconde loi, et surtout les modalités d’application du passage aux 35 heures, ont été très largement négociées, en particulier au niveau des entreprises. Certes, les acteurs de branche, sur initiative patronale, se sont emparés des 35 heures, revivifiant le rôle de ce niveau de régulation de manière inattendue. Il s’agissait en réalité déjà, dans certains cas, de vider de sa substance la réduction du temps de travail [7]. Mais, comme vont aussi le proposer constamment les textes ultérieurs visant à assouplir les lois Aubry, c’est bien une logique continue de décentralisation de la négociation collective que l’on peut repérer dans ce domaine, comme dans d’autres.
La loi adoptée cet été accentue encore ce processus, voire le pousse à son comble, en particulier en donnant le primat aux accords d’entreprise sur les conventions de branche dans la détermination des contingents d’heures supplémentaires. Le contingent légal étant également rabattu sur les seules règles européennes exigeant 48 heures de repos par semaine et 11 heures de repos entre deux journées travaillées, ces accords d’entreprise pourront donc prévoir jusqu’à 405 heures supplémentaires par an et par salarié (ou 282 jours de travail pour les cadres en forfait jours). Dans le sillage d’un processus ancien, encore accentué par les lois Aubry, la réforme votée en juillet 2008 approfondit le mouvement de diversification des règles du travail et l’éclatement du cadre collectif qui est la marque, depuis sa naissance, du droit du travail.
Dérogations
Combinée avec la précédente, la logique dérogatoire est aussi poussée à son comble, après avoir été, elle aussi, renforcée par les lois Aubry. Il ne s’agit ici pas de dérogations telles qu’elles ont toujours existé, dès l’apparition des premières lois limitant la durée du travail des enfants, au XIXe siècle, ou de tous les salariés, à partir de 1919. Ces dérogations étaient en effet celles qu’octroyait seule la puissance publique, via notamment des décrets. La logique dérogatoire évoquée est d’une autre nature : elle ouvre un espace de négociation en permettant aux acteurs de branche, et de plus en plus d’entreprise, d’adopter des règles différentes, et surtout moins favorables aux salariés, que les règles légales. La dérogation vise en effet le principe de faveur, qui faisait qu’un texte de niveau inférieur (l’accord d’entreprise par rapport à la convention collective, la convention collective par rapport à l’accord interprofessionnel, ce dernier par rapport à la loi) ne pouvait être que plus favorable au salarié. Introduite en 1982 et alors très encadrée, cette logique dérogatoire « négative » a été progressivement étendue, dans le domaine du temps de travail, à de plus en plus de règles, en particulier en matière de flexibilité.
Il n’est pas étonnant que la légitimité de cette technique d’adaptation des règles ait pris dans ce domaine : les attentes des salariés, en matière de durée et d’aménagement du temps de travail, sont bien plus diverses qu’en matière de salaire, ce qui est favorable à tel salarié ne l’étant pas forcément pour tel autre, et inversement. Il n’en reste pas moins que, contrairement aux horaires variables par exemple, introduit sous la pression des salariés (et surtout des salariées) dans les années 1970, certains dispositifs de gestion collective de la flexibilité, telle la modulation du temps de travail, constituent bien une mise entre parenthèse, a priori moins favorables aux salariés, des règles légales. C’est pourquoi ce dernier dispositif s’est toujours inscrit dans une logique dérogatoire, la loi prévoyant alors la nécessité, pour le mettre en place, de le justifier économiquement, de prévoir des contreparties, de le négocier via un accord de branche et/ou d’entreprise, etc.
La modulation, inventée en 1982, raffiné en 1987 et 1993 et unifiée par la seconde loi Aubry en 2000, permet, sous condition d’accord négocié, une variation de la durée hebdomadaire entre 0 et 48 heures (au maximum) sans imputer sur le contingent légal ni payer d’heures supplémentaires si, en moyenne annuelle, la durée hebdomadaire n’excède pas la durée légale. Marginal en 1994, ce dispositif a été adopté dans plus de la moitié des accords RTT entre 1998 et 2000.
La mise en œuvre des 35 heures, entre 1998 et 2002, a amplifié cette logique, obligeant toujours les acteurs à négocier pour mettre en place des organisations du travail dérogatoires – telles que les forfaits jours, les modulations, les comptes épargne temps, etc. – qui sont devenues, dans les faits, de moins en moins des exceptions. Les lois détricotant les 35 heures ont elles aussi encouragé cette logique, car c’est en élargissant les possibilités de dérogation aux règles antérieures qu’a constamment été promu ce démantèlement. De ce point de vue, la loi Fillon sur le dialogue social adoptée en mai 2004, en inversant la hiérarchie des normes, a été au bout de ce processus, même si, comme toujours puisque c’est la loi qui dit ce à quoi on peut déroger, l’État a gardé en réalité la main en limitant (encore un peu) les domaines où les accords conventionnels pouvaient complètement s’émanciper du Code du travail.
La loi de juillet 2008 sur la représentativité et le temps de travail s’inscrit dans cette logique dérogatoire : elle étend par exemple le type de salariés qui peuvent se voir proposer un forfait jour, un statut qui déroge en tout point du régime légal du temps de travail puisque celui-ci n’est plus compté en heures mais en jours. En supprimant (par exemple en matière de modulation) ou en élargissant (pour les cadres) les contreparties justifiant ces dérogations, elle en fait de plus en plus la norme et de moins en moins l’exception. On sort en quelque sorte d’un cycle d’assouplissement du droit du travail qui passait par la négociation collective et l’existence de contreparties jugées suffisantes car collectives, pour aller vers une technique de modification du droit qui renforce la prérogative de l’employeur et le lien de dépendance individuel, affaiblissant la portée collective des règles du travail.
Surréglementation juridique et dérégulation pratique
La combinaison de ces deux processus de promotion et de décentralisation de la négociation collective d’une part, et d’élargissement des dérogations d’autre part, contribue ainsi à associer à une surréglementation juridique une dérégulation pratique accentuée du temps de travail. Cette logique qui traduit d’abord un écart entre droit et pratique a été mise en évidence par Mireille Elbaum dès le milieu des années 1990 [8]. Depuis, l’écart entre une réglementation surabondante, négociée et dérogatoire, encore accentuée par les multiples lois tentant de détricoter les 35 heures, et des pratiques dérégulées, locales, individualisées et loin de se conformer au droit, s’est largement accentué. À la fois parce que la plupart des lois adoptées depuis 2002 ont été peu suivies d’effets. Mais également parce que toutes ces lois visent justement à flexibiliser la gestion de la durée du travail, à « assouplir » les règles, à élargir les possibilités de fixer, par branche et par entreprise, des normes déjà plus souvent optionnels qu’impératives. En approfondissant la combinaison entre surréglementation, dérogations et décentralisation des instances productrices de normes, la dernière loi sur le temps de travail contribue, après d’autres, au mouvement de « contractualisation de la société » et de « reféodalisation » analysé par A. Supiot [9].
Par ces expressions, ce juriste spécialiste du travail désigne une « hybridation de la loi et du contrat et le symptôme de la réactivation des manières féodales de tisser le lien social ». N’assiste-t-on pas, avec ces réformes prétendant « assouplir » et « sortir du carcan des 35 heures », à la concrétisation de cette intuition, qui transforme radicalement les manières de réguler le temps de travail, et peut-être plus largement, les fonctions et la nature du droit du travail ? Trois éléments présents dans la réforme votée cet été constituent autant d’indices de ce basculement.
Une durée légale ?
Tout d’abord, c’est le sens même de la norme que transforment les lois de juillet 2007 et de juillet 2008. La loi TEPA adoptée l’année dernière a ainsi contribué à renforcer la distinction entre heures « normales » et heures « supplémentaires » en exonérant les heures supplémentaires de cotisations sociales et d’impôts. Les premiers bilans tirés de l’application de cette mesure soulignent d’ailleurs que la hausse du nombre d’heures déclarées peut « refléter pour partie une modification des comportements déclaratifs des entreprises » (DARES). Avant 2007, les entreprises n’avaient ainsi pas forcément intérêt à déclarer les heures supplémentaires régulièrement travaillées, celles-ci ne donnant pas lieu à exonérations, et se trouvant soumises aux règles des majorations, des contingents d’heures supplémentaires et des repos compensateurs. Plus qu’un recours accru aux heures supplémentaires, les employeurs feraient ainsi preuve d’une plus grande « honnêteté » vis-à-vis de l’Urssaf.
La loi de 2008 fait disparaître les contingents légaux et, de fait, ou presque, les repos compensateurs [10]. Elle ouvre aussi la voie à la fixation de contingents d’heures supplémentaires par entreprise, transformant alors définitivement la norme de durée légale en un simple instrument fiscal. Autrement dit, elle évacue pratiquement tout l’aspect normatif des 35 heures – une norme ne désignant pas qu’une règle juridique mais aussi une réalité statistique (ce qui est « habituel ») et une pratique sociale valorisée (ce qui est « normal »). Pour n’en rester qu’à la dimension juridique et technique, disparaissent ainsi les mécanismes qui visaient à réguler collectivement, au niveau national ou d’un secteur d’activité, les durées effectives de travail. Certes, il existe des maximaux, établis au niveau européen. Mais en deçà de ces derniers, les normes du temps de travail deviennent un élément de compétition entre les entreprises et perdent leur double fonction de protection de la santé des travailleurs et de régulation de la concurrence.
L’individualisation de la logique dérogatoire : vers l’opt out européen ?]
De ce point de vue, c’est l’introduction d’une logique individuelle qui est probablement le changement le plus important dans la loi adoptée cet été. En effet, le texte prévoit à plusieurs reprises la possibilité qu’employeurs et salariés puissent, dans le cadre de négociations individuelles de gré à gré, s’affranchir des règles communes. C’est le cas avec l’extension, sans nécessité d’accord collectif, des forfaits hebdomadaires ou mensuels à tous les salariés, ou de la possibilité unilatérale de fixer jusqu’à 235 le nombre de jours travaillés pour les cadres au forfait jours. Mais c’est la possibilité, pour ces mêmes cadres, de renoncer aux repos [11], qui fait le plus explicitement basculer le droit du temps de travail français vers la règle européenne, sous inspiration britannique, qu’incarne l’opt out. Inventée en 1993 lors de l’adoption de la directive européenne la plus importante en matière de temps de travail (durée maximale de travail limitée à 48 heures par semaine en moyenne ; quatre semaines de congés par an ; période de repos minimale de 11 heures par tranche de 24 heures ; etc.), la clause d’opt out, initiée par le Royaume Uni (et non transposée en France), autorise en effet les employeurs, sous condition d’accords individuels avec leurs salariés, à contourner la semaine de 48 heures maximum [12]. Si en France ce plafond demeure, c’est une logique similaire qui est introduite avec loi de juillet 2008, en ouvrant la possibilité de négociations de gré à gré entre salarié et employeur permettant de renoncer aux repos. Et il n’y a aucune raison que cette logique, comme celle des dérogations, ne s’étende pas dans le futur.
Pour conclure, on ne peut que rappeler à quel point les règles de droit sont d’abord des références pour l’action, et que bien peu d’entre elles – et pas seulement la durée légale – ont une portée purement prescriptive ou impérative. Une nouvelle fois, l’application de la réforme projetée dépendra, pour les règles qui exigent négociations mais aussi pour celles qui peuvent être mises en place unilatéralement par l’employeur, de la manière dont les acteurs s’en saisiront. Du point de vue des syndicats, le passage en force du gouvernement est manifeste et a été abondamment souligné, tant la réforme du temps de travail est allée bien plus loin que les expérimentations qu’avaient accepté les deux plus importantes confédérations en la matière, lorsqu’elles sont signé l’accord sur la représentativité en janvier dernier. Comment alors imaginer, dans ces conditions, vouloir un « dialogue social moderne », c’est-à-dire, implicitement, sans conflits ouverts ? Du côté des employeurs, si la représentante du MEDEF s’est satisfaite du texte, elle regrette elle aussi le passage en force et sait que de nombreux chefs d’entreprise n’utiliseront pas les libertés ouvertes par la loi, comme elles ont peu utilisé les précédentes. À l’exception des entreprises où ne sont pas implantés les syndicats et où n’existe pas de collectif de travail autonome et distinct de celui impliqué par l’organisation du travail ou les directives de la direction. Autrement dit, c’est probablement dans les petites entreprises et pour un certain nombre de cadres que les choses risquent de changer, accroissant encore un écart, déjà singulièrement renforcé par les modalités de passage (et de non passage) aux 35 heures entre le monde des grandes firmes et celui des petites et moyennes entreprises. La contractualisation de plus en plus individualisée, et de moins en moins garantie collectivement des relations de travail [13] engage alors le droit de travail dans une voie inédite, qui affecte ses fonctions publiques – notamment protectrice et régulatrice – et les met au service de stratégies et de luttes privées, l’instrumentalisant comme un outil de gestion du travail et de concurrence entre les firmes, caractéristique du capitalisme actuel et des politiques qui le soutiennent.
par , le 5 septembre 2008
Jérôme Pélisse, « L’enterrement des 35 heures ? . Récit d’un basculement du droit du travail », La Vie des idées , 5 septembre 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-enterrement-des-35-heures
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[1] Voir Matthieu Bunel, « Comment met-on en œuvre une réforme en France ? Les leçons de la loi des 35 heures », La vie des idées.fr, 18 juillet 2008.
[2] Voir Bénédicte Reynaud, Patrick Fridenson (dir.), La France et le temps de travail (1814 – 2004), Odile Jacob, 2004 ou Catherine Bloch-London et Jérôme Pélisse, La réduction du temps de travail : des politiques aux pratiques, La Documentation française n°889, 2003.
[3] C’est le cas lorsque sont « sortis » les temps de pause ou certains jours fériés du temps de travail effectif. De nombreuses entreprises ont ainsi pu diminuer de une ou deux heures par semaine le travail de leur salarié pour atteindre, tout à fait légalement - et, après 2000, avec les aides de l’État - 35 heures de travail « effectif ». Sur la notion de durée effective, voir F. Meyer, « Travail effectif et effectivité du travail : une histoire conflictuelle », Droit ouvrier, 1999, p. 385 ou P.Boisard, « La durée du travail effectif : analyse d’une convention » in F. Eymard-Duvernet (dir.), L’économie des conventions : méthodes et résultats, tome 2, Editions La Découverte, 2006.
[4] Le compte épargne temps, mis en place par accord collectif, permet aux salariés d’accumuler des jours de congés rémunérés ou de convertir en temps des primes, utilisé pour percevoir une rémunération pendant des périodes d’inactivité.
[5] Ainsi, en 2006 par exemple, 21% des salariés ont fait des heures supplémentaires, qui équivalent, en moyenne, à 116 heures sur l’année.
[6] Un constat encore répété, malgré la qualité du bilan dressée, par D. Clerc, « Réforme du temps de travail : les 35 heures, bouc émissaire », Alternatives économiques n° 267, mars 2008.
[7] Voir Catherine Bloch-London, « Les normes de durée du travail à l’épreuve des négociations : le cas des lois Aubry de réduction de la durée du travail », Travail et Emploi n°83, 2000.
[8] M. Elbaum, « La réduction du temps de travail : un avenir à quelles conditions ? », Esprit n°226, 1996
[9] A. Supiot, « La contractualisation de la société », in Y. Michaux (dir.) Qu’est-ce que l’humain ? Travaux de l’Université de tous les savoirs, vol. 2, Paris, O. Jacob, 2000, p. 157-167.
[10] La loi remplace en effet le repos compensateur obligatoire qui existait en cas de dépassement du contingent, par « une contrepartie obligatoire en repos » qui doit être négociée mais sans seuil minimal. Le Conseil constitutionnel a toutefois invalidé cet article, indiquant que le législateur n’avait pas assez précisément défini les conditions de mise en œuvre de cette contrepartie en repos. Mais c’est surtout en laissant la possibilité de fixer des contingents très élevés – c’est-à-dire jamais atteints – que la loi fait disparaître, en pratique, les repos compensateurs obligatoires pour les petites entreprises. Pour les entreprises de plus de 20 salariés, un repos compensateur de 50% est toutefois dû pour les heures effectuées au-dessus de 41 heures dans la semaine (hors accord de modulation), y compris si ces heures sont dans le contingent. Ce qu’introduit la loi ici consiste à permettre de négocier leur taux de récupération… à la baisse.
[11] Art. L. 3121-45. – « Le salarié qui le souhaite peut, en accord avec son employeur, renoncer à une partie de ses jours de repos en contrepartie d’une majoration de son salaire ». Cette disposition étend en réalité une clause introduite dans la loi de février 2008 qui permettait déjà de racheter individuellement, pendant une période d’un an et avec accord de l’employeur, des jours RTT.
[12] Cette clause devait être révisée en 2003 mais un blocage persistant oppose depuis la Confédération européenne des syndicats (CES) et une majorité de parlementaires européens qui souhaitent l’abolir d’un côté, et la Commission et le patronat européen de l’autre. Voir la page du site de la CES qui retrace cette histoire toujours en cours. En juin 2008, les ministres du Travail européens ont abouti à un compromis… maintenant la clause d’opt out.
[13] Sur les transformations du contrat de travail, voir C. Bessy, La contractualisation de la relation de travail, coll. Droit et société, LGDJ, 2007.