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L’Année des Outre-mer a pu faire croire que les revendications des indigènes guyanais étaient principalement identitaires. Mais la demande de reconnaissance des droits aborigènes est bien plus vaste : exister au sein de la République française, panser les plaies de la colonisation, sans avoir pour seul baume l’appartenance citoyenne.

« Monsieur le Ministre de la Culture et de la Communication,

Nous venons vers vous, pour vous faire part d’une situation qui pourrait mettre à mal les relations de l’État avec la communauté amérindienne de Guyane de façon générale et les kali’na de manière plus singulière. […] Comme vous le savez, l’année 2011 “Année des Outre-mer” verra de nombreuses manifestations sur l’ensemble du territoire national. Paris devrait concentrer un nombre non négligeable d’entres elles. Il y est prévu notamment la construction de carbets [1] amérindiens au Jardin d’acclimatation. Ce “fameux” jardin d’acclimatation, appelé également jardin colonial, a été un des sites d’accueil des expositions coloniales des 19e et 20e siècles […]. La France exposait lors de ces manifestations “ses” populations indigènes de ses nombreuses colonies. […] Des kali’na du bas Maroni furent exposés entre 1882 et 1892 (à trois reprises) dans ce jardin d’acclimatation, beaucoup d’entre eux ne revirent jamais leur terre natale, décimés par le froid et la maladie, certains disséqués au nom de la science et de la connaissance. […]

Vous comprendrez donc aisément, Monsieur le Ministre, les réactions de colère, d’incompréhension, d’indignation à la découverte du programme de cette “Année des Outre-mer”. Ces réactions, dont nous nous faisons le relais auprès de vous mais également auprès du Président du Conseil Régional, du Président du Conseil Général, des élus de Guyane, du Ministre de l’Intérieur, de celle de l’Outre mer, sont plus que légitimes.

Nous vous demandons que cet évènement, souhaité, programmé et maintenu par les organisateurs très certainement par ignorance (du moins nous l’espérons), ne puisse être cautionné par votre ministère. »

Avec cette lettre qu’adressait Jean-Paul Fereira, le maire de la commune d’Awala-Yalimapo, en Guyane, les Kali’na [2] venaient à leur manière troubler la fête, en contestant la manière dont allait être organisée la manifestation « Un jardin en outre-mer », programmée au Jardin d’Acclimatation de Paris du 9 avril au 8 mai 2011. La question qu’ils soulevaient était reprise et amplifiée par un certain nombre d’élus qui, telle la députée de la Guyane Christiane Taubira, s’indignaient : « Je tiens à insister auprès de vous sur l’importance et la nécessité de respecter les symboles qui, selon l’usage que l’on en fait, participent du sentiment d’appartenance, ou viennent raviver des blessures profondes, sur lesquelles personne n’a encore eu le courage de poser des mots, non de repentance hypocrite, mais de respect et de regret pour des pratiques qu’une République humaniste devrait récuser avec vigueur. » [3]

Une mission sur les exhibitions ethnographiques coloniales

L’affaire a d’abord suscité des remous politiques en Guyane même, mettant en jeu les positions des différents acteurs : le Conseil régional (majorité présidentielle) était à l’origine du projet de construire des carbets amérindiens au Jardin, alors que l’opposition (gauche et indépendantistes) le dénonçait vigoureusement, après que J.P. Fereira eut rendu publique sa lettre à la ministre. L’affaire s’inscrivait ainsi localement dans un débat politique régional, récurrent depuis plusieurs années, qui avait connu une étape importante en janvier 2010, lorsque les Guyanais avaient été appelés à se prononcer sur une éventuelle évolution statutaire de la Guyane. Ils avaient à choisir entre un le maintien du statut actuel de département d’Outre-mer, qui serait aménagé à la marge mais sans le remettre en question (article 73 de la Constitution), et la décision de s’engager sur la voie d’une plus grande autonomie (article 74 de la Constitution) [4].

Au delà de cette émotion proprement guyanaise, assez étroitement corrélée à des enjeux politiques régionaux, l’État se devait donc d’apporter une réponse à la prise de position du maire d’Awala-Yalimapo, dont il était difficile de contester le bien-fondé et la légitimité. Cette réponse prit la forme d’une Mission sur les exhibitions ethnographiques coloniales [5] en France confiée par les services du Ministère des Dom-Tom au Comité pour la mémoire de l’esclavage [6], qui fut chargé de réfléchir à la manière de traiter la mémoire de la présence « indigène » au jardin d’Acclimatation et en d’autres lieux, à la fin du XIXe siècle et au début du siècle suivant. L’initiative prenait tout son sens en regard de la préparation de l’exposition « Exhibitions » du Musée du Quai Branly, rassemblant autour de Lilian Thuram un certain nombre de chercheurs qui avaient pris publiquement position sur ce sujet.

Un enjeu de mémoire ?

Il n’est pas inutile de revenir ici sur les enjeux de cette « affaire du Jardin », en s’interrogeant sur cette réponse donnée par l’État à l’interpellation portée par les Kali’na de Guyane – et au delà, à l’émotion qu’avait suscité le surgissement d’une mémoire enfouie des exhibitions humaines que l’Europe coloniale avait organisées pendant près d’un demi-siècle. Cette réponse allait prendre la forme d’une série de mesures annoncées, privilégiant la dimension mémorielle et mettant en scène cette mémoire à travers commémorations et monuments. Mais il faut se demander si la protestation formulée par les descendants des familles kali’na transportées en 1882 et 1892 au Jardin d’Acclimatation, portait d’abord, ou surtout, sur la dimension « mémorielle » de ces événements [7]. Cette question de la célébration mémorielle, aujourd’hui omniprésente dès lors que l’on évoque des temps difficiles de notre histoire, se pose en effet d’une manière particulière dans le cas des sociétés amérindiennes de la région des Guyanes – et singulièrement de la société kali’na [8].

La démarche, en effet, ne va pas de soi. Elle engage un régime d’historicité spécifique, au sens que donne à cette notion F. Hartog [9], c’est-à-dire qu’elle est étroitement dépendante de la manière dont une société organise son rapport au passé, au présent et au futur, et de la valeur sociale qu’elle accorde à chacun de ces temps. À cet égard, les sociétés amérindiennes se distinguent quelque peu dans l’espace régional guyanais. Elles n’affichent pas un grand intérêt pour le passé, n’ont pas le goût des grandes généalogies et n’attachent pas à la transmission d’une mémoire collective la même importance que d’autres, comme par exemple les sociétés d’ascendance africaine. D’une certaine manière elles paraissent, à l’instar d’autres sociétés indigènes amazoniennes, avoir fait le choix d’un autre traitement du passé – notamment à travers la pensée mythique – et elles ont développé des formes d’effacement de la mémoire, qui peuvent se lire par exemple chez les Kali’na dans le traitement réservé aux défunts. Le souvenir des disparus fait l’objet d’un traitement particulier lors du grand rituel d’epekotono que l’on organise un an ou deux après le décès. La cérémonie permet le retour à une vie normale des proches portant le deuil, mais elle organise aussi une séparation radicale entre les vivants et le mort, qui protègera des émotions nées du souvenir [10].

C’est une telle cérémonie – dans l’esprit, sinon dans la forme – qui avait été organisée en 1996 au Parc floral de Paris. En 1892 plusieurs personnes étaient décédées sur place des conséquences de leur venue à Paris en hiver ; elles avaient été enterrées dans un cimetière parisien et il n’avait pas été possible aux familles restées en Guyane d’accomplir epekotono. Cent ans plus tard, accompagnant une délégation amérindienne de Guyane participant à une réunion à l’Unesco à Paris, un chamane du village d’Awala est venu sur place pour procéder enfin à cette cérémonie, accompagné des responsables de la Fédération des organisations amérindiennes de Guyane et des chefs coutumiers des principaux villages, rassemblés pour l’occasion sur la pelouse du Parc.

Si l’on prend en compte cette manière kali’na de construire le rapport aux morts, c’est-à-dire de penser un rapport au passé, la pose de plaques commémoratives, la création d’un mémorial ou l’instauration d’une journée de commémoration, ne représentent peut-être pas des réponses adaptées à la question qui avait soulevée par la lettre de Jean-Paul Fereira. La réaction amérindienne à l’annonce du programme des manifestations de l’Année de l’Outremer au Jardin d’Acclimatation était de toute évidence moins tournée vers ce passé que vers un présent qui reste problématique.

La reconnaissance culturelle et politique des populations indigènes

Le choix du Jardin d’Acclimatation, et le projet d’y édifier des carbets dans lesquels seraient montrées les cultures amérindiennes de Guyane, s’était révélé incontestablement bien peu judicieux, et traduisait pour le moins un manque d’information surprenant de la part des organisateurs de ces manifestations. Symboliquement très chargé, ce choix d’investir le Jardin et d’y amener de nouveau des Amérindiens, dans un contexte certes très différent, a sans conteste servi de déclencheur, mais le débat qui s’est ouvert était plus large et plus profond.

Les personnes qui ont réagi de la sorte exprimaient, d’abord, leur irritation de constater que, tout comme en 1882 et en 1892, des initiatives avaient pu être prises par des élus et par des responsables administratifs, tant au niveau local qu’à l’échelon national, avec comme finalité de « montrer » leur culture, sans qu’eux-mêmes n’aient eu la moindre voix au chapitre au moment où la décision s’élaborait. Mais, au delà de la dénonciation de cette légèreté dans l’organisation du programme des manifestations, il nous semble qu’était soulevée en arrière-plan la question, très actuelle et récurrente depuis une vingtaine d’années, de la place des sociétés indigènes dans l’espace national et dans l’espace régional.

Il faut insister sur ce point, qui forme l’arrière-plan politique de la question initialement soulevée par le maire d’Awala-Yalimapo. Celle-ci renvoyait implicitement à un débat dont les termes avaient été posés en Guyane dès 1984 lors de la première prise de parole publique des leaders amérindiens de Guyane : « Nous voulons obtenir la reconnaissance de nos droits aborigènes, c’est-à-dire la reconnaissance de nos droits territoriaux, de notre droit à demeurer Amérindiens, et à développer nos institutions et notre culture propres » [11]. Les Amérindiens se sont épuisés depuis une trentaine d’années à essayer de se voir reconnaître cette spécificité que l’État ne veut, et au fond ne semble pas pouvoir leur accorder, en l’état de la position de la France relative aux populations autochtones [12]. La reconnaissance d’une présence culturelle et politique spécifique des Amérindiens en tant que tels dans l’ensemble national, comme on a pu la voir se dessiner depuis quelques années dans des contextes proches, en Colombie, au Brésil ou dans différents pays andins, reste en effet jusqu’à aujourd’hui hors d’atteinte en Guyane. On sait que la France n’entend pas donner une forme juridique et constitutionnelle à la spécificité culturelle, sociale, politique des communautés autochtones, dont les membres ont le statut de citoyen français [13].

Un enjeu régional

Toujours présente aujourd’hui, cette revendication dépassait donc largement la question posée dans le cadre de la consultation lancée par la Mission sur les exhibitions ethnographiques coloniales en France, et la réponse attendue n’avait finalement que peu à voir avec le cadre mémoriel et commémoratif qui avait été défini par la ministre de l’Outre-mer. Au delà de la mémoire des exhibitions d’indigènes de la fin du XIXe siècle, la « question amérindienne » en Guyane, telle que l’avait révélée l’émotion suscitée par l’affaire du jardin, s’était en effet cristallisée autour d’une autre mémoire douloureuse. Marginalisées et malmenées tout au long de leur histoire moderne, les populations amérindiennes de France n’ont longtemps eu comme perspective que de disparaître, physiquement ou culturellement, sous la pression coloniale. Aujourd’hui, ces peuples sont toujours là, comme le montre la réaction de leurs leaders aux faux-pas de l’administration française, mais, à nouveau, ne leur proposera-t-on que ce choix : revêtir encore et toujours les habits du sauvage ou du primitif dont l’Occident colonial les a affublés, mais dont ils ne veulent plus ; ou accepter de s’évanouir comme peuples, et voir disparaître leurs cultures, dès lors reléguées au Musée ?

La signature par la France de la convention 169 de l’Organisation internationale du travail, le seul instrument international reconnaissant la réalité des situations « autochtones », reste aux yeux des responsables amérindiens en Guyane une demande pressante. Il faut toutefois reconnaître qu’une telle décision reste politiquement difficile à penser, et sans doute encore plus délicate à mettre en œuvre, lorsque l’on mesure les enjeux nationaux mais aussi régionaux (guyanais) d’une reconnaissance éventuelle de la spécificité culturelle et sociale des communautés indigènes, dont on voit bien qu’elle est susceptible de susciter d’autres demandes de reconnaissance d’un statut spécifique, de la part d’autres populations en Guyane (mais aussi dans l’Hexagone !),, fondées sur d’autres argumentaires. C’est pourtant bien de ces revendications sous-jacentes dont il était question en dans la polémique sur les carbets du Jardin d’Acclimatation, qui doit être replacé dans cet espace politique plus large, pour être compris et évalué à sa juste mesure : l’appartenance citoyenne à la Nation française ne semble pas permettre à elle seule de rendre à ces sociétés une dignité dont elles ont le sentiment d’avoir été privées tout au long de l’histoire coloniale, et jusqu’à aujourd’hui.

par Gérard Collomb, le 21 mai 2012

Pour citer cet article :

Gérard Collomb, « L’affaire du Jardin », La Vie des idées , 21 mai 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-affaire-du-Jardin

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Notes

[1Utilisé, comme ici, d’une manière générique, ce terme désigne les constructions traditionnelles amérindiennes.

[2À l’arrivée des Européens, les ancêtres des actuels Kali’na (population de langue caribe) sont installés dans les régions littorales où se sont développées les colonies, sur une vaste bande côtière entre l’Orénoque et l’emplacement de ce qui sera Cayenne. En Guyane française, à partir des années 1960, l’Etat a procédé au regroupement des familles en gros villages installés à proximité des bourgs créoles, et organisé la scolarisation généralisée des enfants. Les Kali’na sont depuis entrés progressivement dans une économie largement monétarisée, notamment avec l’accès d’une partie des hommes à des activités salariés, alors même que les familles allaient bénéficier des aides sociales associées à une citoyenneté française qu’ils ont acquise à la même époque (Gérard Collomb, «  Entre Orénoque et Amazone. Une respiration politique kali’na  », Cahiers des Amériques Latines, n° 43, 2003, p. 39-66.)

[4Les partisans du maintien du statu quo, porteurs d’une lecture très pragmatique et utilitariste des choix politiques, l’ont emporté dans cette consultation.

[5Rapport de la Mission sur la mémoire des expositions ethnographiques et coloniales, Paris, La Documentation Française, 2011.

[6Le Comité pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage (CPMHE) est né de l’une des dispositions de la loi Taubira «  tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité.  » Le texte prévoyait qu’un comité de personnes qualifiées serait «  chargé de proposer sur l’ensemble du territoire national, des lieux et des actions qui garantissent la pérennité de la mémoire de ce crime à travers les générations  » (loi n° 2001-434 du 21 mai 2001, JORF). Les membres du comité sont nommés pour trois ans par décret du Premier Ministre. Initialement présidé par la romancière Maryse Condé, guadeloupéenne, professeur de littérature à l’université de Columbia, puis par la politologue Françoise Vergès, le CPMHE est composé de douze membres originaires des régions d’outre-mer pour la plupart, parmi lesquels des historiens et un sociologue, des acteurs du monde associatif et du monde de la culture et des arts.

[7Collomb Gérard, «  Les Kali’na de Guyane et le droit de regard’ de l’Occident ”, in Nicolas Bancel et alii (eds.), Zoos Humains, Mémoire coloniale, Paris, La Découverte, 2002, p. 127-135.

[8«  Chroniques interculturelles en Guyane : un ’point de vue’ kali’na  », in Gérard Collomb et Marie-José Jolivet [eds.], Histoires, identités, logiques ethniques. Amérindiens, Créoles et Noirs marrons en Guyane, Paris, Éditions du CTHS, 2008, p. 45-75.

[9François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Le Seuil, 2002.

[10Gérard Collomb, «  Rituel, performance, politique : un deuil kali’na  », Ethnologie française, 2007/hors-série, p. 89-94.

[11Félix Tiouka, «  Adresse au gouvernement et au peuple français  », Ethnies, juin-septembre 1985.

[12Voir, à ce propos, la contribution éclairante d’Alexis Tiouka.

[13Gérard Collomb, «  Une “citoyenneté” kali’na  ? Constructions citoyennes, affirmations identitaires, jeux de niveau en Guyane française  », Citizenship Studies, 15:8, 2001, p. 981-991.

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