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Depuis les années 1960, la migration a été organisée entre les départements de l’outre-mer antillais et la métropole. Mais quels sont aujourd’hui les rapports entre les « Ultramarins de l’Hexagone » et leurs territoires d’origine ? Une histoire de leurs associations montre la constitution progressive d’un champ associatif pourvu de ses intérêts propres, mais toujours très lié aux Antilles.

À la veille du 14 juillet et de la traditionnelle garden-party dans les jardins de l’Elysée, le ministre de l’Outre-mer (ou secrétaire d’État, en fonction de l’air du temps) invite les intellectuels, athlètes, artistes, et les leaders associatifs « ultramarins ». Les jardins de l’hôtel Montmorin, rue Oudinot sont alors parés de chapiteaux permettant de déguster des spécialités des neuf territoires de l’Outre-mer français, et des concerts sont l’occasion d’apprécier leurs musiques, même si la population dominante est visiblement celle des Antillais de Martinique et de Guadeloupe. Un discours prononcé par le ministre permet généralement de saluer la vigueur associative des Antillais de l’Hexagone, véritables « représentants » d’un « cinquième DOM » [1]. L’événement permet ainsi de désigner les présidents d’associations comme leaders dans l’Hexagone ; même s’ils sont invités dans le cadre des festivités de la Fête Nationale, ils le sont surtout dans le cadre spécifique d’un événement destiné aux « Ultramarins ». Il y a là quelques indices pour appréhender la manière dont les groupes antillais en France se donnent à voir et repérer qui fait figure de leader légitime dans l’espace public. Cette fête symbolise également la facilité d’accès de certains groupes d’originaires de l’Outre-mer aux pouvoirs publics par l’intermédiaire du ministère de l’Outre-mer.

C’est que le champ associatif constitué par les Antillais, Guyanais et Réunionnais dans l’Hexagone constitue l’une des arènes essentielles pour comprendre l’expérience des « Domiens » en migration. Elle permet de saisir des aspects essentiels de la gestion des populations domiennes de la métropole par l’État depuis le début des années 1960. Mettre en regard rôles assignés par les pouvoirs publics aux associations d’originaires de l’Outre-mer et prises de paroles publiques de leaders associatifs permet également d’illustrer le phénomène de la délégation analysé par Pierre Bourdieu. Après un retour sur la politique de migration organisée des DOM vers l’Hexagone, il s’agira de comprendre la manière dont le milieu associatif s’est constitué autour d’enjeux et de priorités changeants. Ceux-ci ont été progressivement tournés vers la défense des intérêts de ceux que l’on désigne comme les Ultramarins de l’Hexagone sans pour autant que les mobilisations ne soient totalement déconnectées de la vie politique des territoires d’origine. Un signe de ce lien et de cette connexion ces dernières années est l’implication croissante d’élus politiques, antillais notamment, dans l’espace politique hexagonal, où évoluent les associations de personnes originaires de l’Outre-Mer [2].

Les Domiens de l’Hexagone : une migration organisée

Avec la transformation de la Martinique, la Guadeloupe, la Réunion et la Guyane en départements français à partir de 1946, aboutit une politique d’assimilation qui établit, en théorie, l’incorporation complète de ces territoires Outre-mer à la Nation française. La citoyenneté française permet en outre le déplacement des populations de ces nouveaux départements sur l’ensemble du territoire national sans autre entrave que la distance. Dès les années 1950 une politique publique de migration organisée des populations des DOM se met en place. Monique Milia [3] rappelle que la première phase – « expérimentale » – de l’histoire de cette émigration organisée se déroule de 1952 à 1960 avec des départs de Martiniquais et Guadeloupéens vers la Guyane française et de Réunionnais vers l’Hexagone. À partir de 1960, c’est une émigration de masse vers la France hexagonale qui est mise en place.

L’organisation de la migration vers la métropole répond à plusieurs objectifs. Il s’agit tout d’abord, dans un contexte marqué par le déclin de l’économie sucrière et l’augmentation rapide de la population, de réduire la pression sur le marché du travail des économies des DOM. Le déplacement de populations jeunes et actives doit permettre de pallier les besoins en main-d’œuvre dans la métropole. La population des DOM présente de plus l’avantage de pouvoir intégrer la fonction publique en raison de sa citoyenneté française. D’autres raisons président cependant à la mise en place de la migration organisée. En effet, le contexte économique et social difficiles des DOM donne lieu à des mécontentements et à la multiplication des conflits sociaux [4]. Le déplacement d’une frange de la population jeune, active des milieux populaires constitue ainsi un moyen de limiter les risques de conflits sociaux tels qu’ils ont pu se produire en Martinique et en Guadeloupe dans les années 1950. Dans un contexte mondial de marche vers la décolonisation, une telle politique permet également de limiter les risques de revendications d’indépendance. C’est une société d’État, le BUMIDOM [5], créée en 1962, qui fut en charge du déplacement des candidats à la migration à partir de 1963. Un objectif de 6500 départs par an de Martinique et de Guadeloupe est mis en place [6]. Les migrations familiales sont préconisées afin d’éviter des déséquilibres démographiques en Martinique et en Guadeloupe. Stéphanie Condon et Margaret Byron expliquent que la politique d’émigration a été dès le départ explicitement envisagée comme devant aboutir à des installations durables.

Jusqu’à la création du BUMIDOM, la population antillaise présente en France métropolitaine est relativement faible et majoritairement composée de fonctionnaires, d’étudiants et de militaires. De 1963 à 1981, le BUMIDOM, également chargé d’organiser le recrutement, l’acheminement, la formation et le placement des antillais candidats au départ vers la métropole, a ainsi organisé l’émigration vers la France métropolitaine d’environ 160 300 personnes, dont 85863 nées aux Antilles [7].

Le cas de la migration antillaise vers la France métropolitaine diffère cependant sensiblement de ces premiers déplacements organisés. Il s’agit tout d’abord d’une migration considérée comme interne, car officiellement, il s’agit juste d’un déplacement sur le territoire national. On peut d’ailleurs noter qu’il n’y a pas trace d’hostilité à l’encontre de cette population dans les débats parlementaires français, à l’opposé de la situation britannique où la migration en provenance des colonies britanniques caribéennes est perçue négativement [8]. À partir de la départementalisation de certains territoires de l’outre-mer, ces derniers sont complètement assimilés à la République française et sont ainsi considérés comme français à part entière. Dénoncer la migration massive des Antillais pouvait ainsi passer pour une remise en cause de ce principe républicain. De plus, comme le notent Stéphanie Condon et Margaret Byron [9], la venue à la même période de populations venues d’Algérie française apparaît à l’époque comme un phénomène plus remarquable. Condon et Byron notent d’ailleurs que la migration des Caribéens est rarement incluse dans les travaux académiques portant sur les travailleurs immigrés.

Des associations reflets de la politique dans les îles d’origine

Dans les années 1960 se constitue alors un espace associatif en partie produit par les institutions en charge de la migration. Ces associations, qui reflètent le clivage politique aux Antilles à propos du soutien à la politique migratoire, opposent des leaders proches des pouvoirs publics et d’autres, souvent issues de la gauche politique et syndicale antillaise, s’opposant fortement à la migration. Ces derniers constituent avec les membres de l’AGEG (Association générale des étudiants guadeloupéens) et l’AGEM (Association générale des étudiants martiniquais), le pôle contestataire de l’action collective des Antillais en métropole. Ces deux associations étudiantes sont d’abord affiliées au Parti Communiste dans les années 1950 avant de se constituer en associations défendant l’indépendance des Antilles françaises respectivement en 1963 et 1967 [10]. Autour de ces deux associations se forment des groupements politiques issues de la gauche antillaise autonomiste qui prennent la défense des travailleurs antillais en métropole mais dont les actions principales sont tournées vers les îles d’origine. Les journaux [11] publiés par ces associations ne font référence à la migration en provenance des DOM vers l’ Hexagone que pour dénoncer une politique coloniale qui vide la Martinique et la Guadeloupe.

Les autres associations antillaises ont dès le départ été tournées vers l’accueil des nouveaux migrants, l’entraide et la sociabilité. Parmi les associations, certaines sont mises en place avec l’aide du gouvernement, par l’intermédiaire du BUMIDOM. Ainsi, le CASODOM (Comité d’action sociale en faveur des originaires des départements d’outre-mer en métropole), créé en 1955 et aidé financièrement par le gouvernement, a pour mission d’informer sur la migration dans les îles et de recevoir et guider les primo-arrivants, particulièrement la première année de leur arrivée. Une autre association, l’AMITAG (Amicale des travailleurs antillo-guyanais) [12], est créée en 1964 avec le soutien du ministère des DOM-TOM pour aider les nouveaux arrivants à trouver un logement et un emploi et permettre une meilleure adaptation. Aux côtés de ces associations « gouvernementales », on trouve une myriade d’associations locales, de taille réduite et dont la cohésion semble tenir, selon Alex Laupèze [13], à des principes de solidarités traditionnelles comme le koudmen, l’importance du charisme du président ou le caractère familial du regroupement. Laupèze semble même identifier une forme d’éthique spécifique des associations antillaises en région parisienne, autour des valeurs de solidarité et de convivialité. Des entretiens menés auprès de personnes ayant migré des Antilles et des enfants de migrants antillais [14] montrent que les associations sont considérées à la fois comme structures d’accueil pour les nouveaux arrivants et comme lieux de sociabilité. Les associations d’entraide étaient généralement envisagées comme la « famille » du migrant pauvre et solitaire, qui ne dispose d’aucun membre de sa famille pour l’accueillir, assumant également les mêmes fonctions de guide et de soutien.

Anna (aide-soignante, 38 ans) : Les associations c’est quand même un bien... parce que ça permet à des Antillais qui arrivent ici et qui ne connaissent personne d’aller vers ces gens-là. Pour se sentir soutenus, pour pas se sentir esseulés dans un pays qui est grand et qui a tous ces défauts, ces pièges pour un jeune qui arrive dans un si grand pays.

Raymond (restaurateur, 62 ans) : Quand je suis arrivé en 1964, il n’y avait pas d’organisations comme après, les associations, je ne les connaissais pas. Il fallait se débrouiller tout seul.

Viviane (vendeuse magasin de luxe, 31 ans) : Le but [de la communauté antillaise], c’est quand même que ceux qui arrivent à Paris sachent qu’ils ne seront pas tout seuls, lâchés dans la nature, qu’ils ont quand même des gens comme eux qui sont là, qui ont créé des associations, qui ont ouvert des portes et qu’ils ne seront jamais seuls.

Les associations étaient également évoquées en tant que lieu de sociabilité permettant aux Antillais de « première génération » de se retrouver. Les enquêtés fonctionnaires mentionnaient également les associations d’originaires des Antilles des grandes entreprises publiques, massivement investies par les premières générations d’Antillais : l’Amicale de la Poste, de France Télécom ou de la RATP.

Cette fonction des associations antillaises rejoint l’analyse faite par Riva Kastoryano sur les associations immigrées [15] : l’une des fonctions de ces associations autorisées après 1981 était d’offrir un moyen de rompre la solitude, l’isolement dont peuvent souffrir les « personnes transplantées » et de renouer des liens avec le pays d’origine. Les enquêtés nés en métropole ne se sentent d’ailleurs souvent pas concernés par l’existence et l’action de ces associations qui restent trop tournées vers les îles d’origine :

Michel (médecin, 40 ans) : Il y a certainement une communauté antillaise, mes parents par exemple, ils allaient à l’AMITAG. Ils avaient des amis antillais à Paris, et ils pouvaient se retrouver lors des réunions de l’AMITAG, où il y avait beaucoup de monde, ils se regroupaient peut-être par quartier, ou alors par affinité.

Ces premières associations, largement soutenues par les gouvernements gaullistes [16] sont ainsi tournées vers l’accueil des migrants. À l’arrivée de la gauche au pouvoir, la politique de migration organisée est officiellement supprimée et c’est le point de départ d’une nouvelle philosophie de la part des pouvoirs publics , formulée par le ministre de l’Outre-mer à l’occasion des Assises des originaires d’Outre-mer en 1983 [17].

Je le dis au risque de choquer certains : oui, toute la politique que conduit le gouvernement (...) vise à tarir une certaine migration. Oui le gouvernement ne pense pas qu’il soit souhaitable que des jeunes quittent les DOM parce qu’ils croient n’y avoir aucun avenir. Oui, le gouvernement regrette cette migration économique qui est la sanction d’absence de développement réel de l’économie des DOM, toutes ces années. Oui, pour le gouvernement, le développement des DOM est un objectif prioritaire, et nous voulons qu’enfin la migration soit un choix libre et non une carte forcée. [18]

Ces assises sont l’occasion d’une officialisation du changement d’orientation de la politique de migration en provenance des DOM vers l’ Hexagone. Responsables associatifs et « personnalités qualifiées » y sont conviés comme représentants des originaires de l’Outre-mer. Il y est décidé que l’Etat devra contribuer à la « préservation et à l’épanouissement de l’identité culturelle des originaires d’Outre-mer » par un appui financier aux actions menées par les associations qui les regroupent [19]. Fred Constant montre que la mise en place de l’ANT en remplacement du BUMIDOM en 1983 relève d’un triple constat des pouvoirs publics : la spécificité des difficultés rencontrées par les originaires des DOM et, par conséquent, « l’aide à l’insertion doit prendre le pas sur l’incitation à la migration » ; la nécessité d’assurer des conditions de migration favorables ; l’impossibilité de flux importants de retours vers les îles et la nécessité de créer des emplois localement [20].

À partir de ce constat, les missions de l’ANT et la logique de leur mise en œuvre apparentent son action à un traitement spécifique du groupe des « originaires d’Outre-mer ». Les missions de l’ANT consistent en des interventions devant faciliter l’« insertion » du groupe des originaires d’Outre-mer. Plus précisément, elle consiste en une politique d’action sociale en matière de logement (intervention auprès des offices HLM, octroi de prêts locatifs mobiliers et pour l’achat de logements). L’action de l’ANT consiste également à intervenir dans le domaine de la formation professionnelle (aides à la mobilité professionnelle et à la formation professionnelle en métropole). Les populations visées ne sont ainsi plus les migrants mais les Originaires d’outre-mer ; mission est donnée aux associations non seulement de « représenter » la population mais également de contribuer à son insertion. Les tentatives de mettre en place des annuaires des associations d’Outre-mer n’ont souvent donné lieu qu’à des éditions éparses, mais ces documents permettent de connaître les missions et activités des associations de l’époque. Ils montrent notamment l’influence des priorités gouvernementales. Dans un annuaire publié en 1988 par l’ANT, on repère une grande majorité d’associations promouvant l’entraide, l’amitié et la promotion du folklore culturel. L’absence de publications régulières empêche de vérifier l’évolution dans les missions que s’attribuent les associations, mais certains documents permettent cependant de construire un tableau, non exhaustif, des priorités associatives mises en place avec l’aide du gouvernement, par l’intermédiaire du BUMIDOM.

Plusieurs numéros de l’une des principales revues antillo-guyanaises de l’Hexagone, Alizées, sont ainsi consacrées aux associations. Un numéro de 1997 évoque les priorités de l’action associative et décrit ainsi les associations : « Pour retrouver la chaleur du pays, danser et boire ou simplement occuper leur temps libre, [les Antillais] ont constitué dans l’Hexagone amicales, foyers, groupes culturels, fraternités ou clubs de rencontre […] : Paris, à lui seul compte une cinquantaine d’associations antillaises de ce genre. » Le dossier souligne que l’action de ces associations se situe largement dans le « créneau de la négociation pacifique de la reconnaissance » et vise un « mieux-être et une meilleure intégration dans l’ Hexagone ».

Cette orientation de l’action associative qui cherche à « faire évoluer les mentalités » ou « l’amitié entre les Antillais et les métropolitains » semble correspondre au rôle généralement assigné par les pouvoirs publics aux associations ethniques à partir des années 1980 [21]. Selon Milena Doytcheva, par une forme d’ajustement aux attentes institutionnelles, les associations font preuve de « volontarisme social ». Cette attente et la création d’associations qui en découle contribuent à faire de celles-ci des relais de l’action publique en lui permettant de s’adresser à une catégorie de la population que l’on peine à définir ou que l’on ne souhaite pas figer. En effet, le BUMIDOM qui se donne pour mission l’aide au logement des originaires d’Outre-mer et qui est rapidement très sollicité peine à imposer cette catégorie de la population aux sociétés HLM et autres sociétés ou administrations de droit commun. Pour reprendre la formule utilisée par Leïla Wuhl, cette catégorie ne fait pas sens pour les interlocuteurs du BUMIDOM. Les pratiques observées dans l’attribution des logements HLM et, particulièrement, le refus régulier de dossiers adressés par le BUMIDOM tendent également à montrer les difficultés rencontrées par cet organisme à objectiver cette population de migrants. Cette impuissance est notable dès 1964, pointant le budget insuffisant de l’organisme [22]. Le désengagement financier de l’Etat, couplé à la limitation de la politique migratoire à partir du milieu des années 1970 accentue l’impuissance du BUMIDOM. Leïla Wuhl279 fait toutefois remarquer que ce désengagement financier des pouvoirs publics peut être lu comme une forme d’hésitation quant à la manière de traiter cette population de migrants dont beaucoup sont installés sur le sol métropolitain de manière durable. De plus, la faible réceptivité des sociétés HLM aux tentatives d’objectivation des migrants d’Outre-mer par le BUMIDOM, n’est pas, dans les faits, contradictoire avec des formes de catégorisations de ceux qui ne sont considérés ni comme « immigrés » ni comme « nationaux ». Ce phénomène avait déjà été observé par Stéphanie Condon dans un rapport commandé par le ministère de l’équipement [23]. Elle y montre la connaissance très approximative des populations en provenance des DOM et des pratiques discriminatoires particulières.

Les associations porteuses de mobilisations nationales

Au début des années 2000, le monde associatif antillais est également hétérogène, ce qui rend délicate son objectivation. Dans un travail de thèse qui reste unique, Leïla Wuhl-Ebguy tente néanmoins de délimiter un « espace des positions associatives » depuis le début de la migration organisée, et analyse la production de « représentations concurrentes du groupe, (de) différents rôles sociaux, et des accès potentiels à des espaces de représentation plus larges ».Un pôle des dirigeants associatifs de l’époque est composé de notables antillais, issus de la haute fonction publique ou bien insérés dans les réseaux politiques antillais et souvent à la tête d’associations dans la mouvance gaulliste. Wuhl constate une évolution de cette bipolarisation à partir de 1980, l’arrêt de la migration organisée et la création de l’ANT, l’Agence nationale des travailleurs, en charge de la politique de mobilité de l’Outre-mer à la suite du BUMIDOM. C’est également une période d’encouragement important de l’action associative du gouvernement, dans un contexte de pouvoir plus grand donné aux collectivités locales avec les politiques de décentralisation. Émergent alors de nouveaux acteurs associatifs qui interviennent tant dans les domaines de l’action sociale que de l’action culturelle. Les associations créées à partir des années 1980 sont souvent investies dans les domaines du folklorique ou de la représentation du « patrimoine culturel antillais ». De très nombreuses associations sont créées à cette époque, et sont souvent éphémères et de petites tailles.

Pourtant, à côté de ces associations éphémères, se montent d’autres structures associatives, souvent très soutenues par les municipalités de la banlieue parisienne ainsi que par l’ANT qui les finance. Wuhl note que cet engagement associatif constitue souvent le passage obligé pour la carrière de « représentant antillais en métropole » comme c’est le cas pour Georges Aurore, maire-adjoint de Créteil et président de l’AMEDOM [24] ou José Pentroscope, président de l’association CIFORDOM [25] basée à Massy. C’est en effet ainsi que l’on se fait connaître des acteurs institutionnels mais aussi qu’on peut avoir accès à des positions dans l’espace politique local. C’est en partant de ce constat et après avoir effectué des entretiens approfondis avec des leaders associatifs et fréquenté ce milieu plusieurs années que l’auteure met en place un schéma de leurs positions respectives en fonction du type de ressource dont ils disposent [26].

Se dessinent alors trois pôles principaux dans l’espace associatif antillais. Le premier est « institutionnel ». Il regroupe des membres au capital social important et dont les leaders appartiennent à des réseaux syndicaux ou à des grands partis nationaux. Certains sont considérés comme des notables, diplômés de grandes écoles ou disposant de troisièmes cycles universitaires. Appartenant aux classes supérieures, bien introduits dans les réseaux institutionnels, ils reçoivent les subventions les plus importantes et leurs associations sont disposent généralement de locaux et d’un ou plusieurs salariés. Dans ce pôle, Wuhl distingue également les « petits notables » qui tout en disposant des mêmes types de ressources que les « notables », sont moins dotés en capital. Le second pôle est celui des « sociabilités populaires » : les leaders de ces associations sont les moins bien dotés de tout l’espace associatif, et sont souvent des femmes. Leur légitimité tient à l’intense activité associative qui leur permet de mobiliser de manière importante lors de leurs manifestations et d’être très visible au niveau local dans certaines villes de banlieue. La « suractivité » de certaines associations leur permet de se voir parfois sollicitées par les pouvoirs publics locaux pour figurer, par exemple sur les listes électorales. C’est notamment le cas de Jacqueline Pavilla, maire-adjointe déléguée à la mémoire de la ville de St Denis. Le troisième et dernier pôle est celui des militants identitaires : dotés de fort capital culturel, les leaders de ces associations sont souvent passés par des organisations politiques ou syndicales. Pour Wuhl, ce dernier pôle est composé des entrepreneurs identitaires, leaders des mobilisations, et des associatifs identitaires. Ces derniers sont investis dans des associations de promotion de la langue créole ou dans des actions culturelles qui témoignent d’un capital culturel important. Mettant souvent une distance entre eux et le pouvoir, ils envisagent leur engagement associatif comme un engagement politique.

Cette tripartition semble remise en cause début des années 2000, quand émergent de nouvelles mobilisations associatives de Français d’origine d’outre-mer. Les demandes et revendications formulées par les leaders acquièrent une portée nationale et se dotent de répertoires d’actions nouveaux. Manifestation, pétitions, rassemblements, appels des élus sont utilisés et les actions sont tournées vers la vie des originaires des personnes originaires de l’Outre-mer dans l’Hexagone. Les enjeux défendus par des associations comme le Collectif DOM ou le Comité Marche du 23 Mai 1998 comportent souvent une dimension identitaire, comme les discriminations, la mémoire de l’esclavage. Elles ne sauraient cependant être intégrées au pôle des associations identitaires dessiné par Leïla Wuhl. Dans ces associations du « pôle identitaire », l’action est tournée vers la diffusion de projets militants de défense et de diffusion de formes non stéréotypées de la culture antillaise. En revanche, pour le Collectif DOM et le Comité Marche, la culture n’est qu’un élément de la mobilisation, la « structuration » de la communauté et la « représentation » au niveau national de la population des Français originaires de l’Outre-mer étant au cœur de l’action.

Outre l’appel à l’expertise, Patrick Karam, le responsable de l’association, invoque le nombre afin d’apparaître comme représentatif d’une population importante, évoquant ainsi régulièrement la signature de la première pétition du Collectif par 8000 personnes et l’adhésion en ligne sur le site de l’association par 40 000 personnes – chiffres invérifiables, même pour les membres de l’association, notamment parce que l’adhésion y est libre et sans cotisation. Envois de courriers et pétitions en ligne sont d’ailleurs des formes d’actions qui ne nécessitent pas un volume important de militants actifs. En ayant un nombre important de liens sur les sites internet fréquentés par les Antillais, il est possible en quelques clics de bénéficier de signature. Cet appel au nombre se poursuit lorsque le président de l’association désigne la population « réellement » touchée par la question des tarifs aériens : non seulement les Ultramarins résidant en France métropolitaine mais également les territoires de l’Outre-mer. En effet, les prix des billets d’avion, trop élevés, orientent les touristes vers d’autres destinations. L’appel au nombre marque également une partie du répertoire de l’association : à plusieurs reprises, les « Ultramarins » sont appelés à écrire aux autorités interpelées (députés, sénateurs, conseillers régionaux, ministres ou membres de cabinet) pour protester contre les prix des billets d’avion. On doit remarquer également qu’une partie de la population censée être représentée se trouve en Outre-mer ce qui permet de pallier l’une des difficultés liée à l’usage du nombre : celle d’un manque de crédibilité si l’on échoue à rassembler physiquement la population protestataire.

L’appel régulier au nombre s’accélère à partir du milieu de l’année 2004 et connaît une forme d’aboutissement avec l’organisation d’une manifestation en décembre 2004. Patrick Champagne montre d’ailleurs que la manifestation est la « pièce centrale » du dispositif de publicisation de l’opinion par les groupes protestataires. Par son biais est en effet en jeu la « bonne présentation de soi devant un public qui n’est pas celui des seuls badauds » [27]. Ses participants représentent un groupe potentiel plus grand, qui ne s’est pas déplacé. Elle est précédée de plusieurs réunions, notamment du « pôle communication » de l’association, afin de s’assurer une couverture médiatique suffisante pour le rassemblement. Surtout, elle entérine le passage à la défense de nouveaux enjeux : « les discriminations subies par les Ultramarins ». Ce processus de frame extension ou extension des cadres [28] nous semble particulièrement pertinent pour étudier les étapes de construction d’enjeux et par le Collectif DOM. L’enjeu autour de la tarification aérienne se transforme sur le site de l’association en enjeu de « lutte contre les traitements discriminatoires [à l’encontre] des communautés originaires de l’Outre-mer ». Cette transformation se fait au travers d’un « travail de déplacement des significations » dans lequel « le jeu sur les symboles et le vocabulaire est essentiel » [29]. La défense du principe de continuité territoriale se faisait au nom de la citoyenneté des populations de l’Outre-mer, de l’appartenance de l’Outre-mer à la France et l’Union européenne. En janvier 2004 apparaît donc le terme « discrimination » dans un communiqué de presse de l’association [30], étiquette sous laquelle sont désormais désignées l’ensemble des causes défendues par l’association. Cette nouvelle analyse de la situation des originaires d’Outre-mer en termes de discrimination permet de développer le champ d’action du Collectif DOM qui, à partir de 2004 ne se cantonne plus aux problèmes de tarifs aériens vers l’Outre-mer. C’est aussi ce développement qui permet aux leaders de l’association de se poser comme représentants des Français originaires de l’Outre-mer.

Une continuité se dessine pourtant avec l’action associative des décennies précédentes, évidente notamment lorsque sont analysées les trajectoires des leaders des mobilisations des années 2000 [31]. Les mobilisations des années 2000 confirment en effet plusieurs éléments anciens, et notamment le fait que l’aspiration des associations à représenter le groupe des personnes originaires de l’outre-mer (désignés alternativement comme Antillais, Antillo-Guyanais, Ultramarins etc.) a toujours été empreinte d’une certaine ambiguïté. D’une part, il s’agissait de maintenir des liens de proximité avec les territoires d’origine tant en raison du « mythe du retour » [32] que pour l’importance du maintien de relations avec les élus d’Outre-mer, principaux relais vers le pouvoir central français ; d’autre part, de constituer un espace de représentation et de mobilisation métropolitain autour d’enjeux politiques spécifiquement liés aux conditions de vie dans la migration. Dans ce dernier cas, c’est au sein de la migration que l’on doit trouver les leaders communautaires qui devront nouer des relations avec le pouvoir afin d’y établir des relais. L’action des principales associations antillaises ayant mené des actions protestataires dans divers domaines – la lutte contre les discriminations, la mémoire de l’esclavage – ces dix dernières années reflètent cette oscillation entre autonomisation et unification des causes à défendre [33]. Cette oscillation implique également le déploiement de stratégies de différentiation afin de distinguer les demandes des « Ultramarins » de celles d’autres groupes minoritaires pourtant mobilisés sur des enjeux proches comme le CRAN (Conseil représentatif des associations noires) [34].

Dans la dernière décennie, la présence des Français originaires de départements d’Outre-mer dans l’Hexagone a été plus visible. Des rassemblements organisés autour de la mémoire de l’esclavage réunissent tous les ans le 23 mai des milliers de personnes à Saint Denis, une Délégation interministérielle à l’égalité des chances des Français de l’Outre-mer a été mise en place par Nicolas Sarkozy et à l’occasion de la campagne présidentielle de 2012 (c’était également le cas en 2007), les principaux candidats organisent des meetings parisiens pour les Français de l’Outre-mer. Dans tous ces exemples, les associations, considérées comme des représentants et des relais de ces populations, jouent un rôle important. À la fin d’un meeting organisé le 15 mars 2012 à Paris pour s’adresser aux Français « originaires de l’Outre-mer », François Hollande a tenu à remercier particulièrement les présidents d’associations qui étaient parvenus à mobiliser pour faire de la rencontre un succès.

par Audrey Célestine, le 28 mai 2012

Aller plus loin

Silyane Larcher, « Les Antilles françaises ou les vestiges de l’Empire ? », La Vie des idées, 20 février 2009.

Pour citer cet article :

Audrey Célestine, « Originaires d’outre-mer », La Vie des idées , 28 mai 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Originaires-d-outre-mer

Nota bene :

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Notes

[1Depuis le passage de Mayotte au statut de département en Janvier 2011, c’est ce territoire de l’océan Indien qui est ainsi désigné, l’Hexagone abritant désormais le 6e DOM.

[2C’est le cas notamment de Victorin Lurel, président du conseil régional de Guadeloupe, député et secrétaire national du Parti Socialiste en charge de l’Outre-Mer, et devenu le 17 mai 2012 ministre de l’Outre-mer.

[3Milia Monique, «  Histoire d’une politique de migration organisée pour les départements d’outre-mer 1952 1963  », Pouvoirs dans la Caraïbe, Spécial, 1997, mis en ligne le 16 mars 2011 (dernière consultation le 20 mars 2012 : http://plc.revues.org/739).

[4Audrey Célestine, «  Lutte pour l’égalité des droits aux Antilles  », Plein Droit, n°74, oct. 2007.

[5Bureau des Migrations Intéressant les DOM.

[6Stéphanie Condon et Margaret Byron, Migration in Comparative Perspective : Caribbean Communities in Britain and France, New York/London, Routledge, 2008, 280 p.

[7Claude-Valentin Marie, «  Les populations des DOM-TOM, nées et originaires, résidant en France métropolitaine  », INSEE-Résultats, Démographie-Société, n°24, 1993.

[8Stéphanie Condon et Margaret Byron, 2008, op.cit.

[9Stéphanie Condon et Margaret Byron, 2008, op.cit.

[10Leïla Wuhl-Ebguy, Migrants de l’intérieur. Les Antillais de métropole : entre intégration institutionnelle et mobilisations collectives, thèse de doctorat en science politique, Université Paris-Dauphine, décembre 2006, 513 p.

[11Notamment Pou Jou Ouvè, publié par l’AGEM dans les années 1970.

[12Stéphanie Condon et Philip E. Odgen, “Emigration from the French Caribbean : the Origins of an Organised Migration,” International Journal of Urban and Regional Research, 15 (4), 1991, p. 505-523.

[13Alex Laupèze, Associations antillaises, sociétés locales. Pratiques et enjeux de la construction associative, thèse de doctorat en anthropologie, Université Paris 8, 2005.

[14Audrey Célestine, Mobilisations collectives et construction identitaire. Le cas des Antillais en France et des Portoricains aux Etats-Unis, thèse de doctorat en science politique, Paris, IEP de Paris, 2009.

[15Riva Kastoryano, La France, l’Allemagne et leurs immigrés : négocier l’identité. Paris : Colin, 1996, 222 p.

[16Leïla Wuhl-Ebguy (2006), op. cit.

[17Claude-Valentin Marie, Michel Giraud. «  «   » in Revue Européenne des Migrations Internationales

[18Discours cité par Fred Constant «  in Revue Européenne des Migrations Internationales

[19Fred Constant, «  La politique de l’immigration antillaise de 1946 à 1987  », Revue Européennes des Migrations Internationales  », vol. 3, n°3, 1987

[20Fred Constant, 1987, op.cit.

[21Milena Doytcheva. Existe-t­il un multiculturalisme à la française  ? Une étude de la politique de la ville 1981-2003, thèse de doctorat en sociologie, Paris, EHESS (sous la direction de Dominique Schnapper), 2003.

[22BUMIDOM, Compte-rendu d’activité, 30 novembre 1964.

[23Stéphanie Condon. L’accès au logement : filières et blocages. Le cas des Antillais en France et en Grande-Bretagne. Rapport au plan Construction et Architecture (Ministère de l’Equipement), juin 1993, publié dans la collection «  Recherches  » du P.C.A, n°55, Paris, 1995.

[24L’Association métropolitaine des élus d’Outre-mer qui regroupe des élus originaires de l’Outre-mer élus dans l’Hexagone.

[25Centre d’information, de la formation, de recherche et de développement pour les originaires d’Outre-mer.

[26Leïla Wuhl-Ebguy (2006), op. cit.

[27Patrick Champagne, «  La manifestation  », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1984, n°52-53.

[28Voir notamment David Snow, E. Burke Rochford, Steven Worden, Robert D. Benford «  Frame Alignment Processes, Micromobilization, and Movement Participation  », American Sociological Review, 1986, vol. 51, n° 4, p. 464-481.

[29Olivier Fillieule, Lutter ensemble. Les théories de l’action collective, Paris, L’Harmattan, 1993, 221 p.

[30Communiqué de presse du 15 janvier 2004

[31Un projet de recherche en cours comprend l’analyse des trajectoires et carrières militantes de leaders mobilisés dans le passé dans les associations antillaises nationalistes et que l’on retrouve dans les années 2000 dans des actions collectives autour de la mémoire de l’esclavage.

[32Abdelmalek Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, Bruxelles, De Boeck Université, 1991, 331 p.

[33Leïla Wuhl-Ebguy (2006) op. cit.  ; Audrey Célestine (2009), op. cit.

[34Audrey Célestine. «  Mobilisations et identité chez les Antillais en France : le choix de la différentiation  », REVUE Asylon(s), N°8, juillet 2010 (consultée le 23/03/2012 http://www.reseauterra.eu/article946.html).

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