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Recension Société

Où vont nos vêtements ?

À propos de : Emmanuelle Durand, L’envers des fripes. Les vêtements dans les plis de la mondialisation, Premier Parallèle


par Leslie Belton-Chevallier , le 9 janvier


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International et industrialisé, le marché de la fripe ne constitue pas une réelle alternative à la fast-fashion, mais entretient, poursuit et reproduit aux niveaux économique, social et symbolique, ce qui se joue déjà sur le marché du vêtement neuf.

Fruit de travaux de terrain doctoraux et post-doctoraux en anthropologie, ce petit ouvrage – par le format et le nombre de pages – permet d’explorer ce que deviennent nos vêtements, ceux que nous avons portés, revendus ou donnés, mais aussi ceux que nous n’avons pas acheté, surplus et autres invendus textiles. Par commodités et à l’image du titre, nous désignerons ces mêmes catégories textiles sous le terme de fripes. Au-delà de leur production, comment les vêtements et objets textiles circulent une fois leur première vie terminée ? Ici, les circulations sont doubles, à la fois géographiques (d’une partie à l’autre du monde, de Paris, Bruxelles, Hambourg à Beyrouth, Alep ou Dubaï et leurs quartiers respectifs) et symboliques (entre marchandises et déchets, entre travail valorisé et dévalorisant), et permettent de rendre compte de mobilités diverses, dans toute leur diversité sémantique (des hommes et des marchandises ; migrations, déplacements quotidien, mobilité sociale et autres).

Une seconde vie des vêtements en mouvement

En suivant ce que deviennent nos vêtements, Emmanuelle Durand incarne son récit dans de nombreux portraits : Mona l’influenceuse parisienne, Issam l’entrepreneur belge d’origine syrienne, Bassen, immigré syrien au Liban et propriétaire de plusieurs magasins de fripes dans différents quartiers de Beyrouth, Jeanne son aïeule, Camara le livreur de colis et bien d’autres. Les différents personnages, dont l’autrice elle-même en tant qu’utilisatrice de Vinted, bénévole dans une boutique sociale de seconde main parisienne et chercheuse sur le terrain, donnent corps à une description intensive des flux, des échanges et de ce qui se joue derrière la récupération de vêtements considérés comme usagés ou sortis du marché neuf, les fripes.

Dans le prolongement direct du marché du neuf, les fripes sont échangées et passent d’une partie du monde à l’autre quasiment dans le sens inverse de celui des vêtements de première main : revendues en ligne (en France par Mona et l’autrice), déposées dans des bacs de récupération ou chez des acteurs solidaires, récupérées en Europe par des grossistes (France ou Belgique ici), les vêtements repasseront par l’Allemagne avant de transiter par cargos en direction du Moyen-Orient (Liban et Dubaï ici) et ses zones franches portuaires avant de repartir vers d’autres continents, de finir leur vie sur les étals de marchands beyrouthins ou dans des décharges à ciel ouvert. Plus que des flux de marchandises à longue distance, Emmanuelle Durand décrit surtout avec finesse les circulations qui se jouent à l’échelle plus locale ou individuelle : Mona qui va d’une boutique à l’autre pour trouver les pièces rares, l’autrice qui navigue sur son application de revente et s’improvise logisticienne, Camara qui livre ses colis, Bassen qui livre et visite ses différentes échoppes, la visite de Tripoli à bord de la voiture de Fadi et d’autres. Ces déplacements du quotidien illustrent toute la dimension plus ordinaire du travail logistique des fripes comme des autres biens.

Si les descriptions des déplacements ordinaires tendent à invisibiliser ou mettre au second plan les flux mondialisés décrits dans l’ouvrage, elles montrent tous les enjeux de domination et de reproduction des inégalités qui se jouent derrière le commerce de la fripe, notamment de classe et de race. Par exemple, Mona montre comment les compétences qu’elle mobilise pour faire son petit commerce de vêtements upcyclés tiennent autant (et peut être moins) à sa dextérité à la couture qu’à sa capacité à communiquer, mettre en valeur ses annonces sur les réseaux sociaux et auprès des recycleries, compétences ou dispositions socialement situées comme le montrent A. Jourdain (2023) ou A. Bailly (2019) dans leurs travaux respectifs sur d’autres plateformes d’échanges en ligne. De même, les exemples de Bassen et d’autres commerçants d’origine syrienne illustrent comment le travail de la fripe au Liban renvoie à des assignations de classe et de race, construites sur plusieurs générations et héritées de l’histoire migratoire et coloniale du Moyen-Orient.

D’une catégorie morale à l’autre : le « sale boulot » des fripes

Au-delà des flux ou circulations géographiques, l’autrice décrit et resitue avec précision les trajectoires historiques du vêtement et, à travers lui, des fripes que ce soit en France ou au Moyen-Orient, deux zones intimement liées à la mondialisation vestimentaire depuis le XIXe siècle. De bien rare et cher à bien abondant et à bas prix, le vêtement neuf et ses rebuts n’ont plus la même image ou valeur sociale et morale. Pour une partie des fripes, la logique d’hyperconsommation de masse tend aujourd’hui à être remise en cause au nom du développement durable de nos sociétés – le soin aux choses (Denis et Pontille, 2022) ou la nécessité de faire durer ses objets (Ginsburger et Madon, 2023) réapparaissent dans les discours et les pratiques des ménages et des acteurs, faisant de la fripe ou des vêtements de seconde main une marchandise valorisée et valorisante, car vue comme durable. Comme soulignés par les travaux d’E. Juge – sur lesquelles s’appuie E. Durand –, les plateformes d’échanges et de seconde main constituent moins une alternative au marché vestimentaire de masse et plus un de ses prolongements. Elles permettraient aux grandes marques et enseignes d’écouler leurs surplus et autres invendus tout en permettant à leurs client.e.s de remplir plus vite ou plus souvent leurs placards. Pour le dire autrement, le marché de la fripe permet une péréquation entre renouvellement rapide des collections, surproduction et absence de stocks. Plus que de faire durer plus longtemps des objets vestimentaires, les plateformes de seconde main augmenteraient leurs déplacements sur leurs cycles de vie (Juge, Pomiès et Collin-Lachaud, 2022) contribuant à interroger encore plus en avant les vertus et limites du e-commerce en termes de durabilité, notamment sur le plan logistique.

Si la logistique du dernier kilomètre est un secteur dynamique et au premier plan des débats politiques, le consensus scientifique autour de ses effets environnementaux est encore loin d’être stabilisé, tel qu’en rendent compte de nombreux travaux anglophones en géographie et en socio-économie des transports (voir à titre d’exemple H. Rai, 2021). Sur ses effets sociaux, une littérature dynamique, notamment francophone, tend à montrer toutes les ambiguïtés et problématiques du secteur de la livraison de marchandises (Aguilera, Dablanc et Rallet, 2018 ; Lay et Lemozy, 2022 ; Mias, 2018 ; Rème-Harnay, 2023) auquel le marché et les plateformes de la seconde main vestimentaire sont irrémédiablement liés. Emmanuelle Durand montre toute la complexité de ces flux et leurs impacts sur le travail des personnes qui les mettent en œuvre, leur fatigue, leurs conditions d’emploi qu’on pourrait qualifiées de dégradées. En suivant les fripes vendues par les plateformes, l’autrice se confronte à une forme de travail qui ne leur est pas spécifique mais qui a pour point commun d’être dévalorisée ou considérée comme du « sale boulot » au sens de E. Hughes (1996 [1951]). Même la livraison est une composante incontournable des échanges marchands en ligne (l’achat en ligne prend fin au moment où le transfert matériel du bien acheté a eu lieu), elle est le plus souvent déléguée à des prestataires et ce faisant considérée comme une tâche symbolisant « quelque chose de dégradant ou d’humiliant » qui pourrait même renvoyer « à ce qui va à l’encontre de nos conceptions morales les plus héroïques » pour reprendre le texte originel (Hughes, 1996 [1951], p. 81).

Si la définition de la fripe est large, elle renvoie toujours aux conceptions morales qui l’accompagnent, entre bien valorisable et déchet ou saleté, dont les limites ont pu évoluer au cours du temps et de l’espace comme le montre bien E. Durand dans son ouvrage. Derrière la façon de catégoriser et donc distinguer les fripes, celles qui seront valorisables (car revendables sur un marché ou un autre) de celles qui ne le sont pas et sont considérées comme des déchets et à l’image de la livraison du dernier kilomètre détaillée plus haut, se trouvent aussi de nombreuses formes de travail invisibles et plus ou moins « sales » toujours au sens de E. Hughes.

L’un des points particulièrement stimulants de la lecture de l’ouvrage réside dans la description du travail de tri et de catégorisation de la qualité des fripes qui se joue à différents moments de l’histoire ou en différents lieux : les bénévoles de la boutique solidaire parisienne séparent les vêtements propres et en bon état de ceux à réparer et des autres trop sales ou en mauvais état, les ouvriers de l’usine belge repèrent la qualité et la nature des textiles là où les ouvrières de Dubaï séparent par type de vêtements, etc. Ce faisant, les fripes sont distinguées ici selon leur propreté ou leur potentiel de revente une fois réparé ou upcyclé, là-bas selon leur niveau de gamme (de la crème à la catégorie 3). Jusque dans les sens mobilisés pour le réaliser (la vue, l’odorat, le toucher, etc.), le travail de tri et à ses différentes modalités illustre tout ce qui se joue dans la catégorisation des biens qui ne sont ni tout à fait neufs, ni tout à fait des déchets. Au-delà de l’adage selon lequel « les poubelles des uns font les trésors des autres », la reformulation incessante des manières de classer les fripes d’une étape à une autre de leur itinéraire illustre toute la complexité sociale inhérente à ces activités classificatoires (Bowker et Star, 2023 [2000]).

Or, comme souligné par l’autrice, plus le travail de tri prend place loin de l’origine des fripes, plus son coût s’amenuise et est déprécié par ceux qui l’organisent à l’image d’Issam qui délocalise son activité de tri de fripes de Bruxelles à Dubaï où le coût de la main d’œuvre y est moins élevé. Pour le dire autrement, plus le tri s’éloigne de l’origine des fripes, plus il devient du sale boulot. Dans le même temps, le coût de la marchandise ne cesse de s’accroître avec la distance qu’elle parcourt. Ainsi, plus la part de sale boulot nécessaire au traitement et à la constitution d’une balle de fripes augmente, plus sa valeur s’accroît.

Mobilisant une littérature pluridisciplinaire (de la sociologie à la géographie en passant par les sciences de gestion), Emmanuelle Durand plonge dans les dessous d’un marché qui entretient, poursuit et reproduit aux niveaux économique, social et symbolique ce qui se joue déjà dans le marché du vêtement dit neuf ou sorti d’usine. Si l’autrice aurait pu suivre plus longtemps ou plus loin les balles de fripes, notamment en Afrique ou en Asie ou même sur Internet, et si l’usage assumé – et parfois intensif – des métaphores textiles émaillent l’ouvrage, ce dernier constitue une porte d’entrée intéressante et éclairante pour déconstruire les mythes et les récits autour de la réutilisation, du recyclage et autres pratiques dites alternatives. Il permet entre autres de resituer à travers nos objets déchus à quel point le sale boulot et sa délégation constituent des principes opérants pour comprendre comment se jouent socialement les flux et autres mouvements de marchandises, du plus local au plus global.

Emmanuelle Durand, L’envers des fripes. Les vêtements dans les plis de la mondialisation, Paris, Premier Parallèle, 2024, 168 p., 9, 50 €.

par Leslie Belton-Chevallier, le 9 janvier

Aller plus loin

Bibliographie
 Aguilera A., Dablanc L., Rallet A., 2018, « L’envers et l’endroit des plateformes de livraison instantanée:Enquête sur les livreurs micro-entrepreneurs à Paris », Réseaux, 212, 6, p. 23‑49.
 Bailly A., 2019, De la consommation collaborative à l’économie de plateformes  : étude des transactions entre particuliers dans l’espace socio-numérique, Thèse de doctorat, Université de Lorraine.
 Bowker G.C., Star S.L. 2023 [2000]. Arranger les choses. Des conséquences de la classification, EHESS, 447 p.
 Buldeo-Rai H., 2021, « The net environmental impact of online shopping, beyond the substitution bias », Journal of Transport Geography, 93, p. 103058.
 Denis J., Pontille D., 2022, Le soin des choses : Politiques de la maintenance, La Découverte, 444 p.
 Ginsburger M., Madon J., 2023, « Faire durer ses objets, une pratique distinctive ? Consommation et frontières de classe chez les ménages aisés », Sociologie, 14, 1, p. 29‑48.
 Hughes E.C. 1996 Le regard sociologique : essais choisis, École des hautes études en sciences sociales.
 Jourdain A., 2023, « Le succès entrepreneurial sur la plateforme marchande Etsy  : compétences numériques ou dispositions sociales  ? », RESET. Recherches en sciences sociales sur Internet, 12.
Juge E., Pomiès A., Collin-Lachaud I., 2022, « Plateformes digitales et concurrence par la rapidité. Le cas des vêtements d’occasion », Recherche et Applications en Marketing (French Edition), 37, 1, p. 37‑60.
 Lay S.L., Lemozy F., 2022, « Capitalisme de plateformes et transformations de l’équilibre des rapports de genre. Une enquête en psychodynamique du travail dans la livraison à vélo », Revue française des affaires sociales, 4, p. 239‑256.
 Mias A., 2018, « «  J’étais hyper-endetté, il fallait que je bosse  ». Nathan, fonctionnaire… et livreur à vélo », La nouvelle revue du travail, 13.
 Rème-Harnay P., 2023, « Organisation spatiale du travail et précarité des chauffeurs-livreurs », Carnets de géographes, 17.

Pour citer cet article :

Leslie Belton-Chevallier, « Où vont nos vêtements ? », La Vie des idées , 9 janvier 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Ou-vont-nos-vetements

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