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Recension Société

Je range donc je trie

À propos de : Geoffrey C. Bowker, Susan Leigh Star, Arranger les choses, des conséquences de la classification, EHESS


par Camille Girard-Chanudet , le 26 juin


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Comment classe-t-on les stades d’une maladie, les meubles dans un catalogue, les races dans un système d’apartheid ? L’ouvrage classique de Star et Bowker est traduit en français 25 ans après sa parution, alors que la tentation discriminatrice revient en force.

Qu’ont en commun les catalogues de magasins d’ameublement, la classification internationale des maladies et la division genrée des toilettes publiques ? Qu’est-ce qui rapproche la façon dont nous rangeons les livres sur nos étagères des normes de sécurité dans le domaine du bâtiment ? Qu’ils soient tacites ou fortement institutionnalisés, il s’agit à chaque fois de systèmes de classification. Ils sont au cœur de l’ouvrage de Geoffrey Bowker et Susan Leigh Star, qui se donnent pour objectif de déconstruire leur apparente neutralité : les systèmes de classification reflètent et organisent les représentations collectives du monde.

Pour s’atteler à cette tâche ambitieuse, et inédite au moment de sa publication en anglais 1999, l’ouvrage remonte à la racine de la conception d’une série de classifications. Il met en évidence le caractère intrinsèquement politique des normes, standards et catégories sur lesquels elles reposent, et étudient la façon dont elles sont utilisées. Les études de cas détaillées mises au service de cette démonstration portent sur la classification internationale des maladies (chapitres 3 et 4), la classification des stades de la tuberculose (chapitre 5), la classification raciale sous l’apartheid (chapitre 6) ou encore la classification du travail infirmier (chapitres 7 et 8).

Près de 25 ans après la première édition du désormais classique Sorting things out, sa traduction française sous le titre Arranger les choses témoigne de l’actualité renouvelée de cet ouvrage, dont les propositions théoriques et méthodologiques ont irrigué l’étude sociale des sciences et des techniques. Cette traduction rend ce texte accessible à un public francophone, tout en retraçant, dans la présentation liminaire qui en est faite par l’équipe qui en a assuré la traduction, le contexte scientifique – y compris français – dans lequel il voit le jour. L’ouvrage a en effet participé à un moment d’effervescence autour d’une « nouvelle sociologie des sciences » (p. 13), dans l’essor de laquelle le Centre de Sociologie de l’Innovation de l’École des Mines joue en rôle central, et où Geoffrey Bowker et Susan Leigh Star se rencontrent dans les années 1980. La réflexion qui y est proposée résulte notamment d’un dialogue soutenu avec la théorie de l’acteur-réseau, en structuration à cette époque autour des travaux de Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour.

Construit comme un plaidoyer pour la mise en lumière de la dimension historique et sociale des systèmes de classification, les apports de cet ouvrage foisonnant sont nombreux (1). Il met en évidence l’importance du travail humain dans la construction, le fonctionnement et la maintenance des systèmes de classification (2). Arranger les choses montre ce faisant, exemples à l’appui, la puissance politique de ces objets, qui cadrent et orientent la façon dont nous percevons et faisons sens du monde (3).

Rendre visible l’invisible : plaidoyer pour un « renversement infrastructurel »

Les systèmes de classification se trouvent au fondement de l’activité sociale. « Il est humain de classifier » (p. 38), affirment Star et Bowker : des modalités de tri des papiers sur un bureau aux normes internationales de sécurité des médicaments, les catégories organisent et structurent, de façon souvent tacite et routinisée, tous les niveaux de la vie en société. Une fois mises en usage, les classifications, définies comme des « segmentation[s] spatiale[s], temporelle[s] ou spatio-temporelle[s] du monde » (p. 48), apparaissent comme des reflets naturels, neutres et objectifs de ce qu’elles décrivent. Pourtant, derrière cette façade lisse, les classifications découlent directement des contextes matériels, organisationnels et institutionnels dans lesquels elles voient le jour. C’est en tous cas la thèse qui se trouve fondement de cet ouvrage : les découpages du monde opérés par les classifications sont des constructions sociales invisibles, qui structurent nos représentations et nos activités. Y prêter attention offre des prises pour mieux les comprendre, et pour, le cas échéant, les questionner et les transformer.

C’est le cas, par exemple, de la classification internationale des maladies (CIM), établie par l’Organisation Mondiale de la Santé et en usage dans plus de 35 pays. Ce document, dont les origines remontent au XIXe siècle, catégorise les maladies officiellement reconnues à partir d’un système de plus de 17 000 codes uniques. Par l’analyse des versions successives de cette classification d’apparence neutre et consensuelle, Star et Bowker mettent en évidence les déterminants historiques, culturels et organisationnels qui participent à sa structuration et à ses évolutions. Star et Bowker montrent, par exemple, la façon dont la domination occidentale influence la définition des causes de décès qui y est proposée : alors que la CIM liste avec grande précision les facteurs liés au mode de vie industriel (chute d’une chaise ; d’un fauteuil roulant ; d’un siège de toilettes etc.), elle ne fait, par exemple, qu’une distinction simple entre morsure de serpent et piqûre d’insecte. Ces items, qui recouvrent pourtant des réalités tout aussi variables que les accidents domestiques, sont en effet largement plus fréquents dans les zones rurales de régions tropicales que dans les pays dits « développés ». Star et Bowker mettent ainsi en évidence les arbitrages politiques, les facteurs historiques et les contingences matérielles qui ont marqué au fil du temps l’ensemble des versions de cette classification – qui porte encore aujourd’hui « les traces de son statut historique d’outil au service des responsables de la santé publique dans les pays développés » (p. 122).

À partir de ce constat, Star et Bowker proposent ainsi d’opérer un « renversement infrastructurel » (p. 74), pour mettre en lumière les échafaudages invisibles des infrastructures d’information. Cette proposition, tant méthodologique que théorique, encourage à prêter attention aux processus historiques et sociaux de développement des outils de classification, et sous-tend l’analyse du riche ensemble de cas d’étude qui jalonne l’ouvrage.

Faire tenir les classifications en dépit des résistances : le « travail catégoriel »

Dans cette perspective, Star et Bowker mettent en évidence le rôle essentiel joué par les activités humaines dans la mise en service et la maintenance des systèmes de classification, nécessairement imparfaits. Du monde réel surgissent toujours, en effet, des cas concrets qui résistent à la catégorisation : un symptôme non répertorié dans la classification internationale des maladies ; un document que l’on ne sait pas sur quelle pile ranger ; un geste imprévu réalisé par une infirmière… Puisque « le monde est toujours légèrement hors de portée » (p. 152), il déborde sans cesse des frontières idéal-typiques des catégories. En pratique, faire fonctionner les systèmes de classification suppose donc de la part des personnes qui les utilisent un important travail d’ajustement, que les auteurtrice nomment « travail catégoriel » (p. 357). Ce résultat fait écho aux recherches sur le travail de catégorisation réalisés à la même époque en France par Alain Desrosières et Laurent Thévenot. Ceux-ci montrent également, à partir du cas de la mise en place de la nomenclature des catégories socio-professionnelles, que les activités de classification sont systématiquement traversées de doutes, de blocages et d’allers-retours entre théorie et empirie. Sur ce terrain, comme dans les exemples étudiés par Star et Bowker, les individus comblent l’espace qui sépare les systèmes de classification du réel auquel ils s’appliquent par des stratégies de conciliation, de négociation, de coordination, d’évitement ainsi que par les torsions auxquelles ils se soumettent – volontairement ou non).

Le fonctionnement de la classification raciale sous le régime d’apartheid en constitue un exemple fort. Dans le chapitre qui y est consacré, Bowker et Star mettent en lumière les ressorts de la construction d’un système de classification de la population, mis au service du régime nationaliste et ségrégationniste sud-africain, en montrant comment des critères de catégorisation hétérogènes cohabitent au fondement du système de classification : critères physiologiques inspirés de l’anthropologie physique et des sciences naturelles, critères linguistiques, critères géographiques (lieux de résidence et de travail), ou encore des critères relationnels (famille ou cercles de sociabilité). L’association d’une catégorie raciale à un individu – inscrite sur un livret d’identité et porteuse de conséquences lourdes pour les trajectoires biographiques – dépend donc d’un ensemble disparate de déterminants, parfois contradictoires et largement arbitraires. Star et Bowker décrivent à la fois la densité de l’appareil bureaucratique mobilisé pour mettre en œuvre un tel système, et la pluralité de stratégies déployées par une partie de la population pour y négocier son positionnement. En filigrane apparait ainsi la multiplicité des activités faisant vivre le système de classification, le soumettant à des reconfigurations continues pour tenir face à la complexité du monde social – tout en lui permettant d’appliquer, en pratique, la violente rigidité de sa logique.

Les systèmes de classification, des objets politiques

Tous les systèmes de classification n’ont pas la portée politique de la classification raciale sous l’apartheid. La plupart, peu formalisés, exercent au contraire leurs effets sur un espace restreint, à l’instar du système de tri des papiers sur un bureau. Bowker et Star fournissent dans cet ouvrage des clés pour observer, comprendre et questionner les ressorts et conséquences du passage à l’échelle de certains systèmes de classification, qui, « naturalisés dans plus d’un monde », deviennent des « infrastructures-frontières » (p. 386) qui structurent les sociétés à grande échelle.

À l’instar des « objets-frontières » théorisés par Susan Leigh Star et James Griesemer, les infrastructures-frontières fédèrent autour d’elles des mondes sociaux et professionnels pluriels : ce sont des réseaux mouvants « d’interactions qui se tissent entre des personnes, des organisations et des technologies » (p. 19). La classification internationale des maladies, par exemple, rassemble ainsi autour d’elle les mondes du soin, les agences gouvernementales, les secteurs de l’assurance, et de l’industrie ou encore les laboratoires pharmaceutiques. Les systèmes de classification contribuent à tenir ensemble ces groupes d’acteurs variés, en leur fournissant un vocabulaire commun et une représentation unifiée du monde. Dans le même temps, leur forme et les objectifs qui leur sont associés sont susceptibles de faire l’objet d’importantes reconfigurations au sein de ces espaces intermondes. C’est ce que Star et Bowker montrent à travers l’exemple de la mise en place de la classification des interventions de soin infirmiers. Cette classification, développée dans les années 1980 aux États-Unis, répertorie dans un registre standardisé plus de 600 types d’interventions réalisées par les infirmières dans le cadre de leurs missions. Envisagée par le corps infirmier comme un moyen de visibiliser son activité et d’asseoir sa légitimité professionnelle, cette classification s’est avérée soulever, dans le même temps, le risque d’une surveillance gestionnaire accrue de l’activité infirmière. Sa mise en place s’est donc accompagnée d’une recherche constante d’équilibre, dans le niveau de détail des catégories mobilisées (intégration mesurée des soins indirects) et leur définition (par exemple s’agissant des catégories d’ « humour » ou de « soutien spirituel » p. 299).

À grande échelle, les systèmes de classifications organisent ainsi les représentations collectives du monde ainsi que les prises que les acteurs peuvent avoir sur lui. Ils font tenir une réalité partagée entre groupes sociaux hétérogènes, en proposant des formes particulières d’organisation de la connaissance et de la mémoire collective. C’est pour cette raison que Bowker et Star revendiquent le caractère profondément politique de l’analyse des systèmes de classification : « chaque standard et chaque catégorie valorisent certains points de vue et en réduisent d’autres au silence (…) Ils constituent toujours des choix éthiques et, en tant que tels, ils sont dangereux » (p. 42). Ouvrir la boîte noire des systèmes de classification permet d’éclairer les choix et dynamiques de pouvoir qui les traversent, au-delà de l’apparence lisse et objective des infrastructures qui les abritent. Star et Bowker offrent des prises pour questionner, critiquer et transformer la réalité charriée par les systèmes de classification, et ainsi prendre part à cette « politique des artefacts » (p. 291) qui se trouve au fondement de l’ouvrage.

Les conclusions d’Arranger les choses résonnent d’une façon particulière au moment de la parution de sa traduction française. Depuis les années 2010, le déploiement à grande échelle des techniques d’apprentissage automatique renouvelle, par exemple, l’intérêt pour les systèmes de classification : ceux-ci font l’objet, au sein des fabriques algorithmiques, de processus de façonnage et d’automatisation inédits, qui constituent autant de terrains nouveaux auxquels mettre à l’épreuve les outils théoriques et méthodologiques proposés par Bowker et Star.

Geoffrey C. Bowker, Susan Leigh Star, Arranger les choses, des conséquences de la classification, traduction coordonnée par Vincent Cardon, Eric Dagiral, Ashveen Peerbaye, 2023, Paris, Éditions de l’EHESS, 447p., 28, 90 €.

par Camille Girard-Chanudet, le 26 juin

Pour citer cet article :

Camille Girard-Chanudet, « Je range donc je trie », La Vie des idées , 26 juin 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Je-range-donc-je-trie

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