À partir d’une formule de Lautréamont (« La poésie doit être faite par tous. Non par un ») et de ses réappropriations au cours du XXe siècle, Olivier Belin pose de manière neuve la question de la démocratie en poésie.
À partir d’une formule de Lautréamont (« La poésie doit être faite par tous. Non par un ») et de ses réappropriations au cours du XXe siècle, Olivier Belin pose de manière neuve la question de la démocratie en poésie.
Olivier Belin, professeur de littérature française à l’Université de Rouen-Normandie, est l’un des rares chercheurs qui puisse se prévaloir aujourd’hui en France de tenir la poésie par ses deux bouts : spécialiste de René Char et grand connaisseur de la poésie lettrée du XXe siècle, il a également travaillé ces dernières années sur les pratiques de poésie en amateur (Le Coin des Poètes, 2014 ; article de 2020 sur « les poètes amateurs de Twitter, Instagram et Wattpad »). Plutôt que d’opposer deux mondes qui se feraient face sans interférer l’un avec l’autre, O. Belin s’attache dans cet ouvrage à éclairer les zones de contact, de frottement, voire de passage de l’un à l’autre. Sa démarche est courageuse et salutaire : alors qu’une prolifération d’adjectifs et de préfixes diffracte la poésie en des territoires aux frontières parfois rigides quoique floues (poésie sonore, concrète, multimédia, numérique, néo-poésie, non-poésie, post-poésie etc.), que la définition même de la poésie comme genre reste un sujet de débats infinis, que certains évoquent (pour la déplorer ou s’en réjouir) sa dissolution dans l’art ou le culturel, Olivier Belin propose de faire un pas de côté en envisageant la poésie non plus seulement à partir d’une histoire de ses formes et de ses théories, mais depuis ses pratiques et usages sociaux. La question n’est pas ici de savoir ce qui dans les « masses de poèmes » (p. 18) mérite vraiment le nom de poésie, mais plutôt de comprendre, en prenant acte de l’existence même de multiples productions poétiques hors champ littéraire, en quoi les pratiques sociales de la poésie – qu’elles relèvent de la note intime, de la chanson, de l’exercice scolaire ou du jeu plutôt que de la littérature proprement dite – ont partie liée avec les pratiques poétiques s’inscrivant dans le champ littéraire. Prônant une « suspension du jugement » (p. 18), une mise entre parenthèses du critère de « valeur » ainsi que l’objectivation lucide des théories poétiques internes au champ littéraire, O. Belin en appelle à réviser – « relativiser » et « ajuster » écrit-il – la définition (soit la dé-limitation) communément admise de la « poésie » par « les acteurs du champ littéraire – auteurs, critiques, chercheurs, enseignants » (p. 18). Le pari étant qu’en cernant mieux, pour les écritures poétiques, cette zone frontalière entre le dedans et le dehors de la littérature, c’est l’histoire même de la poésie française des XXe et XXIe siècles qui s’en trouve reconfigurée.
La figure du « braconnier » par laquelle O. Belin ouvre et clôt son ouvrage est lumineuse : empruntée à la fois à René Char et à Michel de Certeau, elle situe d’emblée sa démarche à l’articulation des études littéraires et de la sociologie des usages. En cela, O. Belin se montre fidèle au projet lansonien [1] d’une histoire littéraire décentrée de l’étude des « individus illustres » et faisant toute sa place à la « vie littéraire » de la « foule obscure » (cité p. 393). La figure du braconnier permet également à O. Belin d’aborder la question des frontières du littéraire sous l’angle de leurs franchissements. Car qui, du poète légitimé, du poète « du dimanche » ou encore du poète malgré lui, braconne sur les terres de qui ? Mais O. Belin va plus loin encore, car il s’agit au fond d’interroger la persistance même de ces frontières (sociales ? institutionnelles ? culturelles ?) alors qu’aussi bien les avant-gardes que d’autres courants littéraires n’ont cessé tout au long du XXe siècle de proclamer, à partir d’une phrase empruntée à Lautréamont, l’horizon communautaire de la poésie (où la notion même de braconnage prendrait fin).
Bref, c’est la première fois qu’un travail de cette ampleur entreprend, avec une grande minutie et beaucoup de rigueur, de confronter les discours tenus par les principaux courants littéraires du surréalisme à nos jours (« surréalisme, littérature prolétarienne, poésie de la Résistance, Oulipo, situationnisme, textualisme de Tel Quel, poésie-action, poésie numérique, slam… », énumère O. Belin p. 28) non seulement aux pratiques d’écriture réellement mises en œuvre, mais encore aux modalités de rencontre effective entre les poètes légitimés et ceux de la « foule obscure ». Le sous-titre de l’ouvrage, « Une utopie en questions », annonce un souci de bilan critique : que vaut finalement cette utopie d’une « poésie faite par tous » qui sous-tend l’histoire de la poésie depuis un siècle (et plus si l’on remonte aux réflexions fondatrices de Mallarmé sur le Livre, le poète et la société) ? Comment la comprendre (sans la caricaturer) avec ses divergences, ses tensions internes, ses apories ? Qu’a-t-elle produit ? Qu’en reste-t-il ? Devons-nous (nous, les « acteurs du champ littéraire ») la perpétuer, peut-être en la reformulant ? Si l’ouvrage ne répond pas directement à toutes ces questions, il contribue de façon décisive à ouvrir une réflexion de fond – un chantier de recherches – sur les conditions d’existence, d’évolution et de transmission de la poésie en régime démocratique.
O. Belin déploie son propos selon une solide structure à trois temps : théorique, pratique (ou poïétique), politique. La première partie (« Itinéraires d’une formule ») s’attache ainsi aux discours des avant-gardes et à leurs enjeux littéraires et politiques, présentant avec clarté les différentes interprétations et usages de la formule ducassienne, depuis les surréalistes des années 1920 jusqu’à Tel Quel au début des années 1970. Des interprétations concurrentes et peu conciliables de la formule de Ducasse apparaissent très tôt, selon que cette dernière est d’abord mise au service d’une révolution esthétique (le collage et le plagiat contre la culture littéraire savante, par exemple) ou d’une révolution politique (abolition des clercs, langue comme bien commun). O. Belin traque les pôles du débat bien au-delà des cercles surréalistes et communistes. Ainsi, Fondane, Bataille ou Blanchot voient dans la formule un appel « non à démocratiser la poésie, mais à dépersonnaliser et à neutraliser la voix poétique » (p. 106) ; le situationnisme prône quant à lui, avec l’art du détournement, l’« ébauche d’un COMMUNISME LITTERAIRE » (p. 108) et ouvre la voie, selon O. Belin, à une « poésie-fête par tous » (p. 113). Par ce jeu de mots légèrement ironique ici, comme en d’autres endroits de cette première partie, O. Belin pointe quelques-unes des dérives possibles de l’utopie poétique communautaire adoptée par les avant-gardes : risques de dé-littérarisation complète de la poésie (situationnistes), de collectivisme (communistes), ou encore de restriction du « collectif » à une étroite (mais néanmoins ouverte) communauté de pairs (Oulipo)… En soulignant ces risques, O. Belin a bien conscience de ne critiquer là que des discours utopiques aux multiples facettes plutôt que les réalisations concrètes qui en découlent. Aussi ces dernières sont-elles examinées dans la deuxième partie.
Dans cette partie, intitulée « Poétiques du collectif », O. Belin propose une intéressante typologie des « pratiques collectives » repérables en poésie. Il distingue d’abord deux catégories structurantes : les « dispositions » et les « dispositifs ». Les pratiques appartenant à la première catégorie relèvent du dire (primat des énoncés), celles de la seconde relèvent du faire (primat des énonciateurs).
D’un côté (« dispositions »), il s’agit de faire entrer dans le poème les mots ou énoncés de « tous » (selon différents niveaux et types de poétiques que l’auteur distingue soigneusement : au niveau de la langue – poétique de l’« usage » ; au niveau des discours – poétique du « collage » ; au niveau des supports – poétique du « mixage »).
De l’autre (« dispositifs »), il s’agit de faire entrer l’autre (mais qui ?) comme sujet d’énonciation poétique. Là encore, O. Belin distingue « trois logiques » à l’œuvre : l’« essaimage » consistant à divulguer des méthodes de création et des poèmes, ou encore à encourager la pratique poétique dans la société (logique qu’il voit à l’œuvre dans l’écriture automatique, la pratique des concours, ou celle de l’anthologie) ; le « compagnonnage » ou l’art de créer à plusieurs mains ; le « partage » consistant à valoriser la participation au « faire » poétique (écriture ou événement) indépendamment de la qualité de l’œuvre produite (logique à l’œuvre aussi bien dans le happening, les installations, les déambulations, que dans certains ateliers d’écriture ou dans le slam). Et c’est à l’aune de cet état des lieux minutieusement dressé des pratiques collectives de poésie que, renvoyant dos à dos ceux pour qui le « faire » poétique relève de la création (poiesis) et ceux pour qui il relève de l’action (praxis), O. Belin propose de nouveau un bilan plutôt sévère de ce qu’il nomme le « moment Ducasse » de la poésie française. Avec d’un côté le risque que la « poésie faite par tous » se renverse en une « poésie faite par personne » (p. 259), tellement désubjectivisée qu’elle en vient à ne plus toucher aucun lecteur (critique de Tel Quel autant que des essais de poèmes automatiques par l’Oulipo ou la poésie numérique), de l’autre le risque d’une dissolution de la poésie dans l’action (situationnisme), O. Belin constate non sans amertume « l’écart entre les ambitions avant-gardistes et les résultats : la foule est restée à la porte, la poésie n’a pas investi la vie, et son printemps révolutionnaire a plutôt le parfum d’une animation culturelle sagement institutionnalisée » (p. 260). Il aurait pu s’arrêter là, mais la dernière partie démontre l’ambition réelle de son ouvrage : contribuer à ouvrir, sur les bases d’une analyse historique, une réflexion pour aujourd’hui sur les conditions de possibilité réelle d’une « poésie faite par tous ».
Cette dernière partie (« À la recherche du premier venu ») est celle où l’auteur marque le plus clairement ses distances avec les discours tenus de l’intérieur du champ littéraire : il y montre comment la valorisation des poètes inconnus, des poètes involontaires, des fous, des enfants etc. relève d’une stratégie discursive globale (l’utopie nourrissant l’utopie) ne tenant finalement que peu compte de la réalité des pratiques d’écriture poétique des « foules », dont les esthétiques sont bien souvent à mille lieues des tentatives de renouvellement formel et esthétique pratiquées par les poètes légitimés. Pour mesurer ces écarts et paradoxes, O. Belin s’appuie sur des corpus parus dans des revues littéraires – lieux par excellence d’accueil, de rencontre, d’échange avec des auteurs qui, pour une raison ou une autre, écrivent hors du champ littéraire.
Les revues choisies constituent des jalons historiques importants pour la poésie du XXe siècle (La NRF, Les Lettres françaises, La Révolution surréaliste, Les Cahiers GLM), mais ce type d’investigation mériterait d’être prolongé dans d’autres lieux et supports et dans des temps plus contemporains (ce qu’il fait plus loin dans l’épilogue). Si le « Tableau de la poésie en France » édité par Paulhan dans la NRF prête moins le flanc que les autres à une accusation de récupération – O. Belin y voit même une contribution précieuse à cette « histoire souterraine de la poésie, de son exercice et de ses valeurs » (p. 278) que ses recherches commencent à faire émerger – la manière de présenter les poètes inconnus dans les autres revues analysées ici leur assure une réception déformante et partiale : O. Belin montre ainsi comment, dans les Lettres Françaises, il s’agit moins de révéler des « inconnus » que de « créer une nouvelle école » ; et comment, dans les revues dada ou surréalistes, poètes involontaires et bizarreries langagières sont exhibés pour servir de modèles paradoxaux, voire antipoétiques, à une poésie cherchant avant tout, de l’intérieur du champ littéraire, à provoquer le bon goût bourgeois et contrer la culture dominante tout en maintenant fermement pour le lecteur aussi bien que pour l’aspirant poète le principe non démocratique de l’initiation.
Le bilan que dresse O. Belin des différentes tentatives pour donner forme et réalité à l’utopie de la « poésie faite par tous » au cours du XXe siècle est lucide, parfois sévère, mais néanmoins nuancé. Il reconnaît ainsi in extremis que, malgré échecs et apories, « les courants qui se sont emparés de la formule de Ducasse ont bel et bien contribué à démocratiser et désacraliser la poésie » (p. 410). Ce qu’il soulève sans doute de plus frappant est la persistance, par l’ensemble des acteurs du champ littéraire (poètes, mais aussi chercheurs et enseignants) à méconnaître, à dénigrer, souvent même à mépriser les pratiques d’écriture poétiques effectivement en usage dans la société. Or ces dernières, attestant de représentations de la poésie transmises d’un côté par l’école, de l’autre par la culture populaire (chanson, rap par exemple), devraient nous inciter à interroger davantage les principaux lieux de circulation et de transmission de la poésie : il n’y a sans doute pas de meilleur moyen que d’ignorer la poésie comme « pratique culturelle de masse » pour couper profondément sa part la plus savante de la culture commune.
Il faudrait dès lors prolonger cette réflexion sur la démocratie poétique, sans la rabattre sur la place de la poésie dans la cité, qui est une autre question. Terminant son livre sur l’idée d’un « non-lieu essentiel de la poésie – son u-topie » (p. 410) et laissant le mot de la fin au poète Jacques Dupin, O. Belin déplace en fait subrepticement son objet : manière de laisser ouvertes les nombreuses « questions » posées à cette « utopie de la poésie faite par tous », de ne pas y répondre, refus de trancher. Car si les avant-gardes ont fait long feu, la question de la démocratie en poésie demeure aujourd’hui plus vivace que jamais, hors même de la formule ducassienne désormais datée. Le grand mérite de ce livre est de la remettre au centre.
par , le 8 décembre 2022
Céline Pardo, « Territoires de la poésie », La Vie des idées , 8 décembre 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Olivier-Belin-La-Poesie-faite-par-tous
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[1] Fortement remis à l’honneur depuis quelques décennies, Gustave Lanson plaidait, notamment dans une célèbre conférence de 1904, pour un rapprochement entre les méthodes de l’histoire littéraire et celles de la sociologie.