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Essai Arts

Penser l’image, voir le texte
L’intermédialité entre histoire de l’art et littérature


par Bettina Thiers , le 29 juin 2012


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Dans les années 1950 la poésie expérimentale devient concrète, sonore et visuelle, tandis qu’au même moment l’art conceptuel se tourne vers le langage verbal. La notion d’intermédialité éclaire cette perméabilité des arts et des lettres, tout en permettant de redéfinir leur spécificité.

« Art & Language  » est le nom d’un groupe d’artistes conceptuels fondé en 1968, et résume un des phénomènes de l’histoire culturelle de la seconde moitié du XXe siècle : la tendance, commune aux arts visuels et à la poésie expérimentale, à explorer les rapports entre langage verbal et langage visuel. Ces interrogations s’expriment dans la pratique esthétique par des phénomènes d’intermédialité, c’est-à-dire par la recherche d’une transgression, voire d’une fusion des frontières entre les arts. Le concept est énoncé au début des années 1960 par l’artiste Fluxus [1] Dick Higgins sous le terme d’« intermedia », littéralement, « entre les média », et « se définit par le mélange inédit des média entre eux : les techniques intermédiaires impliquent une fusion conceptuelle de l’élément visuel avec le texte ; d’où la calligraphie abstraite, la poésie concrète, et la poésie visuelle » [2]. La référence explicite de l’artiste Fluxus aux phénomènes de poésie expérimentale – la poésie concrète, la poésie visuelle – montre le chevauchement entre les champs artistique et littéraire de cette époque. Certains artistes Fluxus comme Dick Higgins, Daniel Spoerri ou Emmet Williams ont d’ailleurs aussi produit des poèmes visuels. Alors que Fluxus et le mouvement de l’art conceptuel proposent une esthétique où le recours au langage verbal et au discours prend une place prépondérante voire exclusive, la poésie expérimentale de la même époque tend à matérialiser le texte qui devient objet visuel ou sculptural.

Poésie expérimentale

Par poésie expérimentale on entend différents mouvements tels que ceux de la poésie concrète, visuelle et sonore. La poésie concrète apparaît au début des années 1950 dans les pays germanophones et une vingtaine de pays du monde comme, entre autres, au Brésil, aux États-Unis, en Italie, en Suède. On attribue la paternité du terme de « poésie concrète » au poète suisse Eugen Gomringer qui publie en 1954 son manifeste « Du vers à la constellation ». Dans ce manifeste, il constate que la langue de la littérature n’est plus adaptée au monde de la communication moderne. La nouvelle poésie doit être un objet à voir, immédiat, jouant avec la matérialité visuelle et sonore du langage pour le libérer de sa fonction référentielle. Le poème peut même n’être constitué que de deux ou trois mots qui forment une « constellation » de mots sur l’espace de la page, remplaçant le vers de la poésie traditionnelle. La poésie concrète est un phénomène très représenté dans l’espace germanophone, on peut citer le groupe de Vienne (1954-1967), dont Gerhard Rühm est l’un des représentants. En Allemagne, à Stuttgart, mais aussi Darmstadt et ailleurs, des auteurs comme Franz Mon (1926), Claus Bremer, Reinhard Döhl ont expérimenté dans ce sens. Outre la « constellation », on distingue différentes formes de poèmes concrets : l’idéogramme (l’agencement des lettres sur la page formant une image), le typogramme (jeu avec la typographie), le pictogramme (texte prenant la forme d’une image, rappelant les poèmes baroques ou calligrammes d’Apollinaire). Au début des années 1960, la poésie visuelle inclut dans son esthétique le collage de textes et d’images, des installations textuelles sur des espaces muséaux et urbains, comme celles des poètes-plasticiens Ferdinand Kriwet, Franz Mon ou le poète-plasticien tchèque Jiří Kolář (1914-2002), connu pour ses poèmes visuels, ses poèmes-objets et pour ses collages et « Rollages » (juxtaposition de deux images célèbres découpées en bandes régulières et intercalées).

L’intermédialité, un nouveau champ de recherche interdisciplinaire

Les études sur l’intermédialité en littérature comme en histoire de l’art, tout comme les laboratoires de recherche sur l’intermédialité [3], se sont multipliés dans les années 1990-2000. Historiens de l’art et chercheurs en littérature s’accordent pour dire qu’il s’agit d’une notion fondamentale pour comprendre les productions artistiques de la seconde moitié du XXe siècle. Néanmoins, la recherche elle-même sur ces objets « intermédia » reste paradoxalement cloisonnée dans chacune des disciplines.

Le terme d’intermédialité est difficile à définir du fait de son acception différente dans chacune des disciplines de la recherche [4]. Il manque un appareil conceptuel permettant d’étudier ces phénomènes dans une perspective comparatiste. Irina Rajewsky voit par exemple l’intermédialité dans la continuité de concepts comme la plurimédialité, la transmédialité, le mixed media, comme des « phénomènes de transgression des frontières entre les média, qui impliquent aux moins deux médias distincts ». Elle différencie la simple juxtaposition de média du transfert de procédés esthétiques [5]. Karel Teige conçoit l’intermédialité comme la fusion des arts [6]. Enfin, il faut encore distinguer parmi les liens d’intermédialité la simple référence à l’autre médium, par exemple à une peinture dans un film ou dans un livre.

L’intermédialité comme concept poétologique et théorie des média s’oppose à des conceptions traditionnelles de média isolés [7]. Le concept renvoie à une dynamique d’échanges et transferts de procédés et structures médiales. La définition retenue ici est celle du théoricien des média Jürgen E. Müller. Elle comprend l’intermédialité non seulement comme une multimédialité – juxtaposition de média – mais encore comme un procédé conceptuel dans lequel les relations entre média sont interrogées et suscitent de nouvelles formes d’expériences médiales pour le récepteur [8]. Il s’agit d’un mouvement de transferts de techniques entre les média [9].

Art conceptuel

Le mouvement de l’art conceptuel, contemporain au mouvement Fluxus, apparaît dans les années 1960. L’artiste Henry Flynt aurait utilisé pour la première fois le terme de « concept art  » en 1961 comme titre d’un texte sur la musique paru dans le recueil Fluxus : An Anthology. Son « concept art » a pourtant peu à voir avec la définition de l’art conceptuel donnée par Joseph Kosuth : comme conséquence des readymade de Duchamp. Le readymade, présentant un simple objet trouvé dans le musée, prétendait poser la question de ce qui fait l’œuvre d’art : la reconnaissance par les institutions, la signature… La réflexion de l’artiste sur ce qui fait l’œuvre d’art est au centre du travail de Duchamp et préfigure la définition de l’art comme idée chez Kosuth. Chez ce dernier, l’objet réalisé n’est qu’une image de l’idée et devient donc superflu. L’idée faisant l’œuvre, les artistes conceptuels recourent au langage verbal comme support de l’idée. Ainsi, nombre d’œuvres conceptuelles présentent seulement un discours théorique ou un message verbal, au lieu d’un objet réalisé. Les principaux artistes conceptuels sont Joseph Kosuth, Sol LeWitt, le groupe Art & language, Lawrence Weiner, Bruce Nauman, dont la particularité est de travailler avec le néon pour présenter ses messages.

Cet essai présente des phénomènes d’intermédialité en analysant les mouvements de transferts esthétiques entre poésie expérimentale et arts plastiques dans une approche comparatiste. Outre le nombre restreint des études consacrées à la poésie expérimentale (sans doute lié à un problème méthodologique face à des textes qui sont aussi images, objets ou partitions), on constate que ces rares études s’interrogent peu sur ses points de croisement avec les mouvements d’art contemporains.

Pourtant, l’intermédialité semble justement être une réflexion sur le propre d’un médium par l’intermédiaire de l’autre. Le passage par l’autre discipline et ses méthodes spécifiques de réception ne signifie pas la négation de la différence, mais permet au contraire de penser ce qui fait la littérarité des poèmes expérimentaux par rapport à des œuvres d’art utilisant elles aussi le langage verbal. L’intermédialité est en effet le symptôme d’une interrogation commune à l’art et à la poésie expérimentale sur leurs propres média. Si l’intermédialité peut être comprise chez certains artistes comme une utopie de fusion des arts, le recours au langage verbal n’a pas la même fonction dans l’art conceptuel que dans la poésie expérimentale par exemple. Autrement, comment expliquer le fait que Ferdinand Kriwet, qui expose sa poésie dans les galeries, conçoive son activité comme celle d’un poète, et non d’un artiste plasticien ? C’est donc la fonction du langage verbal, comme point de croisement entre l’art et la poésie expérimentale, qui permet de comprendre les phénomènes d’intermédialité dans les œuvres poétiques et plastiques, et de définir les transferts de procédés esthétiques entre ces deux champs.

Crise du langage et linguistic turn dans l’art

Le passage au début du XXe siècle, de la philosophie, comme discours ontologique, vers une réflexion positiviste sur le langage, se reflète dans les champs esthétiques littéraire et pictural. Le constat par Wittgenstein que toute connaissance du réel est déterminée par notre langage provoque une nouvelle révolution copernicienne : l’objet de la philosophie ne peut plus être de proposer un système de pensée du réel, mais seulement une critique du langage, puisque la pensée du réel n’existe que dans les limites de notre langage. La conception pragmatique du langage, comme pratique sociale et « mode de vie » [10] chez Wittgenstein, inaugure un champ de recherche nouveau dans les sciences humaines : celui de la philosophie du langage et de la linguistique. Ce linguistic turn [11] se manifeste dans la littérature par la thématisation d’une crise du langage et de sa représentativité par rapport au réel. Parallèlement, en peinture, l’idée de l’art comme mode de représentation du réel est aussi contestée. On pense au Ceci n’est pas une pipe de Magritte ou au readymade de Duchamp, qui ne représente plus, mais qui est pure présence de l’objet. Le readymade, comme objet trouvé, supprime la phase de réalisation de l’objet dans le processus artistique. Le geste artistique réside alors par exemple dans l’idée de présenter un urinoir retourné et de le nommer Fountain (1917). Le titre et la signature de l’artiste suffisent à faire de l’objet trouvé une œuvre d’art. La crise du langage et de sa représentativité se manifeste plus largement par une crise du médium : le langage verbal pour la poésie, l’objet réalisé, pour les arts plastiques.

Un des points de croisement de l’art contemporain avec la poésie expérimentale est le rapport au langage verbal. Les poètes expérimentaux se réfèrent très souvent à Wittgenstein (en particulier les groupes de la poésie concrète en Allemagne, Suisse et Autriche). Puisque le langage est une construction sociale et un système indépendant de significations, la poésie doit s’interroger sur le langage lui-même. S’ensuit le choix d’un langage poétique autoréférentiel, présentant le langage dans sa pure matérialité visuelle et sonore. En même temps, les poètes concrets admettent qu’une part de sémantique est irréductible et prétendent ainsi créer des poèmes à lire, à voir et à entendre. Face à cette crise du médium, les artistes tout comme les poètes utilisent le détour par l’autre médium, voire visent la fusion des arts. Ainsi, Jiří Kolář – ou le poète allemand Franz Mon par exemple –, utilisent dans les années 1960 des éléments de typographie pour réaliser des collages de photographies ou de fragments publicitaires dans ce qu’ils appellent la poésie visuelle. D’autres, comme Gerhard Rühm dans ses « fototypogramme » ou « fototypocollagen », confrontent la photographie au texte qui sert de sous-titre aux images. Ici les média se confrontent encore dans leur singularité dans ce qui serait plutôt une forme de multi-médialité, une juxtaposition de média.

Le recours à d’autres média dans les poèmes concrets ou visuels trouve son pendant dans le recours au texte dans les œuvres plastiques des mouvements Fluxus ou de l’art conceptuel. L’art conceptuel s’interroge sur la médialisation : celle de l’idée par l’objet, et en conclut une suprématie de l’idée sur l’objet en art, quitte à voir l’objet comme superflu. Joseph Kosuth écrit ainsi : « all art (after Duchamp) is conceptual (in nature) because art only exists conceptually. » (« Tout art (après Duchamp) est (par nature) conceptuel car l’art n’existe que conceptuellement. ») [12]. Par conséquent, le recours au langage verbal comme support de l’idée prend une part importante dans l’art conceptuel. De même, Sol Le Witt affirme la suprématie de l’idée sur l’objet dans Sentences on conceptual art en 1969 : « Les idées peuvent être des œuvres d’art. Elles s’enchaînent et finissent parfois par se matérialiser mais toutes les idées n’ont pas besoin d’être matérialisées. » [13] Pour remplacer l’objet par l’idée, les artistes font appel au texte comme support matériel de l’idée. On peut penser aux Statements de Lawrence Weiner qui sont des instructions pour la réalisation d’un objet. Il publie en 1968 un livre constitué d’une série de propositions, et expose aussi ces propositions dans des galeries : il s’agit de pans de murs sur lesquels sont inscrits ces « statements ». Quant aux partitions textuelles de Fluxus, apparues à la fin des années 1950, appelées « word piece » ou « word event », elles utilisent des mots comme système de notation en vue de l’exécution d’une performance musicale ou théâtrale. Prenons l’exemple d’un « word piece » de Yoko Ono : « lighting piece : allumez une allumette et regardez-la jusqu’à ce qu’elle s’éteigne » (1955) ou encore de George Brecht (Notebook I, 1958) : « suspendre des mots dans une pièce – un poème pièce. »

Tableaux à lire et poèmes à voir

Ces transferts de média propres à un champ esthétique vers un autre champ modifient la fonction traditionnelle des média impliqués dans ces œuvres. C’est ainsi que l’on parle, d’une part, de phénomènes de matérialisation (en particulier d’iconisation) du texte dans la poésie expérimentale et, d’autre part, de « dématérialisation » de l’objet dans les arts plastiques des années 1960 [14]. La poésie visuelle propose ainsi non seulement la confrontation du texte et de l’image, mais aussi la transformation du texte en image, comme par exemple dans les poèmes visuels de Kriwet (ci-dessous).

Kriwet, « Rundscheibe I », 1960
Offsetdruck auf Papier, 60 x 60 cm
Courtesy : BQ, Berlin
©Photo : Bernhard Schaub, Köln
©Photo : Bernhard Schaub, Köln

Le langage perd sa fonction discursive par l’utilisation de différents procédés. La configuration du texte sur l’espace de la page peut, par exemple, suivre des règles de composition visuelle (comme ci-contre dans Rundscheibe I, 1960, de Kriwet, sorte de poème-disque avec des inscriptions circulaires où l’inflation du texte va jusqu’à sa négation et transformation en un pur objet visuel). On observe aussi la réduction du texte à des matériaux linguistiques élémentaires (lettre, syllabe, signe de ponctuation, chiffre) rendant impossible la référence à un signifié : on pense aux vokalkonstellationen constellations vocaliques ») de Gerhard Rühm (1954) qui présentent de simples voyelles dispersées sur le blanc de la page de manière plus ou moins aléatoire. Enfin, dans la « poésie évidente » de Jiří Kolář, qu’il définit comme une poésie immédiate et performative, des images remplacent parfois même le texte, (Augengedicht, 1964, présente des images d’yeux) mais leur configuration sur l’espace de la page en lignes, alinéas, paragraphes, rappelle en négatif le texte et amène le spectateur à vouloir « lire » les images de gauche à droite. Le texte fonctionne comme image et l’image fonctionne comme texte. Son but est de proposer un langage verbal libéré de sa fonction discursive en proposant des poèmes non plus lisibles mais visibles, comme les Analphabetogrammes et Verrücktogramme (Dingogramme) de 1962 où l’on ne reconnaît plus de signes linguistiques et où les signes graphiques se situent entre le graphème et l’image. Ici, le concept de poème, comme texte, est remis en question de façon radicale, puisqu’il ne donne plus à lire, mais à voir, sentir ou, dans certains cas, à toucher.

Malgré la radicalité de Jiří Kolář, il ne peut évacuer complètement le souvenir en négatif de la lecture, qui fait partie intégrante du processus de réception du langage verbal. C’est un langage intermédiaire que propose Kolář : un langage non référentiel, une zone grise de « pré-langage » ou « non-langage ». La tension entre l’attente face au poème et la déception de cette attente permet de révéler ce qui fait la poéticité d’un poème. Ainsi, l’image sert ici à interroger ce qu’est un texte, elle le visualise en négatif et fonctionne même dans certains cas tel un texte : ses poèmes pour aveugles, Blindengedichte, où des points et des lignes sont gravés dans le papier, ou ses poèmes transparents que Jiří Kolář forme en traçant des lignes au scalpel dans le papier, référence aux vers lyriques, mettent tous en question l’expérience poétique dans sa matérialité, c’est-à-dire dans sa dimension sensible. C’est aussi l’exercice de la lecture que Franz Mon met en échec dans ses collages de textes déchirés.

Franz Mon
in : Poetische Texte 1951-1970. Gesammelte Texte 2. Berlin : Gerhard Wolf Janus Press, 1995, p.116.

Les réflexions de ces poètes sur la capacité du langage à saisir le réel trouvent écho dans certaines œuvres d’art conceptuel des années 1960. Dans la série intitulée « Art as Idea as Idea » de Joseph Kosuth, la présentation du langage verbal comme élément visuel sert aussi une réflexion sur le langage et sa capacité à saisir le réel. Chaque œuvre est une photocopie agrandie de la définition que donne le dictionnaire des mots « art », « idée », « signification », « rien ». Dans la même logique, son œuvre one and three chairs de 1965 comprenant une chaise en bois, une image d’une chaise en bois et une photocopie de la définition du mot « chair », pose aussi la question du rapport de l’image et du langage verbal au réel. C’est donc aussi la question de la représentativité qui est au centre des problématiques de l’art conceptuel.

Pourtant, même si les limites du langage peuvent être mises en scène dans les œuvres conceptuelles, le langage y sert aussi toujours de support pour un discours ou une idée. C’est le programme du groupe britannique Art & Language qui propose de remplacer l’objet d’art par le discours théorique : une façon pour ces artistes de remettre en question la fonction de la critique moderniste qui, d’après eux, dominait l’art contemporain. Ici le langage verbal n’est pas juste citation et utilisation d’un autre médium dans l’œuvre, mais il donne une nouvelle fonction à l’art : une fonction discursive. Les œuvres de Art & Language sont des présentations de théories critiques remplaçant l’objet d’art lui-même. Ainsi dans Guaranteed Painting (1967-68) de Mel Ramsden, un texte encadré garantit le contenu de l’œuvre qu’il accompagne, parodiant les certificats d’authenticité des œuvres d’art pour le marché de l’art. Index 01, exposé en 1972 à la documenta V de Kassel, présentait des textes et graphiques collés sur les murs d’une salle dans laquelle étaient placés huit meubles de rangement remplis d’extraits de textes théoriques référencés. Ici le discours remplace l’œuvre plastique. Mais force est de constater que l’installation elle-même reste un objet visuel, puisque le discours est signifié de façon concrète (visuelle) par les dossiers, articles, la liste, le rangement.

Des œuvres hybrides ?

Comment distinguer entre les plaques textuelles d’artistes conceptuels ou de Fluxus, et les poèmes-installations de poètes expérimentaux comme ceux de Gerhard Rühm, Jiří Kolář ou Ferdinand Kriwet ? Il faut admettre que la frontière entre poésie expérimentale et arts plastiques est difficile à définir lorsque les poètes expérimentaux proposent des installations textuelles ou des objets-textes destinés à investir l’espace muséal. Ici encore, c’est le rapport au langage verbal qui peut permettre de faire la distinction entre poésie et arts visuels/plastiques. Les installations textuelles de ces poètes expérimentaux, proposent un jeu entre références sémantiques, matérialité visuelle et espace. Ainsi, Gerhard Rühm, dans ses Kriechtexte-schildkröten-wortkonstellationen de 1965 (« textes rampants-tortues-constellations de mots ») a placé des mots sur le dos de tortues déambulant dans une pièce. Le spectateur est invité à former des combinaisons de mots et associations d’idées au gré du hasard et du déplacement dans l’espace de ces tortues. Ces installations mettent en scène le processus de création poétique, le rôle du hasard, le rôle de l’auteur, et celui du récepteur en tant que producteur. L’installation, faisant pourtant appel aux techniques muséales des arts plastiques, sert la réflexion sur la poésie et ses processus de création. Un autre exemple : le pan de mur couvert de texte et de lumière par Kriwet, Licht-Text-Wand  lumière-texte-mur ») au Casino de Bad Oeynhausen et ses stèles couvertes de signes typographiques placées dans la nature – Lesewald 1980 (« forêt à lire »).

Kriwet, Lesewald, 1980
courtesy : BQ Berlin

Cette inflation textuelle ne permet plus la lecture, tout comme la forêt de stèles ne présente pas de texte à lire puisqu’il ne s’agit que de collages de lettres superposées. Ferdinand Kriwet propose des réflexions plus larges sur la lecture et son espace, sur les médias de masse et l’inflation de la présence de l’écrit, jusqu’à la saturation visuelle. La réflexion n’est donc plus à proprement parler poétique, mais porte sur la place du langage verbal écrit dans notre société.

La présence de plus en plus visuelle du texte dans notre société en fait un objet non seulement lisible, mais aussi visible. Ainsi, chez Kriwet, l’expérience poétique, ne peut se limiter à une expérience sémantique du langage verbal, mais doit aussi être une expérience visuelle et sensible. C’est pour cette raison que Kriwet se considère encore comme poète. Dans l’art conceptuel, les néons de Bruce Nauman, par exemple, (Human/Need/Desire, 1983) évoquent aussi le caractère visuel du texte dans la publicité. Il faut constater néanmoins que le texte, même comme objet visuel, reste ici le support d’un discours qui fait l’œuvre. Dans les œuvres conceptuelles, même lorsque le discours investit l’espace muséal, il est le signe visible de la réflexion théorique sur l’art. C’est l’interrogation de l’artiste sur son art qui est mise en scène de façon visuelle, et non pas une réflexion sur le langage lui-même, comme dans la poésie expérimentale. Dans ce sens, l’art conceptuel s’inscrit encore dans la tradition des arts visuels. Alors même que les artistes recherchent la transgression des frontières entre les arts, le passage par l’autre médium, ici, le langage verbal, semble les ramener à leurs média d’origine.

Langage verbal et langage du corps

Si les performances et happenings sont une pratique courante de l’art dans les années 1960, l’utilisation du corps est aussi au centre de la performance poétique – la poésie sonore en est l’exemple le plus évident par la place laissée à la performance orale du poème. De la même façon, la réflexion sur le geste d’écriture comme geste physique est omniprésente dans les poèmes visuels de Gerhard Rühm par exemple. Il dessine ainsi, en suivant les contours de son corps, les 26 lettres de l’alphabet à taille humaine (Körperalphabet, 2001). Il met en scène l’écriture comme la trace d’un geste physique du corps. Dans schnell vite »), la trace du geste rapide de l’écriture semble exprimer davantage la vitesse que le mot lui-même. Cette visualisation du geste d’écriture est non sans rappeler les traces du geste de peinture dans le mouvement artistique de l’Informel, par exemple dans les dessins de Twombly, où le processus créateur est visualisé de la même manière. Tout comme la peinture de l’Informel met en scène la trace du geste du peintre, ces poèmes visuels visualisent le geste d’écriture dans sa réalité physique.

L’informel

Par Informel, l’on désigne de façon large les tendances de l’art abstrait apparues dans les années 1940-1950 s’opposant à l’abstraction géométrique. Les premiers représentants de l’art informel, nom consacré par le critique Michel Tapié à ce mouvement lors de l’exposition « Signifiants de l’Informel » à Paris en 1951 au Studio Facchetti, furent entre autres Wols, Jean Fautrier et Hans Hartung. Les caractéristiques de cet art sont le refus de la forme finie, la spontanéité du geste créateur, le rôle laissé à l’inconscient dans la création par l’automatisme, l’emploi expressif de la matière et de la couleur, la mise en scène du geste de peinture, l’apparentant ainsi à l’expressionisme abstrait américain, à l’Action painting, ou encore au Tachisme. Le Tachisme désigne un des aspects essentiels de l’art informel : ses techniques gestuelles de peinture. L’informel se comprend en effet comme refus de la forme finie au profit du mouvement de la forme se formant. Les dessins abstraits de Cy Twombly qui mettent en scène l’automatisme du geste par des signes graphiques entre écriture et dessin, informes pourrait-on dire, et proposant des œuvres ouvertes, comme des sortes d’esquisses, s’inscrivent ainsi dans l’esthétique de l’Informel.

Ce qui différencie néanmoins ces poèmes visuels de Rühm des œuvres de l’Informel est la réflexion sur le langage propre à la poésie. Chez Rühm, il y a toujours la recherche d’un jeu entre la sémantique du mot présenté et sa réalisation graphique sur la page. Rühm écrit ainsi dans différents états d’esprit – colère, fatigue, demi-sommeil, lenteur – et propose une réflexion sur l’individualité de l’écriture dans sa dimension physique et psychique. Dans Wut colère », ci-dessous), il tente de visualiser cette colère dans la réalisation graphique du mot « Wut ». Le geste poétique réside alors dans cette tension entre le contenu sémantique du mot et son écriture comme performance physique.

« wut » (agression)
in : Gerhard Rühm, Gesammelte Werke. Herausgegeben von Michael Fisch. Band 2.1. : visuelle poesie. Herausgegeben von Monika Lichtenfeld. Parthas Verlag, Berlin 2006, p. 431. © Matthes & Seitz Berlin 2009
© Matthes & Seitz Berlin 2009

Ces transferts de procédés, même s’ils produisent des œuvres parfois hybrides, difficiles à catégoriser, ramènent pourtant toujours l’œuvre à son médium de départ : ainsi l’intermédialité semble moins signifier une fusion des arts que le détour par l’autre pour (re)définir les caractéristiques de son propre médium. Passer par les arts visuels et plastiques permet à la poésie expérimentale de redéfinir, parfois en négatif, par la saturation verbale ou le silence, ce qui fait le texte et l’expérience poétique. L’enjeu pour ces poètes expérimentaux est de rendre au langage poétique sa capacité à dire quelque chose sur le réel dans un contexte d’inflation visuelle du texte dans l’espace social par la publicité et les médias de masse. Dans le contexte politisé des années 1960-1970 où les actions de Fluxus, mais aussi du pop art, fustigent la société de consommation et ses valeurs bourgeoises, les poètes expérimentaux interrogent spécifiquement le rôle du langage dans cette société. Ils conçoivent cette réflexion sur le langage, compris comme vecteur de discours, d’idéologies et de normes sociales, comme un travail critique sur la société. Les poètes expérimentaux se servent donc des nouveaux supports du langage dans l’espace social et urbain : montages de publicités et de journaux, techniques d’enregistrement en stéréophonie pour les pièces radiophoniques expérimentales et la poésie sonore, installations architecturales… En ouvrant la poésie à de nouveaux supports, il ne s’agit pas simplement de proposer des formes innovantes, mais surtout d’y intégrer les nouveaux modes de communication, qui, repris de façon détournée, doivent provoquer une prise de conscience critique chez le lecteur/spectateur. Même si le langage verbal a aussi une place prépondérante dans les œuvres d’art conceptuel, il y sert en premier lieu la réflexion sur la création artistique. Cette lecture croisée de la littérature et de l’histoire de l’art, à travers la question de l’intermédialité, permet ainsi de redéfinir les spécificités de ces deux champs esthétiques.

L’intermédialité est en effet aussi réflexion sur le propre médium par le prisme de l’autre, car il n’existe pas de médium qui puisse être compris a priori, en dehors de ses relations avec les autres média. La poésie expérimentale impose une réflexion sur les nouveaux supports du langage dans une société dominée par les médias de masse. C’est en effet la matérialité visuelle du langage et sa dimension performative que révèle la poésie expérimentale. Alors que la dimension de critique sociale et politique des mouvements artistiques de la même époque, comme Fluxus, semble évidente, il pèse, sur cette poésie privilégiant la réflexion sur la matérialité du langage à la transmission d’un message explicite, le soupçon d’un désengagement des réalités sociales et politiques de son contexte. Pourtant, cette recherche poétique autour de la dimension visuelle et performative du langage fait écho à l’inflation visuelle et textuelle dans la société de consommation, dans les médias de masse et se comprend, par ses procédés formels de mise à distance – collage, décollage, montage, saturation, biffure, réduction minimaliste etc. – comme acte de résistance poétique face à un langage saturé d’idéologies.

par Bettina Thiers, le 29 juin 2012

Aller plus loin

Bibliographie

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 Helbig, Jörg, Intermedialität. Theorie und Praxis eines interdisziplinären Forschungsgebietes (Berlin, 1998)

 Kliems, Alfrun, Ute Raßloff et Peter Zajac, (dir.), Intermedialität. Lyrik des 20. Jahrhunderts in Ost-Mittel Europa III (Berlin : Frank&Timme, 2007)

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 LeWitt, Sol, ‘Sentences on Conceptual Art’, Art-Language, 1 (1969), 11—13

 Mertens, Mathias, Forschungsüberblick „ Intermedialität“ (Hannover, Revonnah, 2000)

 Müller, Jürgen E., Intermedialität : Formen moderner kultureller Kommunikation (Münster : Nodus, 1996)

 Osborne, Peter, Conceptual art (London, 2002)

 Paech, Joachim, et Jens Schröter, (Dir.), Intermedialität analog/digital : Theorien-Methoden-Analysen (München : Fink, 2008)

 Rajewsky, Irina, Intermedialität (Tübingen, 2002)

 Ulrich Ernst, Intermedialität im europischen kulturzusammenhang. Beiträge zur Theorie und Geschichte der visuellen Lyrik (Berlin : Erich Schmidt, 2002)

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Pour citer cet article :

Bettina Thiers, « Penser l’image, voir le texte. L’intermédialité entre histoire de l’art et littérature », La Vie des idées , 29 juin 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Penser-l-image-voir-le-texte

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Notes

[1Créé en 1962, par George Maciunas à New York, le mouvement Fluxus se comprend comme une forme d’art actionniste, contre une forme élitaire de l’art, qui s’inspire des performances de Dada, du Happening et vise à effacer les frontières entre l’art et la vie. Fluxus intègre différents média : vidéo, image, théâtre, texte, musique, bruit, mouvement. Les « actions » de Fluxus se caractérisent par un déroulement suivant le principe du collage, et sont appelées « concerts » parce qu’elles intègrent des éléments acoustiques, musicaux et chorégraphiques. Les « word-piece » de Fluxus sont les partitions textuelles servant à l’exécution de ces performances, conçues comme des œuvres intermédiales. Les principaux représentants et théoriciens sont, entre autres, l’artiste américano-lituanien George Maciunas, Dick Higgins, George Brecht, Robert Filliou, Daniel Spoerri, et en Allemagne, Joseph Beuys.

[2Ma traduction de Dick Higgins, « Horizons. Poétiques des techniques intermédiaires », in Bernard Blistène, Véronique Legrand (dir.), Catalogue de l’exposition « Poésure et Peintrie, d’un art l’autre », Centre de la Vieille Charité, 12 février - 23 mai 1993, Marseille, Musées de Marseille – Réunion des Musées Nationaux, 1993, p. 546.

[3Par exemple l’Atelier de recherche sur l’intermédialité et les arts du spectacle, ARIAS, crée en 2004, ou l’école doctorale Schriftbildlichkeit de la FU Berlin depuis 2008. En 2003, l’Université de Montréal est crée la revue Intermédialités.

[4Voir à ce sujet Ulrich Ernst, Intermedialität im europäischen Kulturzusammenhang. Beiträge zur Theorie und Geschichte der visuellen Lyrik, Berlin, ESV, 2002.

[5Ma traduction d’Irina Rajewsky, citée dans : Alfrun Kliems, Ute Raßloff, Peter Zajac (dir.), Intermedialität. Lyrik des 20. Jahrhunderts in Ost-Mittel Europa III, Berlin, Frank & Timme, Verlag für wissenschaftliche Literatur, 2007.

[6Karel Teige, « Malerei und Poesie », in Zdenek Primus (dir.), Tschechische Avantgarde 1922-1940. Reflexe europäischer Kunst und Fotographie in der Buchgestaltung, Hambourg, 1990, p. 172.

[7Jürgen E. Müller, « Intermedialität als poetologisches und medientheoretisches Konzept. Einige Reflexionen zu dessen Geschichte », cité dans Jörg Helbig (dir.), Intermedialität. Theorie und Praxis eines interdisziplinären Forschungsgebietes, Berlin, 1998, p. 31-40.

[8Jürgen E. Müller, ibid. p. 32.

[9Cette conception est partagée par Uwe Wirth, « Intermedialität », in Thomas Antz (dir.), Handbuch Literaturwissenschaft. Bd.1 : Gegenstände und Grundbegriffe, Stuttgart-Weimar, 2007, p. 257.

[10Ludwig Wittgenstein, Recherches Philosophiques, trad. F. Dastur et alii, Paris, Gallimard, 2004 : « § 192. Et se représenter un langage veut dire se représenter une forme de vie. »

[11Richard Rorty, The Linguistic Turn : Essays in Philosophical Method, Chicago, University of Chicago Press, 1967.

[12Joseph Kosuth, « Art after Philosophy », Studio International, n°178, p. 915-917 (Octobre, novembre, décembre 1969) p. 134-37, 160-61, 212-13.

[13Ma traduction de Sol LeWitt, « Sentences on Conceptual Art », Art-Language, n° 1, 1969, p. 11–13 : « ideas alone can be works of art ; they are in a chain of development that may eventually find some form. All ideas need not be made physical. »

[14Lucy Lippard, John Chandler, « the dematerialization of art », Art International, 12:2, 1968.

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