Un livre collectif revient sur la longue histoire de la satire et du blasphème, porteurs de subversion, mais aussi de persécution. Car la caricature attire les foudres des pouvoirs politiques ou religieux, à défaut des foudres divines.
À propos de : Pierre Serna (dir.), La Politique du rire. Satires, caricatures et blasphèmes, XVIe-XXIe siècles, Champ Vallon
Un livre collectif revient sur la longue histoire de la satire et du blasphème, porteurs de subversion, mais aussi de persécution. Car la caricature attire les foudres des pouvoirs politiques ou religieux, à défaut des foudres divines.
En hommage aux victimes de la tuerie de Charlie Hebdo, une journée d’études sur le rire politique s’est tenue à Paris le 6 février 2015, à l’initiative de Pierre Serna, directeur de l’Institut d’histoire de la Révolution française. Les actes ont été publiés dans des délais record. À lire les contributions, on mesure la complexité de la question et la nécessité d’opérer une plongée historique sur la longue durée.
Pierre Serna dans « Ou, morts… d’en rire ! » s’interroge sur l’idée que des religieux ont pu se sentir bafoués par des caricatures blasphématoires (de leur point de vue tout au moins) car ils ignoraient la dimension caricaturale du journal Charlie Hebdo.
Poser la question ainsi ouvre toutes grandes les dimensions philosophico-politiques du rire.
Citant quelques-unes des réactions à chaud de plusieurs écrivains (dont Nancy Huston et Denis Tillinac) qui associaient « la culture du dessin satirique à une élite de gauche et plutôt parisienne », il s’insurge contre les constats moralisateurs de certains, l’esprit victimaire des autres, les revendications libertaires des derniers. Face à un sujet complexe, il nous exhorte à ne pas tout mettre sur le même plan, à refuser le relativisme consistant à dire qu’un dessin tue plus qu’une kalachnikov et réaffirme que, face à une moquerie, trois attitudes sont possibles, aucune ne devant être imposée comme un conduite supérieure : ignorer ; répondre en employant les mêmes armes ; ne pas répondre, mais élever le débat par la pédagogie et l’érudition.
Serna rapporte plusieurs exemples tirés du passé, comme celui de ces Amérindiens évitant des combats fratricides en organisant des défis de parole pour tourner l’autre en ridicule. Que la vie en société soit fondée sur un échange ne signifie pas qu’il soit pacifique. La solidité de la démocratie doit permettre de surmonter la dureté des rapports entre citoyens. Enfin, Serna rappelle le désarroi de Tignous dans la revue Société et représentations (2000), lorsqu’il constatait les limites de la caricature qui n’est souvent qu’un défouloir.
Isabelle Pantin se consacre à une étude de la violence antireligieuse, contre toutes les religions, chez Rabelais, dont le rire scatologique est assumé. Elle rappelle que dans le Quart Livre, composé un an avant sa mort, Rabelais avait mis une dédicace au cardinal Odet de Chatillon où il se plaignait d’être harcelé et calomnié par « certains Canibales, misanthropes, agélastes ». En effet, tous ses livres sont censurés et interdits par la Faculté de théologie de Paris et, sans le privilège royal dont il jouit de la part de François Ier et d’Henri II, il ne pourrait plus écrire. Elle rapporte l’épisode de la quête de l’oracle de la Dive Bouteille, le séjour de Panurge et de ses compagnons dans l’île des Papimanes. Si la puissance pontificale est attaquée, c’est, pour l’auteure, à cause des mauvaises relations de la France avec Rome, à une époque où le roi Henri II tentait de desserrer le carcan imposé par le concordat de Bologne.
Jean-Marie Le Gall (« Rire et violences religieuses à la Renaissance ») s’inscrit dans la même thématique, mais traite le sujet très différemment, en nous offrant un article nourri de références bibliographiques et historiographiques. Le rire est associé à la critique, mais pas toujours car il relève aussi de l’urbanité, de l’otium (voir les fêtes et jeux de fin de banquet). Il faudrait différencier le rire enjoué, la plaisanterie, du rire gras et bas.
L’affaire est complexe : dans son De Oratore, Cicéron explique que le rire sert à déstabiliser l’adversaire, Skinner soutient qu’à la Renaissance le rire est une marque de supériorité et donc de mépris, tandis que les réformateurs tentent une pédagogie du rire (Érasme dans Éloge de la folie, Pierre Viret et Calvin dans Disputations chrétiennes en 1544).
Hervé Drévillon (« Le rire du sergent ») explore le milieu des armées à l’époque de Louis XIV. Cet article cite beaucoup de références bibliographiques dans un champ chronologique dépassant le XVIIe siècle, puisqu’il mobilise Montaigne et Marie de Gournay, sa nièce et « fille d’alliance ». Drévillon fait une incursion chez le Brantôme des Rodomontades et gentilles rencontres espagnoles (vers 1590-1600), dont il reprend les figures drolatiques et les ridicules des chefs de guerre. Il y distingue des « rodomontades de parole » et des « rodomontades d’effet », autre manière de démontrer l’impact de la critique satirique.
Avec Isabelle Brian, retour au registre de la religion avec une interrogation sur « le rire du prédicateur » et le rire dans la prédication. Une tradition serait de constater qu’il serait blasphématoire, mais on peut aussi lire les Predicatoriana de Gabriel Peignot (1841), qui a collecté les Historiettes de Tallemant des Réaux, ainsi que des textes inédits.
Le pouvoir soporifique des prédicateurs est aussi épinglé par Hogarth dans The Sleeping Congrégation (1728). Une autre gravure de Hogarth, Credulity, superstition and fanatism (1761) montre un prédicateur agitant des marionnettes – une sorcière, un diable – tandis qu’un terrible désordre règne parmi les fidèles dans l’église.
Antoine De Baecque (« Rires contemporains ») dédie son article à Christian-Marc Bosséno son ami récemment disparu, fondateur de la revue de cinéma Vertigo. Bergson, l’auteur du Rire, a été enseignant à Clermont-Ferrand où il donnait des conférences en 1884, dont l’auteur donne plusieurs exemples. En 1899, dans la Revue de Paris, il explique sa façon de travailler à plusieurs : c’est l’originalité de cet article que de présenter davantage l’homme Bergson que ses écrits sur le rire. De Baecque s’interroge sur « une connexion possible entre Bergson et le cinéma » et parcourt les procédés du cinéma burlesque, de Méliès à Buster Keaton, sans oublier des incursions dans les textes théoriques de Deleuze à Rohmer.
« Pince ou pique sans rire », par Laurent Bihl, est un article très illustré portant sur la question de la prostitution dans les caricatures et les dessins de presse de la fin du XIXe siècle. Analysant une couverture du Courrier français du 23 août 1891, il y trouve l’exacerbation d’un sentiment anti-anglais dans cet homme pratiquant des sévices sur une prostituée. Il y a volonté de faire un contrepoint aux images anglaises antifrançaises des années antérieures, qui tournaient en dérision la Révolution française et en montraient la cruauté.
Ces dessins ne subissent pas les foudres de la censure, mais sont-ils plutôt drôles ou plutôt dénonciateurs ? Posant la question, Laurent Bihl n’exclut pas un rire nerveux, voire un rire pervers provoqué par la sensation d’avoir transgressé un interdit. Citant Michèle Haddad [1], il conclut au rapport singulier du spectateur avec la caricature.
Très originale est la contribution de Pierre Verschueren, « Le rire de la vieille dame. Humour, science et politique rue d’Ulm (1945-1971) », l’ENS étant réputée pour les farces et canulars de ses étudiants. En 1971, anniversaire du Centenaire de la Commune, un cortège de célébrations drolatiques marque, selon l’auteur, un autre registre. Il y a des canulars bon enfant (faux étudiants devant un vrai jury ou vrais étudiants devant un faux jury) et d’autres plus virulents (en particulier à cause de la rivalité avec l’École polytechnique).
Article riche en histoires drôles révélant le sens de la dérision et de l’humour des jeunes normaliens, mais aussi leur inventivité. La fin des années 1950 et la décennie 1960 montrent le déclin de ces pratiques légères et drôles : est-ce la conséquence de la toute-puissance idéologique du Parti communiste, comme le suggère l’auteur ? Le maoïsme qui triomphe rue d’Ulm entre 1966 et 1971 augmente l’esprit de sérieux dans la vénérable École.
L’article de Leslie Vuilliaume, « Street art et révolution en Egypte », très illustré par des photos prises sur place, s’intéresse à l’art du graffiti depuis 2011. Faisant référence au livre collectif Graffiti baladi. Street art et révolution en Egypte (2014), au film portant le même titre et à ses propres pérégrinations, elle nous apprend comment une Mona Lisa transformée (borgne), devenue la signature d’un groupe de graffeurs, les « Mona Lisa brigades », regarde les passants qui comprennent qu’elle ne peut pas jouir d’une totale liberté d’expression.
Les principales revendications contre les régimes en place en cette période instable de révolution et de post-révolution sont la liberté, le rejet de la corruption, la dénonciation de la violence. L’humour est aussi présent dans le réemploi de l’art de l’Égypte antique, pré-islamique.
Alain Cabantous reprend le dossier du blasphème qu’il connaît bien. Plaçant son exposé sous l’égide de Bayle (« Le blasphème n’est scandaleux qu’aux yeux de celui qui vénère la réalité blasphémée »), il brosse un tableau historique sur le blasphème nourri de références bibliographiques dans lesquelles le rire est assez peu présent.
Observant que les fêtes blasphématoires ne sont suivies d’aucune colère divine, il propose de s’interroger : alors « Dieu n’existe pas ? » Mais si Dieu n’existe pas, quid du blasphème ? L’insulte faite au divin serait-elle une offense faite aux croyants ?
Revenons, pour conclure, sur le titre La Politique du rire. Au fil de la lecture, on mesure la prégnance des questions religieuses dans la satire et la caricature, quelles que soient les sociétés (la France laïque croyait avoir échappé aux crispations cléricales jusqu’à il y a peu ; pensons aux manifestations organisées contre la photographie d’Andres Serrano, Immersion ou Piss Christ pour ses contempteurs).
Si l’ouvrage, grâce à Alain Cabantous, ouvre des pistes de réflexion sur la question du blasphème, il oublie cependant le second concile de Nicée (787), qui a mis un terme – fragile – à la querelle de l’iconoclasme dans l’Empire byzantin, autorisant le christianisme à reconnaître et à exalter l’iconographie religieuse. Notons qu’une des origines de l’iconoclasme byzantin était le premier contact avec l’islam. Par ailleurs, plusieurs articles, au premier chef celui d’Isabelle Brian, révèlent la puissance comique des propos, satires et caricatures. Mais personne ne mentionne que la fonction de ces documents n’est pas seulement l’humour, mais aussi – et sans doute souvent – l’attaque et le combat.
Enfin, rappelons, à la suite de Pierre Serna, qu’un crayon n’est pas une arme de même statut qu’une Kalachnikov, et que des êtres humains ne sont pas des « symboles », de quelque cause que ce soit, mais de simples êtres humains. Abasourdis par le crime du 7 janvier 2015, les caricaturistes, qui se croyaient protégés par la liberté d’expression, ont compris qu’ils étaient devenus des cibles parce qu’ils étaient transformés en symboles de cultures différentes et areligieuses.
par , le 19 novembre 2015
Annie Duprat, « Mourir de rire », La Vie des idées , 19 novembre 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Mourir-de-rire
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] « Image déversoir », dans Usages de l’image au XIXe siècle (1992).