Quel est le principe fondateur des sociétés modernes ? Vincent Bourdeau analyse la notion de mérite, à la lumière de la pensée du XIXe siècle et de la figure de Léon Walras.
Quel est le principe fondateur des sociétés modernes ? Vincent Bourdeau analyse la notion de mérite, à la lumière de la pensée du XIXe siècle et de la figure de Léon Walras.
Chaque communauté possède ses propres mythes, pierres angulaires de l’ordre social et politique. Si de nos jours parler des exploits de Zeus ou d’Odin a perdu son sens d’origine, il faut reconnaître que d’autres narrations accomplissent à présent la tâche de souder le corps politique : tel est le cas du concept de mérite. Dans son livre, issu de sa thèse de doctorat, Vincent Bourdeau remonte aux sources de ce mythe en traçant sa généalogie dans une exploration qui amène le lecteur dans la France du XIXe siècle et dialoguant avec la littérature sur la notion de mérite. « Ce livre », comme l’écrit l’auteur, « se veut une contribution à la critique de ce modèle essoufflé, une tentative d’élargir, avec d’autres, les fissures qui ont gagné le mythe afin de contribuer à ce que nos sociétés puissent, comme on le dit dans le langage courant, passer à autre chose » (p. 8).
En lisant le concept de méritocratie comme étant un mythe, Bourdeau vise donc à expliquer comment les sociétés modernes se sont structurées autour de l’idée d’un marché autorégulateur, « d’un marché juste parce que méritocratique » (p. 8). Les rapports sociaux sont ainsi réglés par l’idéal méritocratique, fondation de l’ordre social. Après le travail séminal de Michael Young, The Rise of the Meritocracy, dans les dernières années plusieurs auteurs ont analysé et problématisé la structure méritocratique des sociétés modernes, notamment Michael Sandel (The Tyranny of Merit), Daniel Markovits (The Meritocracy Trap), ou Annabelle Allouch (Mérite) et Pierre-Michel Menger (La Différence, la concurrence et la disproportion) dans le contexte français. De son côté, Bourdeau contribue à ces études avec une reconstruction historique, en décrivant l’origine du concept de méritocratie chez l’économiste Léon Walras (1834-1910), dans son dialogue avec les auteurs à lui contemporains.
Bourdeau montre comment Walras est l’un des aèdes qui façonne mythe de la méritocratie au XIXe siècle. Dans la France issue de la révolution de 1848, tombée dans l’Empire de Napoléon III et regardant de loin l’expérience révolutionnaire, un certain nombre de penseurs ambitionnent de rebâtir la société grâce aux idéaux républicains, mettant ainsi l’accent sur l’égalité des individus face à la loi et sur leur participation à la vie politique. Walras compte parmi ces penseurs « républicains ». C’est notamment à travers l’articulation du libéralisme économique et des valeurs républicaines que Bourdeau voit ce mythe de la méritocratie surgir chez Walras. Les différentes fonctions que Walras attribue à la terre en tant que bien commun et aux talents des individus sont les deux éléments sur lesquels se bâtit le mythe. Bourdeau définit ainsi la pensée de Walras par l’expression « économie politique républicaine », contribuant par là non seulement aux études sur Walras, mais également à celles sur le républicanisme [1].
Étudier de fond en comble ce mythe produit des effets divers. L’un de ces effets, parmi les contributions les plus fécondes du livre, est de montrer que l’économie est loin d’être neutre. Depuis le XIXe siècle, différents économistes – Walras ne faisant pas exception – cherchent à bâtir l’économie sur des principes scientifique. Pour Walras cela n’implique pas pourtant que l’économie doive être neutre. Si Walras théorise son « économie pure » avec le but de faire de l’économie une science rigoureuse, il assure néanmoins une place pour les principes normatifs au sein de l’économie, dans le cadre de ce qu’il appelle « économie appliquée », comme Bourdeau l’explique (p. 272). Toutefois, la revendication du statut scientifique du discours économique aboutit à long terme à l’idée que l’économie est neutre du point du vue axiologique. Dans cette conception, l’économie ne produirait donc pas de jugements, mais un discours exempté des principes de la morale ou de la justice. Étant donné que cette vision est encore très répandue à notre époque, l’étude généalogique de Bourdeau permet de comprendre qu’il ne s’agit pas d’une caractéristique incontestable, mais plutôt d’une certaine manière de représenter l’économie.
La volonté d’affirmer le statut scientifique de l’économie est particulièrement évidente au sein du groupe qui se réunit autour du Journal des économistes, à partir de 1841. Bourdeau offre une reconstruction des positions de ces auteurs, par exemple Frédéric Bastiat, ou Charles Coquelin ; sa minutieuse reconstitution historique du contexte intellectuel dans lequel s’inscrit le travail de Walras est d’ailleurs l’une des principales contributions du livre aux études sur cet auteur. Les principes des Économistes sont bien représentés dans leur Dictionnaire de l’économie politique (1852-1853), ouvrage qui visait à fournir un guide pour les non-spécialistes, afin de permettre à tous et toutes de comprendre la société moderne à la lumière des lois de l’économie. Ainsi, comme l’écrit Bourdeau, « le groupe des Économistes propose un discours savant sur la société s’appuyant sur l’observation d’un ordre naturel de l’économie » (p. 46). Les jeux sont faits, l’économie s’habille en science dure : les lois de l’économie sont des lois de la nature, et l’économie est la science qui les décrit.
De plus, Bourdeau souligne aussi l’autre face de cette représentation de l’économie en tant que savoir scientifique. Comme l’affirme l’auteur, la fonction descriptive de l’économie est « d’emblée morale dans la mesure où l’ordre naturel qu’elle s’attache à comprendre est en même temps un ordre intrinsèquement bon » (p. 51). Il faut ajouter : l’acte de représenter l’économie comme neutre n’est pas neutre. Les Économistes visent à définir l’économie dans des termes qui justifient leur vision de ce que la société devrait être, mettant ainsi le pied dans la sphère des valeurs. Ils excluent par exemple dans leur définition de l’économie les perspectives socialistes, le socialisme étant après 1848 l’adversaire privilégié de la plupart des libéraux. Ils font donc passer cette exclusion comme émanant d’une prétendue réalité scientifique. L’analyse de Bourdeau montre alors que toute construction soi-disant scientifique du discours économique a d’abord un objectif politique.
En ce qui concerne Walras, la question est à la fois similaire et différente : similaire, car Walras lui aussi perçoit l’urgence d’établir l’économie politique en tant que science objective ; différente, dans la mesure où la solution de Walras s’oppose à celle des Économistes. Si, pour ces derniers, les relations sociales étaient axées sur la responsabilité individuelle et étrangères au domaine économique, Walras met quant à lui l’accent sur les conditions qui rendent possible l’établissement d’une justice sociale dans son analyse économique. Il y parvient en reconsidérant le concept de propriété dans ses liens avec la terre et en donnant à l’État la fonction d’administrer la répartition des richesses issues de cette dernière.
Quel est donc le rôle joué par la terre dans la conception de justice sociale de Walras ? En contraste avec les Économistes, Walras considère la terre non pas comme un don gratuit de la nature, mais comme une richesse (ou dans ses termes une chose utile et rare [2]). La propriété de la terre revient à la communauté tout entière et doit donc être, selon Walras, administrée par l’État. Les idéaux républicains de Walras jouent un rôle majeur dans cette conception. La terre – comprise tout d’abord comme ce que tout le monde possède en commun – est la propriété de tous les membres du corps politique en tant que citoyens. « La terre », l’écrit Bourdeau, « est considérée par Walras comme l’objet qui matérialise la communauté » (p. 243). L’État assure l’égalité des individus en gérant ces ressources communes, selon les principes de la justice commutative, dans le cadre de ce que Walras perçoit comme un monopole légitime.
Ceci n’est pourtant que la première face de la médaille. Si d’un côté la propriété commune de la terre assure les conditions d’égalité de toutes les personnes, de l’autre côté cette propriété est la condition pour admettre l’existence d’inégalités au sein de cette même société. Il est alors non pas question d’égalité, mais d’équité. Si tous les individus ont droit d’emblée au revenu de la terre, distribué par l’État, en vertu de leur statut de citoyens, la propriété individuelle va au-delà. Cette dernière dépend des talents de chacune et chacun. Tout individu doit recevoir ce qui lui est dû, selon le principe de la justice distributive. Ce résultat est assuré, aux yeux de Walras, par la libre concurrence dans le marché, terrain sur lequel les individus font valoir leurs talents librement. Le mythe de la méritocratie – entendu comme narration qui rend possible articuler le marché concurrentiel et les idéaux de justice républicains – voit ainsi le jour. Le début du conte mythologique de Walras décrit une égalité initiale, garantie par la propriété commune de la terre dans les mains de l’État. Finalement, cette égalité se transforme en inégalité, qui répond néanmoins à un principe de justice, car elle reflète les différents efforts et talents des individus.
En écoutant le mythe de la méritocratie raconté par Walras, au moins dans les mots de Bourdeau, le lecteur réalise une fois de plus combien les principes économiques ne sont pas neutres, d’autant plus lorsque les économistes les présentent comme tels. C’est aussi le cas du principe de la concurrence et des règles de l’échange chez Walras, où la libre concurrence est appelée « à jouer le rôle de critère moral » (p. 274). La concurrence ne peut jouer ce rôle que dans certaines conditions, c’est-à-dire dans des conditions d’équilibre, qui voient l’offre et la demande converger grâce à la tendance des acteurs à satisfaire leurs besoins. Un marché réglé par la libre concurrence et dans des conditions d’équilibre général, sans les entraves que constituent les monopoles privés, est un marché dans lequel les échanges respectent les critères de la justice distributive. Dans ce type de marché, la répartition de la richesse entre les individus relève des différents talents des participants à l’échange, sans que les mécanismes du marché ne déforment les résultats finaux. L’échange est représenté comme un filtre neutre, l’équilibre économique devient en même temps un équilibre social.
Le livre de Bourdeau est un excellent outil pour celles et ceux qui souhaitent comprendre la pensée de Walras dans son contexte intellectuel. L’ouvrage aurait peut-être pu profiter d’une révision plus approfondie, car le style typique de la thèse (citations longues, répétitions des mêmes concepts) est encore manifeste. Néanmoins, le livre pose des questions larges, aptes à intéresser tout lecteur ou lectrice en s’interrogeant sur la pensée politique moderne.
Une question en particulier parcourt l’ensemble du livre : comment est-il possible, dans une société moderne, de faire tenir ensemble la communauté et les individus, sans sacrifier aucun de deux ? En d’autres termes, comment accomplir à la fois le bien commun et celui des individus ? L’importance de cette question pour la pensée politique moderne est claire. Cette question traverse la pensée de tous les acteurs de l’époque de Walras analysés par Bourdeau, qui en présente les différentes réponses avec efficacité. D’après Walras, pour donner un seul exemple, ces deux entités sont représentées par la terre (la communauté) et par le marché concurrentiel (les individus). L’articulation de ces deux niveaux permet à Walras de répondre au dilemme de la modernité concernant la manière d’assurer en même temps le bien-être de la société et des individus qui la composent. Le mythe de la méritocratie peut ainsi être lu comme une façon de répondre à cette question. Celles et ceux qui écoutent l’aède ont d’ailleurs la possibilité d’imaginer d’autres solutions, si celle-ci n’apparaissait plus satisfaisante, et que l’on en venait à désirer, comme l’écrit Bourdeau, « passer à autre chose » (p. 8).
par , le 5 mars
Eleonora Buono, « Méritocratie : aux sources d’un mythe », La Vie des idées , 5 mars 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Bourdeau-Le-Marche-et-le-Merite
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