Recensé : Tomasz Kizny & Dominique Roynette (dir.), La Grande Terreur en URSS, 1937-1938, Editions Noir sur Blanc, Lausanne, 2013, 412 p., 40€.
La Grande Terreur désigne la vague de massacres programmés qui a caractérisé les années 1937 et 1938 en URSS. Basé sur l’enquête iconographique et photographique du polonais Tomasz Kizny, ce livre revient sur ce qui, jusqu’à 1991, n’était connu que comme « les grandes purges » (visant essentiellement les bolcheviques critiques à l’égard de Staline) tant le secret avait été bien gardé sur l’essentiel de la répression. En 2009 Nicolas Werth en proposait une analyse historique [1]. La combinaison proposée ici entre image et texte met en avant les enjeux émotionnels de la confrontation avec cet épisode longtemps caché du stalinisme.
Portraits de condamnés
Pas de titre sur l’immense couverture (28 x 31,4 cm), mais comme une photo d’identité en noir et blanc incluant le haut du torse et mal centrée latéralement. Une photo au grain fin qui fait ressortir des yeux au blanc bien visible, enfoncés, et un regard dense comme fixé sur un point à l’infini. Une chemise usée et une veste en velours indiquent à première vue un statut social modeste. La chemise a été blanche. Sous le col elle est partiellement rehaussée, tout comme un bout du visage, par la lumière qui semble venir surtout d’une ampoule accrochée plus haut de côté. Écrit en petit au-dessus de l’épaule gauche sur le fond gris qui entoure ce portrait aux dominantes sombres : Alekseï Grigorievitch Jeltikov (en blanc) Exécuté à Moscou en 1937 (en noir).
Pour trouver le titre il faut regarder la tranche sur fond rouge : LA GRANDE TERREUR EN URSS 1937-1938,Tomasz Kizny. L’objet est donc singulier. La citation, figurant seule sur la p. 15, de Georges Didi-Huberman, permet de saisir l’intention des auteurs : « Pour savoir, il faut s’imaginer ». Ceci rappelle que l’ex-fondateur de l’agence photographique clandestine Dementi (Pologne) et l’ancienne collaboratrice des premières années de Gazeta Wyborcza, devenue ensuite directrice artistique du Monde, sont des professionnels de l’image dans la presse et l’édition.
Il faut donc suivre l’ordre de la lecture, et commencer par le début. Sylvie Kaufmann (journaliste au Monde) et le président de Memorial [2], Arseni Roguinski, y soulignent l’asymétrie entre une mémoire fragmentée des crimes du stalinisme et le discours historique du pouvoir actuel qui laisse entendre que la Terreur fut un instrument nécessaire du renforcement de l’État (in fine justifié par la victoire sur Hitler). Très vite, viennent les « portraits de condamnés » qui forment le noyau (p. 26-173) du premier chapitre.
Tomasz Kizny explique que ces photos, prises en principe dès l’arrestation, devaient servir à éviter des confusions de personnes à l’exécution. Mais fort souvent elles n’ont été faites que peu avant l’exécution, avant de partir dans les archives secrètes du NKVD [3]. En les rendant publiques, le livre restitue aux victimes une image singulière et forte du simple fait que chaque photo occupe une page entière, l’accent étant mis en vis-à-vis sur une série d’informations issues des dossiers du NKVD. Les lieux d’exécution sont concentrés autour de Moscou, les profils retenus sont diversifiés politiquement (membres du parti ou non, ayant été exclus ou membres d’autres partis avant 1918), professionnellement, et plutôt masculins. Ils témoignent des migrations internes [4] ou externes (une famille revenue du Canada par exemple, et dans ce cas quelques lettres retrouvées ajoutent une voix intime et un récit personnel). L’utilisation de la catégorie nationale à la soviétique, sans aucune explication, comme si elle était naturelle, renvoie le lecteur à la sensation d’être confronté à l’archive sans intermédiaire. Tous les documents proposés en sus, en particulier les bribes de correspondances, renforcent ce sentiment d’impuissance alors porté par les victimes.
La Grande Terreur en chiffres
C’est au texte central de Nicolas Werth, « Repenser la Grande Terreur » (p. 177-217) que revient la mission de faire peser pleinement le mot. Et ce d’abord grâce aux chiffres : environ 1,45 million de morts, soit 750 000 exécutés entre août 1937 et novembre 1938, 200 000 morts au Goulag dans les trois premières années, 500 000 plus tard en internement, soit jusqu’à 1954-1956. Au final 100 000 ont survécu aux camps de travail, soit un huitième de ceux qui y arrivèrent du fait de la Grande Terreur. Puis c’est une chronique du dévoilement, survenu après des décennies de secret lorsqu’a été ouvert l’accès aux résolutions secrètes du Politburo et aux ordres opérationnels du NKVD. Car auparavant seuls les décès dans ce que Staline appelait les « cercles de connivence », autrement dit les milieux communistes étaient connus [5], soit un peu plus de 100 000 personnes directement et au Goulag, moins de 10 % du total. En regard, seuls 200 responsables du parti et du NKVD auraient été pleinement informés de l’ampleur des massacres, et 6 décideurs y compris Staline.
Se pose alors la question du pourquoi. Staline et ses associés avaient déjà inventé la technique de la répression de masse, avec listes nominales et deux catégories prédéfinies par la peine infligée plus que par la nature des actes concernés. En 1930-1932, la catégorie I allait en camp et la catégorie II fournissait les « déplacés spéciaux ». Plus de deux millions de paysans subirent ces opérations, et en 1933-1936 un million d’autres furent expulsés de leurs terres, sans compter les millions de victimes (hors listes) des famines. 1937 marque ensuite une nouvelle étape : la catégorie I était exécutée, la II envoyée 10 ans en camp, et des quotas furent fixés sur la base de fichiers peu cohérents de « personnes compromises » - pour être ensuite dépassés sur demande des zélés chefs locaux du NKVD et par extension aux épouses des condamnés. Le 2 juillet 1937 Staline décide de liquider les auteurs de crimes ou autres « diversions » expliquant les lacunes de la production industrielle et agricole, alors même que le socialisme est proclamé depuis deux ans, et que seule l’activité criminelle peut expliquer le faible développement du niveau de vie.
Cette propension à la méfiance a une dimension ethnique trop souvent négligée. Dix opérations « nationales » lancées à l’été 1937, et qui durent 15 mois au lieu des quatre prévus pour les principales, s’ajoutent à la grande opération « koulak » d’août 1937. La part des opérations nationales est considérable : plus d’un cinquième des 700 000 Polonais citoyens soviétiques recensés en 1937 est exécuté, soit 110 000 personnes, et il y eut 144 000 arrestations. Au total pour ces opérations dites nationales, mais en fait ethniques, 247 000 exécutés pour 335 513 condamnés, soit presque les trois quarts. L’historien souligne qu’il n’y avait pas, pour ces opérations, de « quotas » à atteindre mais des catégories particulièrement ciblées : réfugiés ou exilés en URSS, anciens prisonniers de guerre restés en URSS, ex-membre du Parti socialiste polonais, personnes gardant des contacts familiaux hors d’URSS. Ces opérations complètent donc les expulsions menées tout au long de la frontière occidentale en 1935-1936 (23 000 Allemands et Polonais, 30 000 Finlandais expulsés en direction du Kazakhstan).
Une opération d’ingéniérie sociale ?
Alors que la machine s’est arrêtée par une résolution secrète du politburo le 17 novembre 1938, il a fallu attendre le 16 janvier 1989 pour l’annulation des sentences des juridictions d’exception : en un an 800 000 certificats de réhabilitation ont été établis. Pour Nicolas Werth, le caractère très partiel du processus de reconnaissance du sort des victimes s’explique par la force de l’idée du retard historique comme cause des défaites militaires de la Russie, affirmée par Staline dès le 4 février 1931. Le rattrapage doit passer par l’éradication des oppositions à l’État, dont l’Église (après 1917), et par l’affirmation que la technique soviétique maitrisera la nature, alors que le slogan de 1935 est « La vie est meilleure, la vie est devenue plus gaie. » La Grande Terreur serait donc une opération d’ingénierie sociale visant la cohésion autour du régime en place.
L’historien conclut à un échec relatif puisque les indices disponibles signalent qu’une partie de la population attend une attaque et une victoire d’Hitler, qui n’était censé s’en prendre qu’aux Juifs et aux communistes. Les effets sur l’Armée rouge ont coûté très cher à l’URSS, tandis que l’ethnicisation de la politique provoquait une fermeture des élites soviétiques, tant face aux minorités en URSS que dans leurs contacts avec le monde extérieur. Ce qui est perçu sur le plan international comme l’ouverture du VIIe congrès du Komintern et la validation des fronts populaires, ou encore la reconnaissance de la lutte pour la défense des États nationaux, correspond à l’intérieur du pays à l’exacerbation de la méfiance pour les groupes suspects, dont la liste n’est jamais close ou fixe. En désignant des ethnies comme a priori insoumises, l’État soviétique impose un modèle de communauté politique où la solidarité, même posthume, avec les victimes de la répression n’a pas de place.
Images, paysages, portraits d’enfants des disparus
Les brefs textes de Christian Caujolle et Tomasz Kizny sur « Les paysages de la Terreur » annoncent des photos de lieux désolés, où les quelques monuments, voire de simples feuilles clouées sur les arbres sont écrasés par la végétation, la pierre, le sol et le ciel. Il y a aussi des scènes urbaines ou des bâtiments souvent sans signes portant mémoire du massacre qui s’est déroulé, ou encore un portail muet. Rares sont les sites ou les fosses trouvés à partir de la documentation disponible : mis à part les quelques découvertes des troupes d’occupation allemandes, les glissements de terrain ou les travaux de terrassement ont été plus révélateurs que les témoignages, certains sites ayant été de plus définitivement masqués sous Brejnev par des constructions.
Au silence du lieu répond une série de portraits photographiques d’enfants des victimes, enrichis par un texte dense narrant l’expérience de la séparation, restituant la personnalité du défunt, et précisant la façon dont le survivant a pris en charge la mémoire du crime. Outre l’émotion provoquée par le portrait, le texte, et parfois les images complémentaires, il faut noter la démarche de Veniamine Grigorievitch Glebov, qui inlassablement collecte et classe les objets qu’il trouve dans les fosses communes. Utiles pour associer des noms aux ossements, ces objets forment aussi une documentation historique unique, réponse de l’initiative individuelle à la mauvaise volonté des autorités.
Le lecteur est donc passé du visage du condamné à celui de son enfant, de l’impuissance du défunt à la résolution du survivant. Mais le livre ne s’arrête pas là. La quatrième partie regroupe une carte des fosses communes (bien incomplète), puis la présentation de 25 de ces « lieux » avec en plus des photos un texte très dense précisant la toponymie, le nombre de victimes, l’histoire des meurtres, la découverte du site, et enfin son statut actuel (12 n’ont pas de statut). Après la liste des 155 lieux présents dans le livre, autrement dit le rappel de leur emplacement, la dernière page est une photo de cage d’escalier prise de nos jours, lieu d’arrestation d’une des victimes de la Grande Terreur. Se clôt ainsi un ouvrage où l’image véhicule l’émotion de l’impuissance des fils et filles de victimes.
Une histoire qui reste à écrire
La carte lacunaire des fosses communes signale une mobilisation archivistique, historiographique et archéologique moins forte et moins bien financée que pour les crimes hitlériens. Conséquence sur ce volume : la présence des bourreaux est écrasée par l’image des victimes. Resterait à mener une enquête sur la corruption des membres du NKVD, tous impliqués dans ces opérations de masse, et dont l’enrichissement anormal passait difficilement inaperçu - ce qui implique que les spoliations, si ce n’est les meurtres, étaient connues de bon nombre de Soviétiques. Malgré ces insuffisances il aurait été possible d’attirer l’attention sur la spécificité de la Grande Terreur, qui se distingue par le contrôle individu par individu des personnes condamnées à mourir (à la différence des famines du début des années trente).
Il faut aussi signaler qu’ici la mort est cachée méticuleusement mais exigée très ouvertement dans le cadre des procès publics contre les « traîtres ». Ce double statut de la mort par répression politique en 1937-1938, à la fois mise en exergue et niée, mérite comparaison aussi avec le statut glorieux accordé à la mort des « héros » de la Deuxième Guerre mondiale, qui masquait les déficiences militaires du régime en créant l’illusion d’un sacrifice choisi et généralisé. Malgré le rôle des photographies et témoignages, qui jouent sur l’émotion du lecteur-devenu-témoin pour irriguer sa réflexion, la question des déclencheurs d’émotions – autrement dit les divers éléments des espaces public ou privé qui, à l’instar des sépultures, des monuments commémoratifs, des églises, des icônes..., sont reconnus socialement comme dignes de provoquer des émotions partagées – pourtant pertinent dans un tel ouvrage, n’est qu’à peine esquissée.
Ce livre imposant est un bel outil pour saisir combien nos perceptions historiques sont tributaires de dénis accumulés face aux grands massacres de masse du XXe siècle, et ce malgré les informations disponibles et l’engagement de groupes comme Memorial. On peut le lire comme une tentative plus mémorielle qu’historique, visant à faire partager un deuil encore largement entravé en Russie, et s’interroger en le refermant tout autant sur l’empêchement du deuil que sur l’espoir implicite d’une rédemption par la mémoire.