Les espaces marins étudiés par l’anthropologue Fabien Clouette montrent comment l’humain et l’animal cohabitent. Ce dernier est alors tantôt renvoyé à sa nature sauvage, tantôt à des caractéristiques anthropomorphisées.
Les espaces marins étudiés par l’anthropologue Fabien Clouette montrent comment l’humain et l’animal cohabitent. Ce dernier est alors tantôt renvoyé à sa nature sauvage, tantôt à des caractéristiques anthropomorphisées.
Anthropologue au CNRS, Fabien Clouette s’intéresse aux espaces maritimes, aux acteurs (humains ou non) qui les animent, aux savoirs et représentations qui les façonnent. Également cinéaste et romancier, il est l’auteur d’une thèse (de sociologie) consacrée à « la nouvelle génération de marins-pêcheurs bretons », à ses aspirations et difficultés, entre tarissement des ressources naturelles et mutations du secteur halieutique. « L’invasion » des poulpes à laquelle une partie d’entre eux a dû faire face, en 2021, l’a conduit à une enquête faisant une plus large place à l’agentivité des animaux, pour montrer comment les pratiques de pêche et les stratégies commerciales des marins ont évolué en réaction [1].
Des vies océaniques se présente comme une « anthropologie de l’estran » (p. 13). L’estran est la zone du littoral qui, chaque jour, est alternativement recouverte et découverte par la marée. Entendu au sens large, on peut considérer en effet qu’il renvoie à ce « territoire liminaire » (idem) sur lequel des personnes et des animaux marins peuvent se côtoyer, pour le meilleur et pour le pire. Des vies océaniques propose une réflexion sur ces interactions, leurs conditions et effets, et ce à partir du matériau empirique fourni par plusieurs cas retentissants. Ce faisant, le livre nourrit les débats actuels sur le rapport que les humains entretiennent avec le monde sauvage, et sur son inscription dans les politiques de la nature.
L’originalité du livre réside dans la mise en série de ces cas, révélant les remous provoqués chez les usagers et observateurs du littoral par les incartades d’un dauphin, l’« humanophilie » d’un phoque gris, l’échouage d’un rorqual, des « attaques » d’un groupe d’orques, et un procès pour décapitation d’un animal protégé. Au fil de ces histoires, leurs héros non-humains ont gagné des prénoms et une certaine notoriété, devenant des « animaux célèbres » [2] autour desquels Clouette tisse des « biographies relationnelles ».
Les plus singuliers de ces animaux sont sans doute le phoque You (nommé ainsi par des surfeurs aquitains) et le dauphin Zafar. Leurs destins diffèrent : l’un nage toujours, désormais dans le relatif anonymat d’un groupe de congénères, tandis que l’autre — ou plutôt son squelette — est exposé dans un muséum néerlandais avec l’étiquette de « plus célèbre dauphin de France ». Les deux se sont fait remarquer d’abord en sortant des circuits habituels connus de leurs espèces : repéré en Aquitaine, You est un phoque étonnamment sudiste. Cette marginalité spécifique est une première singularité, qu’il partage avec d’autres vedettes du livre, comme Marissa, dauphin de Risso qui se complaît dans des eaux moins profondes que celles que les cétologues ont associées à son espèce. Il n’est pas normal non plus, pour un grand dauphin (Zafar), d’être attiré par les bruits ou bien de jouer dans les ports. Et encore moins de rechercher le contact avec les humains.
En manifestant ce goût du contact avec des humains, ces individus s’éloignent du territoire attribué aux animaux sauvages. Pourtant, leur sauvagerie dérange encore, pouvant vite transformer l’amusement qu’ils suscitent d’abord — et auquel les images postées sur les réseaux sociaux numériques donnent une large publicité (p. 24, 56-57) — en un trouble, voire une angoisse. Zafar le dauphin égaye le stage de voile d’enfants bretons, mais il s’enhardit à percuter leurs bateaux jusqu’à les faire chavirer, ou apprécie tellement la compagnie de nageuses qu’il les empêche de regagner la plage ou les propulse hors de l’eau. Cette sauvagerie le conduit à être suspecté de la mort d’un plaisancier et d’un kayakiste. Sans parler de sa sexualité, jugée trop démonstrative (p. 60-63, 72). Ce n’est pas le premier, et d’autres dauphins solitaires comme lui ont été accusés de dégradations dans les ports, l’un d’entre eux ayant sans doute été éliminé à la dynamite, après une dernière frasque (p. 67).
Quant à You, l’amusant phoque qui empruntait leurs planches aux surfeurs, ses jeux de plus en plus osés avec les humains (pour certains aussi en quête de sensations et d’images fortes) finissent par être perçus comme des « attaques », et ce « comportement déviant » lui vaudra une détention provisoire à Océanopolis, à Brest, certains préfets et maires estimant qu’il représente une menace pour le tourisme. Aisément capturé (à l’aide d’une planche de bodyboard, on ne se refait pas), il y est enfermé trois mois pour être paradoxalement « ré-ensauvagé » (p. 36-38). Zafar fait aussi l’objet de deux arrêtés municipaux visant à l’isoler des humains (l’un est contesté au tribunal par un avocat aimant nager à ses côtés) et son cas conduit à une révision de la loi sur l’approche des animaux dans les aires marines protégées. Clouette montre ainsi comment ces individus singuliers, marginaux, font « bouger les lignes » encadrant nos rapports à la nature et à la vie sauvage.
Une partie de l’ouvrage se rapproche de l’ethnographie des sciences, lorsqu’il évoque les contributions de ces animaux curieux à la production des connaissances. Très prosaïquement, leur témérité en fait des candidats bienvenus à l’enrôlement dans des programmes de recherche, car ils offrent aux biologistes des possibilités parfois rares de mesures, de prélèvement ou de balisage GPS (p. 35, 39). Clouette évoque aussi les questions que pose leur comportement aux biologistes, en montrant combien leurs « déviances » relèvent pour ceux-ci moins de l’anecdote qu’ils ne les incitent à revoir certains savoirs sur leurs espèces. Le séjour de You en Aquitaine indique par exemple que « les phoques gris peuvent grandir dans une eau plus chaude [et que] l’espèce est beaucoup plus plastique que ce que l’on croyait » (p. 47). Des observations inédites peuvent aussi être interprétées comme des indices de l’évolution des écosystèmes marins.
La présence en force (c’est le cas de le dire) des orques près du détroit de Gibraltar, depuis 2011, s’explique par un tel changement, et en premier lieu par la croissance de la population des thons. Clouette consacre un chapitre de son livre aux « attaques » d’un « clan » constitué de neuf d’entre elles sur des voiliers, qui ont suscité de nombreux commentaires, entre appel à la chasse et célébration d’une « nature qui se révolte » face à l’extension maritime des activités humaines (p. 166). Les « huit cents interactions, trois cents bateaux endommagés et quelques naufrages » comptés entre 2020 et 2024 ont aussi constitué une expérience « grandeur nature » qui a permis aux éthologues d’enrichir leurs connaissances sur les cultures animales et leur transmission. Le jeu avec les safrans des voiliers fait en effet partie de ces « modes » qu’il est désormais admis que les orques peuvent suivre (ailleurs d’autres groupes se sont mis un temps à porter un saumon sur leur tête). Ces interactions accidentelles constituent ainsi pour les scientifiques l’occasion d’éclairer des aspects de la vie de ces animaux généralement difficiles à observer. Clouette souligne combien ces nouvelles connaissances peuvent transformer les représentations informant notre cohabitation avec eux et — en bon anthropologue — nos conceptions de l’articulation entre nature et culture.
Processus naturels et dynamiques culturelles sont du reste bien liés ici, car la conclusion des éthologues est que ces jeux, ces « attaques » sont le fait d’orques juvéniles qui, contrairement aux deux générations précédentes, trouvent très aisément de quoi se nourrir et donc disposent de davantage de temps libre [3].
Au-delà de ces questionnements sur les cultures animales, Clouette montre tout au long de son livre que les interactions avec ces animaux marins fournissent aussi aux biologistes matière à réflexion sur les liens entre individus — innovateurs ou marginaux — et collectifs, dans un sens qui invite souvent à faire évoluer nos idées sur la diversité comportementale au sein d’une même espèce.
La question de l’intervention humaine et de ses limites traverse aussi l’ensemble du livre. Elle permet à Clouette d’exposer les dilemmes moraux comme les débats politiques induits par ces rencontres avec des animaux sauvages. Il peut s’agir d’éloigner un individu, en raison des risques encourus à son contact par les humains, mais aussi des dangers auxquels il s’expose lui-même.
Ainsi, une improbable coalition d’acteurs s’est mobilisée pendant plusieurs jours pour que Zafar le dauphin ne s’aventure pas trop loin dans les eaux polluées du port et des canaux d’Amsterdam (on retrouvera malheureusement son corps, amputé de sa nageoire caudale, moins d’une semaine après).
Un chapitre est consacré au cas de Kalon, un rorqual qu’une débauche d’énergie humaine plus impressionnante encore n’a réussi qu’à momentanément remettre à l’eau après son échouage. Clouette décrit avec un talent de réalisateur le ballet nocturne qui entoure ce corps immense, les contacts visuels avec l’animal, mais aussi l’épreuve de force entre « officiels » et « associatifs » au-delà du cordon séparant badauds et sauveteurs potentiels. Dans ce cas, l’empathie ostensible (et télédiffusée) des « partisans du contact » l’emporte sur les doutes des « partisans de la distance » et aboutit à une spectaculaire remise à l’eau. Mais l’énergie des sauveteurs bénéficie finalement moins à l’animal, qui s’échoue et meurt peu de temps après, qu’à la stratégie de communication de l’ONG Sea Shepperd, misant sur « les symboles dont l’époque a besoin pour émouvoir » et lever des fonds au service « de grandes causes environnementales » (p. 123). Par les temps qui courent, ce n’est pas rien, et le « militantisme par les chiffres » (p. 131) des scientifiques a souvent moins de retombées. Mais pour ce qui concerne Kalon, les biologistes embarqués tant bien que mal dans son « sauvetage », et soupçonnés de préférer le bouquet de données promis par un cadavre à la beauté d’une vie qui repart, avaient plutôt raison : son autopsie révélera que le rorqual était porteur d’un morbilivirus très contagieux pour d’autres animaux.
Clouette montre que l’indécision et les mécontentements se prolongent autour de l’animal mort, au sein d’une « cellule de crise » témoignant d’un certain éclatement institutionnel (avec « le PNMI, la DDTM, la DDPP, la PREMAR, la Marine nationale ou encore les pompiers »). Face à l’énorme carcasse, le choix est parfois celui de la dynamite, ou celui d’un retrait qui fait le bonheur d’autres animaux et organismes du littoral (à défaut de celui des riverains aux narines sensibles). Présent lors du découpage de la carcasse de Kalon, l’anthropologue y voit toute l’« ambivalence dérangeante » des interventions post-mortem, certes scientifiquement productives, mais qui font écho aux images de baleiniers au travail : « la proximité avec le plus grand animal de notre planète est obtenue au prix d’un sale boulot, celui qui s’exprime par les couteaux et les engins [mécaniques] » (p. 110).
Des vies aquatiques témoigne de la variété des logiques et formes de l’intervention humaine sur ces animaux sauvages « charismatiques » — morts ou vifs [4]. Ces interventions sont motivées par la volonté de protéger l’environnement, par le bien-être de l’animal, par l’intérêt scientifique... On peut noter aussi que toutes les scènes décrites par Clouette ont pour effet de provoquer un pic d’adrénaline, du côté des humains (« c’est pas tous les jours qu’on a l’occasion de sauver une baleine » dit quelqu’un, creusant frénétiquement le sable, à minuit, dans l’eau jusqu’aux genoux, p. 128). Certains soulignent les vertus thérapeutiques du contact avec des dauphins, tandis que d’autres encore œuvrent pour qu’une colonie de phoques s’installe près de chez eux, pour enrichir leur expérience de la nature ou pour « booster » le tourisme local.
De tels « ré-ensauvagements » du littoral, quels que soient leurs motifs, sont difficiles à envisager sans une évaluation de leur impact sur la pêche. Le cas de la Bretagne, où Clouette a mené son enquête, le montre bien : toute déconnexion de la politique de la nature et de la politique économique ne favorise que l’irréalisme, et son anthropologie des contacts avec les mammifères marins n’oublie pas les marins-pêcheurs. S’ils partagent les mêmes territoires, leurs rencontres sont malheureusement souvent moins enchantées. Clouette analyse le procès perdu par un matelot qui avait voulu exploiter une énième prise accidentelle pour décorer son logis d’une tête de phoque (« comme au Muséum » se défend-il, p. 205). Sa condamnation vaut rappel à l’ordre, sanctionnant une déviance (humaine, cette fois) dans la confrontation au sauvage, pour « destruction, détention, transport, utilisation et naturalisation d’une espèce protégée » [5]. Avant la lecture de ses arguments (esthétiques), on aurait pu imaginer une sorte de vengeance, car les pêcheurs ne voient pas forcément d’un bon œil l’accroissement de la population des phoques. On comprend par exemple que le « pôle de réensauvagement » dédié à ces animaux, à Océanopolis Brest, ne leur paraît pas être un dispositif sensé : pourquoi « “retaper” des phoques qui seraient morts sans intervention humaine » (p. 34), alors leurs colonies sont en expansion ? Sachant qu’en outre, les artisans pêcheurs sont proportionnellement bien plus lésés par leur concurrence que les équipages des navires industriels.
S’approchant avec une baguette étalon d’un squelette de cachalot, afin de contribuer par cette « précieuse statistique » à la connaissance des léviathans, le narrateur de Moby Dick s’entend dire par les membres de la tribu lui vouant un culte : « comment oses-tu mesurer notre dieu ! ». Mais c’est de l’étonnement qu’ils expriment, non du défi (Ismaël ne s’en trouvera pas fâché avec son « royal ami Tranquo » et ses sujets). Racontée par un baleinier qui en a découpé plus d’un, la scène condense l’ambivalence des rapports entre humains et mammifères marins. S’ils sont aujourd’hui protégés plutôt que chassés, anthropomorphisés [6] plutôt que déifiés, Clouette montre que nos rapports avec eux sont toujours aussi complexes, et que « le sauvage n’est jamais le fait de l’animal seul et à part, mais qu’il se construit à travers nos contradictions » (p. 53).
Pour cela, Clouette a fait le pari des « biographies relationnelles », « en déroulant le fil de rencontres entre des humains et un animal identifié » (p. 13). L’accent est mis sur la relation et son cadre, on l’a vu : si l’auteur affirme assumer l’anthropomorphisme, en tant qu’équipement cognitif inévitable, pour en faire un usage contrôlé, il laisse largement dans l’ombre les affects et pensées qu’un biographe pourrait vouloir imputer à Zafar, You et les autres. Cela le distingue d’autres « penseurs du vivant » [7]. La fécondité de son approche fait d’ailleurs regretter que son ouvrage s’achève sans qu’il se positionne dans les débats qui ont accompagné la récente expansion de ce rayon des « animal studies » [8] (il la mentionne et rapproche son travail du « tournant animaliste » p. 18, mais sans développer). Mais là n’est pas l’essentiel, et il faut souligner pour finir combien Des vies aquatiques réussit à restituer les multiples dimensions qui contribuent à donner un sens et une valeur à la présence des mammifères marins près de nos côtes ou dans les mêmes eaux que nous.
par , le 12 décembre
Photographies : M. Jouvenet. Merci à Randy et à You.
Morgan Jouvenet, « Les phoques, l’anthropologue et les cétacés », La Vie des idées , 12 décembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-phoques-l-anthropologue-et-les-cetaces
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[1] Cf. « D’un opportuniste, l’autre : bricolage et structuration face à ‘l’invasion’ des poulpes de 2021 sur le littoral breton », VertigO La revue électronique en sciences de l’environnement, vol. 23, n° 3, 2023.
[2] Cf. M. Pastoureau, Les animaux célèbres, Arléa, 2008.
[3] Cela rappelle un autre jeu que des biologistes ont analysé (dans Current Biology) comme une « innovation culturelle » d’animaux sauvages disposant de plus de temps que leurs congénères, sans prédateurs ni difficulté d’approvisionnement – et consistant à kidnapper des bébés d’autres espèces (cf. « This Was Odd : These Monkeys Kidnapped Babies From Another Species », The New York Times, 19 mai 2025).
[4] Il y aurait une enquête complémentaire à mener, une sociologie des professionnels de la mer, bénévoles et autres « activistes » vecteurs de cette intervention toujours à la fois coopérative et conflictuelle, et sur les organisations qui les hébergent ou les financent. Certains naviguent entre marinarium et océan, entre tourisme et activisme, science et expertise, public et privé… Voir à ce sujet la récente « extension » de la réflexion de Clouette à propos des interventions humaines sur les « orques ibériques » : « Dans la dorsale de l’orque percée par une flèche » (AOC, 28 novembre 2025).
[5] « Un motif ironiquement comparable à celui utilisé pour verbaliser des militants de Sea Shepherd ayant exposé un dauphin sur le port de La Rochelle » pour sensibiliser aux prises accidentelles, relève Clouette (idem).
[6] Les sources de cette anthropomorphisation ne relèvent pas seulement du domaine de l’imaginaire ou d’une forme d’animisme, mais sont aussi scientifiques. La biologie comportementale a par exemple mis en évidence des proximités entre les techniques de chasse des orques et celles des humains, et documenté des « transferts culturels » entre individus (p. 169-170) – sans parler des progrès des recherches menées depuis plusieurs décennies sur l’intelligence, la communication ou la sensibilité animales. C’est aussi ce qui explique qu’une pétition (« Dolphin’s life matters ») ait vu le jour à la mort de Zafar, pour que le Muséum qui présente son squelette n’oublie pas de mentionner « sa singularité biographique » (p. 98).
[7] Sur cette appellation et ses enjeux, voir M. Lepers, 2025, « ‘Les penseurs du vivant’ : polémique autour d’un label médiatique », Revue d’histoire des sciences humaines, 46, 1, p. 135-154.
[8] M. Jouvenet, 2020, « Le laboratoire des animal studies. Nature et culture dans les relations interspécifiques », Zilsel, 7, 2, p. 161-178.