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Essai Sciences

Des singes, des hommes et des anthropologues
La prohibition de l’inceste chez les primates


par Laurent Barry , le 29 octobre 2019


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L’explication unilatérale des comportements humains par la génétique connaît un surprenant regain de vigueur dans les sciences naturelles et humaines. La question de la prohibition de l’inceste chez les hommes et les singes nous rappelle néanmoins en quoi consiste la spécificité anthropologique.

Les dernières décennies du siècle passé furent marquées par un vif débat entre les anthropologues sociaux d’une part, et leurs collègues anthropologues évolutionnaires, primatologues, généticiens et biologistes évolutionnaires de l’autre. Le cœur de ce débat tenait à l’adoption par ces dernières disciplines d’une théorie sociobiologique que rejetaient les sciences sociales.

Pour le primatologue Vincent Leblan, le divorce était alors sans appel : « l’assimilation de la primatologie de terrain par la sociobiologie […] pendant la décennie 1975-1985 a annihilé toute possibilité de dialogue » et « a durablement éloigné l’ethnologie de l’éthologie » (Leblan 2011 : 10).

Fort heureusement, avec un certain recul du modèle sociobiologique, plusieurs malentendus sont aujourd’hui dissipés, et nous parvenons bien souvent à reléguer ce passif au passé. Généticiens, primatologues et anthropologues, lorsqu’ils abordent des terrains communs, le font habituellement sur la base d’un consensus satisfaisant, voire dans le cadre de collaborations fructueuses.

Dans le domaine d’étude de la parenté, cet accord tacite peut se résumer en disant que la plupart des anthropologues contemporains ne croient plus vraiment à ce que l’anthropologie sociale soutenait il y a encore soixante-dix ans, lorsque Claude Lévi-Strauss établissait une frontière absolue et imperméable entre « Nature » et « Culture ». À contrepied de cette anthropologie du milieu du XXe siècle, de nombreux ethnologues ont ainsi parcouru une partie du chemin qui les sépare des idées de la primatologie et de l’éthologie animale et admettent qu’il existe bel et bien des liens de « parenté » dans d’autres espèces que la nôtre, ainsi que des « cultures » non humaines.

Cette meilleure écoute a, au demeurant, été réciproque. De la sorte, de nombreux primatologues et généticiens partagent aujourd’hui avec l’anthropologie la conviction selon laquelle la complexité et la diversité des constructions humaines de la parenté sont sans commune mesure avec les formes de proto-parentés présentes chez d’autres espèces y compris les grands singes, quand bien même les unes et les autres partagent à l’évidence de nombreux traits communs.

Ce récent consensus est néanmoins encore assez fragile et certains anciens désaccords ne furent jamais parfaitement aplanis. Ces dernières années ont ainsi vu ressurgir, comme nous allons le voir à présent, quelques-uns des vieux débats autour de la réaffirmation du primat du « tout biologique » dans certaines des publications récentes de primatologues et biologistes évolutionnaires.

Qui a peur des sciences sociales ?

La preuve phylogénétique présentée dans ce livre contredit de plein fouet les deux conceptions de la nature humaine entretenues séculairement par les sciences sociales : le déterminisme biologique et une nature sans contenu. En montrant que des phénomènes sociaux aussi complexes que ceux qui composent la structure unitaire de la société humaine sont enracinés dans la biologie humaine – de l’exogamie au caractère fédéré de la société, en passant par les structures de parenté et les arrangements maritaux – la preuve phylogénétique établit que la nature humaine fait beaucoup plus que de fournir des potentialités ; elle façonne le contenu des rapports sociaux. (Bernard Chapais, Aux origines de la société humaine, p. 303, mes italiques)

C’est ainsi que le primatologue Bernard Chapais, dans son récent ouvrage Aux origines de la société humaine, contribue à relancer l’un de ces anciens débats en réaffirmant la prépotence du biologique, là où ce type d’affirmation avait pourtant tendance à se faire plus discret depuis quelques décennies.

Cette réaffirmation du « tout biologique » est loin d’être celle d’un chercheur isolé, et on la retrouve régulièrement, sous une forme ou sous une autre, depuis quelques années dans les travaux de biologistes évolutionnaires et de primatologues, mais aussi – ce qui peut sembler plus étonnant – dans ceux de quelques chercheurs en sciences sociales, psychologues et anthropologues en particulier. Ces chercheurs soutiennent ainsi l’idée que l’ensemble des rapports et des phénomènes « sociaux » sont strictement déterminés par nos gènes.

Le tabou de l’inceste a-t-il un fondement génétique ?

Dans le domaine de la parenté, l’un des angles d’attaque pour (ré)affirmer ce primat du biologique tient aux comportements de parenté. Il s’agit plus particulièrement de mettre en relation les prohibitions incestueuses humaines et les comportements dits d’outbreeding, c’est-à-dire d’accouplements en dehors du groupe, entre individus non apparentés, que l’on constate dans diverses sociétés animales et tout particulièrement chez les primates.

L’exhumation d’une très ancienne hypothèse anthropologique, affublée au passage d’une formulation génétique qu’elle n’avait pas à l’origine, a en effet, à partir du début des années 1980 et jusqu’à nos jours, été mobilisée par certains primatologues et biologistes évolutionnaires pour affirmer que les phénomènes d’évitements sexuels dans les sociétés animales et nos propres interdits incestueux humains relèveraient tous d’un schème explicatif unique, relativement simple et directement inspiré de la grande tradition sociobiologique pour laquelle le gène est le seul véritable acteur de nos comportements individuels ou sociaux.

L’hypothèse en question est désignée aujourd’hui sous l’expression de « néo-westermarckienne » ou de « l’effet Westermarck », et elle défendue non seulement par de nombreux primatologues, éthologues, biologistes et anthropologues évolutionnaires (Chagnon & Irons, 1979 Fessler & Navarrete, 2004, Fox, 1978 [1975], Chapais, 2017 [2008], Pusey, 2004, Paul & Kuester, 2004, etc.), mais aussi, plus étonnamment, par un nombre croissant de psychologues (Bischof, 1971, 1975, McCabe, 1983, Lieberman, Tooby & Cosmides, 2003) et d’anthropologues sociaux ou de sociologues (Burling, 1985, Caruso & Michelet, 2017, Astuti & Bloch, 2015 ; Shepher, 1971 & 1983, Van den Berghe, 1979, 1983, Wolf, 1966, 1968, 1970, 1993, 2014, etc.).

L’effet Westermarck

Les phénomènes d’outbreeding (d’appariements sexuels à l’extérieur du groupe) que recensent les primatologues correspondent pour une large part aux phénomènes dits de « dispersion », autrement dit aux divers mécanismes d’exclusion du groupe des singes mâles une fois qu’ils sont en âge de procréer. Ceci conduira certains de ces chercheurs à rapprocher ces comportements des multiples formes que revêt l’institution humaine de la prohibition de l’inceste, en s’appuyant sur une hypothèse avancée en 1891 par un anthropologue finlandais, Edward Westermarck.

Cette « hypothèse westermarckienne » a, depuis sa formulation initiale au XIXe siècle, sensiblement évolué. D’ordre psychologique au départ, elle a pris de nos jours un pli nettement biologique. D’où cette expression de « néo-westermarckienne » (ou celle, inventée par l’anthropologue évolutionnaire Robin Fox d’ « effet Westermarck ») pour la désigner. Elle combine en effet l’idée initiale de 1891 à une explication donnée en termes génétique ou phylogénétique.

Que nous dit cette hypothèse ? Il s’agissait, dans sa formulation initiale (Westermack 1891 : 320), d’un mécanisme psychologique simple, selon lequel il existe une aversion acquise au cours de l’ontogenèse individuelle [1] pour l’inceste qui dépend de l’éducation commune. Dit plus simplement, des individus élevés ensemble depuis leur plus jeune âge voient leur désir sexuel s’émousser avec le temps.

Pour Westermarck [2], c’est donc la cohabitation et la proximité qui sont premières dans l’apparition de l’aversion sexuelle ; le fait qu’elle implique des parents n’est, somme toute, que circonstanciel.

Havelock Ellis

Ce sera aussi cette lecture qu’en retiendra le célèbre psychologue Havelock Ellis – l’un des pionniers de la sexologie – dans son essai sur la Sélection sexuelle chez l’Homme (1905). Pour ce dernier la prohibition tient à un phénomène « excessivement simple » (exceedingly simple) : celui de l’absence des stimuli sensoriels nécessaires, précise-t-il, à l’obtention d’un état physiologique de « tumescence » et à l’advenue de ses pendants psychiques, ceux de l’amour et du désir. Entre personnes élevées ensemble depuis leur plus tendre enfance, ces stimuli occasionnés par la vision, l’audition et le toucher se sont en effet peu à peu émoussés pour laisser place au « calme niveau d’affection » que l’on rencontre dans les vieux couples (Ellis, 1905 : chap. IV).

Toutefois, les récents partisans de cette thèse vont renverser la cause et l’effet décrits par leurs mentors. Selon eux, ce sont les liens de parenté qui sont à l’origine de l’évitement, la cohabitation et la proxémie [3] n’étant plus que les rouages apparents qui vont permettre aux mécanismes visant à obvier au risque consanguin de « reconnaître » l’apparentement et donc d’agir plus efficacement.

Leur version soutiendra dès lors l’idée d’une « empreinte négative phylogénétiquement programmée » (phylogenetically programmed negative imprinting ; Shepher, 1983 : 72) en lieu et place du simple mécanisme psychologique lié à la familiarité. Cette formulation « néo-westermarckienne », que les naturalistes vont forger de toutes pièces, leur permettra alors d’affirmer que la prohibition de l’inceste chez l’Homme et les phénomènes de « dispersion » chez les primates et d’autres espèces sont tous régis par une seule et unique logique qui, avec la mécanique hamiltonienne de sélection de parentèle [4], constituerait le « socle unitaire commun » de la parenté propre à l’ensemble des hominidés.

Dispersion et effet Westermarck sont selon eux les « deux rouages » d’un même mécanisme visant à réduire la probabilité de l’inceste, même si c’est surtout l’effet Westermarck qui est le « mécanisme fondamental » de la prohibition de l’inceste (Chapais, 2017 : 91, 115).

Désir et déplaisir

Les phénomènes de dispersion chez les primates s’inscrivent-ils ou non dans une logique westermarckienne ?

Le fait que, dans bien des cas, l’éviction des jeunes mâles se fasse de force par leurs aînés et qu’il y ait de nombreux accouplements (généralement non féconds) entre de jeunes mâles et leurs apparentés avant qu’ils soient évincés du groupe, ne témoigne pas franchement en faveur d’un mécanisme qui suppose la disparition du désir et du stimuli sexuels chez les apparentés eux-mêmes et non pas l’intervention et/ou la contrainte exercée par un tiers pour empêcher que se noue une relation entre eux.

Or, la disparition de la pulsion sexuelle chez les intéressés eux-mêmes ne semble pas toujours très évidente. Ainsi, Donald Sade (1968), tout en affirmant pourtant que les rapports mère/enfant sont « très rare » chez les macaques rhésus, remarque qu’au cours de deux années d’observations (1961 et 1965) il a vu 92 accouplements de femelles adolescentes ou plus âgées par des mâles de 4 ans ou plus qui vivaient toujours dans le groupe de leur mère. Parmi ces accouplements, 32% eurent lieu entre mère et fils (Sade, 1968 : 33 ; ma traduction).

Comme l’observe Leavitt (1990 : 979), on peut difficilement considérer que 32% des accouplements entre mère et fils soient vraiment un « phénomène rare ». Mais surtout, ces observations montrent que les mécanismes qui conduiront par la suite à la diminution des relations sexuelles entre macaques apparentés ne semblent pas liés à la disparition de toute stimulation sexuelle entre eux, comme le voudrait pourtant l’hypothèse westermarckienne.

Mais revenons à la discussion portant sur l’humain dans la mesure où elle est le véritable enjeu de ce débat, y compris du point de vue des primatologues.
Pour ces derniers, l’« effet Westermarck » est donc ce qui régit les prohibitions incestueuses humaines et ils en donnent pour preuve le fait que « de nombreuses études ont apporté la preuve de l’effet inhibiteur de la familiarité durant l’enfance sur les pulsions sexuelles chez les humains » (Chapais, 2017 : 104).

Nous voici parvenus à un point essentiel du débat : celui où nous allons pouvoir examiner de manière contradictoire et débattre des « nombreuses études » qui justifieraient de l’adoption du modèle westermarckien pour rendre compte des prohibitions humaines. Mais, au juste, quelles sont-elles ces « nombreuses études » sur lesquelles les tenants de l’hypothèse néo-westermarckienne se fondent ?

Une administration de la preuve fragile

En parcourant leurs travaux, y compris les plus récents, on s’aperçoit assez vite que l’ensemble des affirmations concernant les mécanismes à l’œuvre dans la parenté humaine s’appuient sur un faisceau étonnamment restreint d’indices et que les « nombreuses études » censées témoigner de l’omniprésence de l’effet Westermarck se réduisent en réalité à deux uniques enquêtes fondées sur l’observation empirique des comportements sexuels ou matrimoniaux dans les sociétés humaines. Il s’agit de 1) celle de Wolf sur les mariages dits sim-pua à Taïwan et surtout 2) celle de Spiro (1958) reprise par Shepher (1971) sur les Kibboutzim en Israël.

Depuis plusieurs décennies que cette hypothèse a été propulsée sur le devant de la scène, ses partisans n’ont ainsi jamais pu ajouter le moindre nouvel exemple ethnographique crédible à ces deux uniques études qui justifièrent, dans les années 1970, du regain d’intérêt autour de l’œuvre de Westermarck [5].

Il peut paraître étonnant qu’avec aussi peu de données plaidant en sa faveur, les tenants de cette hypothèse néo-westermarckienne affirment avec une conviction croissante que cette hypothèse dans sa variante biologique suffit à rendre compte de la logique des prohibitions incestueuses humaines ; autrement dit, puisque biologique justement, qu’il s’agit d’un modèle qui s’applique nécessairement à l’ensemble des membres de toutes les communautés de notre espèce.

Si peu nombreuses soient-elles, dans la mesure où ces deux études semblent si décisives aux yeux des partisans de l’hypothèse néo-westermarckienne, il semble raisonnable de nous y arrêter quelques instants.

Le mariage Sim Pua entre frères et sœurs d’adoption

L’exemple du mariage sim-pua est particulièrement limpide. Il s’agit, en résumé, d’une forme d’union présente à Taïwan où des femmes sont adoptées très jeunes en tant que filles par une famille puis vont être fiancées et mariées une fois adulte à un garçon de cette famille d’adoption. Wolf (1966, 1968, 1970, 1993, 2014) va montrer que ces unions ont une moindre descendance et sont plus instables que les autres, et il soutiendra alors l’idée selon laquelle c’est la familiarité – et donc selon lui l’effet Westermarck – qui explique à lui seul ce taux de divorces plus élevé et cette moindre fécondité constatée dans ces mariages.

Pour n’importe quel anthropologue ou sociologue un peu familier des questions de parenté, il pourra pourtant sembler évident que d’autres hypothèses, plus simples et sans doute plus convaincantes, peuvent facilement être avancées pour rendre compte de ces faits.

Dans une société telle que la Chine où l’inceste entre frère et sœur était traditionnellement sévèrement réprimé (dans la Chine traditionnelle il était puni par la strangulation des coupables), deux personnes élevées comme « frère » et « sœur » et qui s’appellent comme tel depuis l’enfance, savent pertinemment que tant ces rôles que ces appellations et bien sûr le fait d’avoir les mêmes « parents », renvoient dans leur propre société à une relation de germanité qui interdit tous rapports charnels ; et ils auront dès lors bien des difficultés à considérer comme allant de soi un mariage arrangé entre eux par leurs propres parents.

Ce n’est pas la familiarité résultant d’une résidence commune qui entraîne la hausse du nombre de divorces et la baisse de la fécondité, mais bien plus simplement le fait d’évidence de s’être toujours considéré comme frère et sœur dans une société dont les règles sociales interdisent l’inceste entre germains. Ce n’est pas la cohabitation qui crée l’aversion sexuelle, mais bien plus vraisemblablement l’existence au préalable dans la société chinoise d’une règle notoire qualifiant d’incestueux tout rapport frère/sœur qui va inhiber sexuellement des individus qui se considèrent des années durant comme des germains et à qui l’on demande un jour d’oublier ce lien fraternel et de se regarder désormais comme des époux.

Remarquons en outre qu’il s’agit d’un « mariage arrangé » entre des individus très jeunes et que tous les mariages qui font fi de la volonté des conjoints (d’autant plus si l’union est précoce) – qu’ils soient entre personnes ayant grandis ensemble ou pas – produisent de nos jours des unions instables [6], car ils s’opposent à l’idée que nous avons aujourd’hui – en Chine comme ailleurs – de la liberté de nos choix nuptiaux.

Ces mariages sim-pua entre des personnes qui à la fois ne se sont pas choisies l’une l’autre et qui de plus se considèrent comme frère et sœur, ne peuvent offrir en définitive de nos jours que l’image d’un véritable repoussoir matrimonial pour les membres de la société chinoise. Ils les qualifient d’ailleurs par des épithètes peu flatteuses et les considèrent comme des mariages de « pauvres » souvent tournés en ridicule. Ostracisme qui, là encore, ne doit pas vraiment aider à la satisfaction et au bonheur de ces ménages, et il n’est sans doute pas vraiment nécessaire de chercher beaucoup plus loin pour comprendre pourquoi ces unions sont aujourd’hui à la fois instables et peu fécondes.

Les unions entre « frères » et « sœurs » de Kibboutz

Certaines de ces remarques visant les mariages sim-pua pourront bien entendu aussi s’appliquer aux études plus célèbres que Melford Spiro (1958, 1995) et Joseph Shepher (1971) consacrèrent aux Kibboutzim.

Il s’agit ici à l’origine d’une enquête de Melford Spiro portant sur le comportement sexuel et matrimonial des adolescents ayant grandi ensemble dans les Kibboutzim en Israël. Elle montrait une absence de mariages entre ces derniers une fois en âge de convoler, fait que Shepher, qui reprendra ces données de Spiro, va interpréter en faveur de l’hypothèse néo-westermarckienne.

Ici aussi, comme dans le cas des mariages sim-pua, les enfants élevés collectivement dans les Kibboutzims se considéraient, leur enfance durant, comme « frères et sœurs », ce dans le cadre d’une société globale où la sexualité entre germains est considérée comme incestueuse.

Mais dans cet exemple israélien, deux étapes chronologiques distinctes nous permettent de mieux jauger de l’impact réel des facteurs à l’œuvre dans le phénomène d’évitement sexuel.

Comme le remarque Melford E. Spiro (1995), dans une première phase d’installation des Kibboutzim les parents faisaient en sorte que tous les enfants se considèrent « véritablement » comme frères et sœurs et surtout ils exerçaient un fort contrôle pour éviter à tout prix les relations sexuelles entre ces adolescents. Au cours de cette première phase, 66 % des adolescents se déclaraient opposés à celles-ci (Kaffman 1977).

Or, dans une seconde phase, on assiste à un net relâchement de la pression que les adultes exercent à l’encontre de la sexualité des adolescents, ainsi qu’à une moindre insistance sur la réalité du lien de germanité existants entre ces adolescents. À partir de cette période et en réponse à la même question, seuls 7 % des garçons et 13 % des filles se déclarent désormais opposés à l’idée d’entamer une relation amoureuse avec un « frère » ou une « sœur » de Kibboutz.

Les réponses des adolescents soulignent très clairement la corrélation positive existant entre l’évitement sexuel et la pression familiale et sociale. Surtout, elle montre que l’évolution des points de vue des adolescents fait totalement abstraction de l’effet de « familiarité » dû à une éducation et une proximité constante dès l’enfance, dans la mesure où cette familiarité était strictement comparable tant dans la première que dans la seconde phase.

La conclusion est alors évidente : l’évitement sexuel dans le cas des kibboutzims n’est absolument pas lié à la familiarité, à un « effet Westermarck », mais à des facteurs purement socioculturels. Comme dans le mariage sim-pua, ce n’est pas la cohabitation qui explique au mieux l’absence d’unions, mais l’autocensure psychologique résultant de la connaissance préalable que les intéressés ont des règles sociales de leur propre société ; règles qui leur disent, comme l’affirme un ouvrage célèbre, « Tu ne découvriras point la nudité de ta sœur » (Lévitique, 18 :9).

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Car, en fin de compte, cet évitement matrimonial et sexuel entre adolescents des mêmes Kibboutzim était-il si avéré qu’on l’affirme ?

Ainsi, contrairement à l’affirmation de Shepher (1971 : 299) selon laquelle il n’y avait eu aucun mariage entre « frères » et « sœurs » de Kibboutz, l’on s’aperçoit en lisant le détail de son texte qu’il y a eu en réalité 14 unions (1971 :295) que l’auteur a jugé bon de ne pas retenir en ajoutant des règles d’exclusions ad hoc pour chacun de ces cas gênants (les intéressés s’étaient connus après l’âge de 6 ans, ou il n’avait pas passé plus de deux ans ensemble entre 0 et 6 ans, etc.).

Comme l’écrit alors Leavitt, « lorsque la théorie originelle de Shepher ne permet pas de prédire ces faits, il apparait que celui-ci se contente simplement d’examiner ses données et d’ajuster au fur et à mesure sa théorie pour qu’elle leurs corresponde » (1990 : 980-981 ; ma trad.).

En prenant en compte ces mariages dûment écartés par Shepher, John Hartung publia en 1985 une analyse statistique montrant que, non seulement les individus étudiés par ce dernier n’ont pas évité les mariages au sein du même Kibboutz, mais au contraire qu’ils ont au final contracté ces unions à un niveau statistiquement bien plus élevé qu’ils n’auraient dû le faire au hasard.

Ainsi, si nous tenons compte – dans une démarche scientifique rigoureuse - de la totalité des données et pas non de la version expurgée que nous propose Shepher, alors l’exemple des kibboutzim non seulement ne corrobore pas l’hypothèse westermarckienne, mais tend plutôt à conforter l’idée selon laquelle les gens, en l’absence de pression sociale externe et de liens de parenté reconnus, ont tendance à accepter les relations sexuelles et à épouser préférentiellement les individus avec lesquels ils ont grandi.

Unions pastorales

Plus fondamentalement, il convient de se demander s’il est vraiment nécessaire de toujours discuter de l’hypothèse westermarckienne en restant sur le terrain choisi par ses partisans. Est-il besoin de disserter ad nauseam sur ces deux études isolées là où il existe de très nombreux exemples qui nous parlent de ces mêmes questions ?

Le monde est vaste. Et pour nous convaincre du non-fondé de l’effet Westermarck lorsqu’on entend l’appliquer à l’ensemble ou ne serait-ce qu’à une portion conséquente de l’humanité, il suffit – ce que ne font jamais les défenseurs de cette hypothèse – de mentionner quelques-unes des très nombreuses études qui, 1) soit décrivent des interdits sexuels entre individus qui n’ont pas été élevés ensemble, 2) soit plus simplement, témoignent de pratiques de mariages ou de relations sexuelles entre individus élevés ensemble.

Prenons un exemple, celui des Peuls du Cameroun, qui est intéressant en ce qu’il illustre un modèle d’organisation résidentiel et matrimonial commun à des centaines de populations différentes de par le monde, modèle que les anthropologues recensent sous l’appellation de « mariage arabe » (Barry, 1996, 2008).

Dans ces populations pastorales, les enfants issus de frères, tous membres du même lignage, sont les seuls parmi les cousins à grandir et à cohabiter ensemble de leur plus tendre enfance jusqu’à un âge avancé. Jusqu’à la puberté frères, sœurs, cousins et cousines dormiront dans une case commune et ce n’est qu’une fois grands qu’ils iront rejoindre la case de leur propre mère toujours située dans la même concession. Les enfants de deux sœurs au contraire ne vivront que très rarement ensemble, car leurs mères se retrouveront dispersées entre les lignées de leurs époux respectifs.

Or, parmi ces enfants qui vivent dans la plus grande familiarité durant toute leur enfance, certains ne s’épouseront pas – les frères et sœurs -, alors que les autres seront des conjoints préférentiels – les cousins enfants de deux frères. Tous, pourtant auront indifféremment grandis en compagnie les uns des autres. Et en dehors des frères et sœurs, d’autres parents ne s’épouseront pas. Ce sont les cousins parallèles matrilatéraux, les enfants de deux sœurs dont l’union est considérée comme incestueuse et fortement réprouvée. Or, ces cousins utérins n’ont pas grandi ensemble et ne se sont rencontrés que très épisodiquement durant leurs jeunes années.

Ainsi, les évitements concernent ici aussi bien des parents qui n’ont pas grandi ensemble (les cousins utérins) que d’autres qui ont grandi ensemble (les germains), alors que les unions préférentielles concernent au premier chef des individus qui ont grandi ensemble (les cousins agnatiques). Une telle configuration est bien entendu en totale contradiction avec ce que l’on serait en droit d’attendre si la sexualité intra et extrafamiliale était régulée par la familiarité, par un « effet Westermarck ».

Des cris dans la canopée

Beaucoup d’anthropologues – je me range à ce nombre – ne réduisent pas la parenté humaine à une pure invention culturelle de l’humanité, comme le faisait autrefois Claude Lévi-Strauss.

Dans le domaine de la prohibition de l’inceste, les phénomènes d’évitements sexuels présents chez beaucoup d’espèces animales ont très probablement un « socle » commun avec les interdits incestueux humains. Mais celui-ci est pourtant largement insuffisant pour rendre compte de la parenté humaine et des interdits qui y sont liés.

Ce qui distingue en effet les évitements sexuels humains, ce n’est pas qu’ils aient une possible origine commune avec d’autres espèces animales, mais bien le rôle spécifique que Homo Sapiens sapiens va leur accorder. Ce mécanisme d’appropriation et de réformation spécifiquement humain, que je désigne sous l’expression d’« émergence culturelle », et qui donne une patine particulière et un sens entièrement nouveau à des comportements et des institutions parfois présentes chez d’autres espèces, n’a rien ni de nouveau ni de rare chez l’Homme.

On le retrouve dans l’invention et l’usage du langage articulé par exemple, qui a bien entendu une origine commune avec les cris d’alerte des grands singes – par le simple fait de la capacité phonatoire que les deux supposent - mais qui ne peut pour autant se réduire, du fait de ses multiples dimensions mémorielle, pédagogique ou littéraire à un registre du même ordre que celui des signaux vocaux limités du vocabulaire simiesque.

On le retrouve aussi dans les phénomènes économiques, d’une complexité telle qu’elle échappe à la compréhension même de ceux qui en sont pourtant les agents et auteurs, et qui ne peuvent du fait de ce surcroît de complexité s’identifier aux phénomènes de troc de nourriture que l’on trouve chez diverses espèces animales, quand bien même les uns et les autres partagèrent peut-être un temps une trajectoire commune.

On le retrouve enfin dans de nombreux autres domaines – artistiques, politiques, etc. –, où l’humanité a réutilisé la trame d’un fond animal commun afin de tisser sa propre et complexe toile ; et ceci est particulièrement vrai, finalement, du domaine de la parenté humaine où la part proprement anthropologique liée à ce phénomène d’émergence culturelle est sans doute largement prépondérante par rapport à celle issue du legs que nous avons reçu en partage avec les autres primates d’une lointaine histoire commune.

Supposer que cette institution qu’est la parenté chez l’Homme peut se dissoudre par le biais de quelques formules un peu trop simples – « effet Westermarck » ou « sélection de parentèle » – dans le grand creuset fusionnel des pratiques animales, c’est méconnaître le fait que les institutions humaines ne sont pas le simple fruit de l’imitation directe, qui seule régit la transmission de l’innovation chez d’autres espèces animales. Car les institutions, les croyances, les valeurs, les innovations techniques ou culturelles propres à l’espèce humaine se transmettent non pas uniquement au sein de chaque communauté isolée, mais entre chacune d’entre elles ; par la parole, par l’écrit ou par d’autres médias, sur des générations et durant des millénaires.

C’est cette irréductible complexification – ce phénomène « d’émergence culturelle » rendu possible par les systèmes de transmission de l’information propre aux seuls humains –, qui fait toute la spécificité anthropologique. Celle qui justifie du fait que, pour quelque temps encore, comprendre ce que signifie le hurlement d’un singe perdu dans la canopée ne nous livrera pas, immédiatement et sans coup férir, les clés de lecture des tragédies d’Eschyle.

par Laurent Barry, le 29 octobre 2019

Aller plus loin

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Pour citer cet article :

Laurent Barry, « Des singes, des hommes et des anthropologues. La prohibition de l’inceste chez les primates », La Vie des idées , 29 octobre 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Des-singes-des-hommes-et-des-anthropologues

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Notes

[1L’ontogenèse désigne le processus de développement d’un individu de sa conception à l’âge adulte .

[2Du moins dans cette première formulation, car par la suite (comme le remarque Lévi-Strauss, 1967 : 19, note 12) il finira par se ranger à son tour à l’idée d’un fondement «  eugénique  » de l’évitement.

[3Le terme de proxémie inventé par l’anthropologue Edward T. Hall désigne les modes d’appropriation culturels de l’espace physique par l’homme, notamment la gestion de l’espace individuel et collectif

[4La sélection de parentèle, hypothèse proposée par William Hamilton en 1964 pour rendre compte des comportements d’entraide dans les sociétés animales, soutient l’idée selon laquelle l’on cherche à maximiser les chances de survie des individus avec lesquels on partage le plus de gènes en commun.

[5Tout au plus pourrait-on éventuellement ajouter à ces enquêtes sociologiques les résultats – purement déclaratifs cette fois (et surtout d’une interprétation très discutable) – d’une expérience psychologique (Lieberman & al., 2003) qui s’est intéressée aux jugements moraux exprimés par des étudiants américains quant à l’intensité de leur aversion pour l’inceste en fonction du temps passé à cohabiter avec leurs germains.

[6Citons, parmi bien d’autres études disponibles sur les facteurs de l’instabilité matrimoniale, une récente enquête de l’IRD (Antoine & Dial, 2003) qui montre que certaines populations sénégalaises qui pratiquent des mariages s’apparentant à des unions forcées connaissent un risque de divorce 2,3 fois plus rapide que les autres populations de la région. La même enquête remarque aussi qu’au Togo un mariage très précoce (avant 15 ans) multiplie par 3 les chances de divorcer.

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