La bouteille de champagne arrive à la table du night-club. Le bottle train (p. 67), le chariot à bouteilles, est poussé par des busboys (p. 29), employés du club dont la tâche est d’apporter les boissons et les seaux à glace. Autour d’eux, des bottle girls, des serveuses peu vêtues et en hauts talons, arborent des fontaines de lumière étincelante et crépitante destinées à illuminer la scène et à rendre visible l’étiquette de la bouteille. Le disc jockey annonce au micro le prénom de l’heureux consommateur, qui aura dépensé entre 500 et 40.000 dollars, selon le club et selon la marque de la boisson. Les girls (p. 16), à savoir des mannequins qui ont été engagées par un promoteur pour assurer une présence féminine, mais qui ne sont pas payées, entourent le fortuné client du club, exultent et dansent autour de la table. Il s’agit là d’une scène clé des soirées décrites par Ashley Mears dans son ethnographie participative de la vie nocturne des clubs les plus exclusifs destinés aux nouvelles élites économiques globales.
Au long des sept chapitres du livre, Mears décortique l’économie des « models and bottles » (p. 17), soit la formule par laquelle on désigne ces soirées au sein desquelles des super riches affichent leur pouvoir par la fréquentation de mannequins et font étalage de leur richesse en gaspillant de l’argent et en achetant de nombreuses bouteilles à des prix exorbitants. Hors de toute connotation morale, le mot gaspillage (waste) est utilisé par la sociologue pour appuyer l’armature théorique du livre qui repose sur deux notions. La première est celle de consommation ostentatoire (conspicuous consumption), développée par Thorstein Veblen en 1899 (Veblen 1899). L’économiste analysait comment les nouveaux riches s’affichaient en tant que classe dominante par des loisirs et des consommations éphémères et ostentatoires. La deuxième notion centrale du livre est celle du potlatch, ce rituel analysé entre autres par l’anthropologue Franz Boas qui, à la fin du XIXe siècle, a étudié les pratiques de gaspillage auprès des chefs tribaux de la côte nord-occidentale de ce qu’aujourd’hui est le Canada (Boas et Hunt 1921). Dans les cérémonies des potlatchs, qui souvent commençaient par un festin et se terminaient par un feu, des notables distribuaient de grandes quantités de nourriture et faisaient don de biens de grande valeur pour faire valoir leur pouvoir.
Dans le livre d’Ashley Mears, il n’est pourtant question ni de chefs tribaux ni de la « classe de loisir » de Veblen. Les riches qu’Ashley Mears a fréquentés pendant ses dix-neuf mois d’immersion dans des soirées VIP internationales sont des « working rich » (p. 8). Ceci en dit long sur les transformations que le capitalisme a subies pendant le siècle dernier, et met l’accent sur un aspect qui est au cœur de la vie des hommes et des femmes que l’on rencontre dans le livre d’Ashley Mears et qui est abordé de manière frontale dans le cinquième chapitre du livre : le travail.
Le travail de la fête
L’objet du livre, c’est la fête (party), et plus précisément les moments de détente et de décompression onéreux que ces working rich justifient par le fait qu’ils travaillent dur. Ces rituels nocturnes de danse, d’enivrement et d’ostentation nécessitent le travail inlassable des promoteurs, c’est-à-dire de ceux qui garantissent la présence des mannequins dans les soirées. Ils sont les figures clés du livre, notamment car c’est par eux que Ashley Mears a pu accéder à son terrain (p. 14). Bien sûr, sans le bénéfice de son capital corporel et du réseau construit lors de son passé de mannequin, la sociologue n’aurait jamais pu pénétrer cet univers au sein duquel les femmes n’ont accès que par un certain type de beauté alliant hauteur de taille, maigreur et jeunesse.
Au long des pages, les scènes se répètent sans pour autant être redondantes. Les VIP parties s’enchaînent dans des villas et des clubs aux Hamptons, à New York, à Saint-Tropez ou encore à Miami. Pour que les nouveaux riches issus de la finance et de l’industrie technologique fassent étalage de leur richesse en consommant du champagne, et de leur pouvoir en s’affichant avec une pléthore de mannequins, les promoteurs travaillent sans trêve. La journée, il s’agit d’hameçonner des mannequins en guettant les sorties des agences, des salles de gym et des bons quartiers de New York. Il faut un certain savoir-faire pour décrocher un numéro de téléphone. Cette étape franchie, il faut alors entretenir constamment les liens pour que les « girls » acceptent de sortir avec eux. À la carte, dîners dans des restaurants prestigieux, accès aux clubs les plus exclusifs, parfois séjours à l’étranger, le tout « gratuit ». Ce travail relationnel et affectif (Weeks 2007) sur le long terme s’accompagne d’un travail plus ponctuel et nocturne de gestion des relations avec les clients fortunés afin qu’ils consomment au maximum. Car c’est sur le pourcentage de la consommation que les promoteurs sont payés par les clubs. Aussi, les promoteurs sont en permanence préoccupés par la gestion et la surveillance de l’image et des performances des mannequins.
Corps visibles, travail invisible
Ce travail des promoteurs si bien décrit par Ashley Mears, s’accompagne de celui des mannequins, caché derrière la « gratuité » : les mannequins ne sont pas payées pour être là, c’est bien cet aspect qui fait la valeur de leur présence. Les repas, les boissons et les voyages des jeunes femmes sont la compensation pour un travail du corps et par le corps qu’Ashley Mears a déjà magistralement décrit dans son premier livre. Sans ce travail, il n’y aurait pas d’économie de la fête, car, « tout dans cette économie tourne autour des filles. La qualité du club. La qualité du promoteur. Combien d’argent celui-ci peut faire. Combien d’argent et de pouvoir les clients peuvent afficher. Et combien d’argent ils vont dépenser. » (p. 20). On nous décrit les mannequins marchant et dansant sur des talons aiguilles, achetant des tenues qui correspondent aux codes esthétiques de ce monde afin de « paraître riches » (p. 3). Elles doivent s’apprêter, faire du sport, ne pas trop manger, se mettre en scène sur les réseaux sociaux et montrer de l’enthousiasme et de la joie festive même lorsque la fatigue s’impose (elles ne sont pas autorisées à quitter les soirées à leur convenance). Ce travail esthétique (Elias, Gill et Scharff 2017) s’accompagne bien sûr, selon les situations, de l’amusement et du plaisir conscient d’être objet du désir d’hommes riches et puissants. Avec finesse, la sociologue montre comment l’objectification de soi peut être entendu par les femmes en question comme une source de pouvoir (p.145).
Mears illustre, à l’aide d’un matériau inédit, que ce n’est pas parce qu’il n’y a pas d’argent ou de salaire qu’il n’y a pas de travail. Nous le savons grâce aux féministes des années 1970 (Simonet 2018), qui ont été les premières à se pencher sur le rapport entre travail domestique féminin, capitalisme et domination masculine. À la cuisine comme dans le club, l’enjeu est toujours le même : invisibiliser le travail féminin par sa gratuité et par les dimensions affectives, émotionnelles et passionnelles qu’il comporte. Les ménagères soignent et aiment, les mannequins s’amusent. Sous une patine de luxe, de fête, de beauté et de divertissement, le livre décrit de criantes inégalités de genre et la captation par les hommes d’une valeur produite par les femmes sans qu’elles en soient rétribuées, ce qui est le fondement des théories féministes marxistes, auxquelles Mears fait référence (p. 147).
En quelque sorte, la place, restreinte en termes de pages, donnée par Ashley Mears aux mannequins, à leurs récits, leurs trajectoires, leurs activités, et leurs motivations, reflète la place qu’elles occupent dans l’univers des soirées VIP. Certes, elles sont au cœur des transactions, des processus d’accumulation de richesse et de prestige et elles dominent l’espace visuel. On les regarde, il faut qu’elles soient là, mais en même temps, elles sont invisibilisées dans leurs subjectivités. Comme dans la mode, elles sont là en tant que corps.
Party girls et good girls
Lorsque Ashley Mears interroge les clients de clubs sur l’opinion qu’ils ont de ces jeunes femmes qu’ils côtoient et dont la présence est valorisée et valorisante, il en ressort que le rôle des party girls est circonscrit à la fête et à des relations sexuelles occasionnelles (p. 122). Luc, un des clients, exprime ainsi cette contradiction : « Tout le monde veut être là où les filles sont. C’est contradictoire, car d’un côté tu veux des filles faciles, mais de l’autre côté, du veux des filles bien » (p. 123). Les « filles bien » (good girls) étant les filles à marier, que l’on ne peut pas trouver dans les clubs. Les promoteurs, qui ont régulièrement des flirts avec les mannequins, partagent la vision des clients, comme le montre le témoignage de Loïc : « Je rencontre plein de filles. Elles sont toutes belles. Mais moi j’ai besoin de quelqu’un qui est intelligent. Ces filles, elles voyagent, vont à ces soirées, elles exposent leur corps. Je ne vais pas rencontrer une fille sérieuse là-bas. Les mannequins ce n’est rien d’autre que moi, moi, moi » (p. 123). En somme, il n’y a pas d’issue pour les mannequins. C’est une aporie : si elles sont mannequins, cela veut dire qu’elles n’ont aucun autre capital que leur beauté, et si elles participent à ces soirées mondaines c’est qu’elles n’ont aucun autre intérêt que de s’amuser, de s’exhiber et de profiter, ce qui les exclut de toute perspective d’engagement amoureux. Les mannequins sont tout à la fois glorifiées et désirées pour leur corps et, en même temps, rabaissées par celui-ci. Cela illustre la valeur que peuvent avoir les femmes dans beaucoup de hauts lieux du capitalisme néolibéral. Le canal par lequel il est attendu qu’elles produisent de la valeur et qu’elles soient valorisées est leur corps. Et pas n’importe quel corps, le corps jeune, mince, grand et désirable par les hommes. Pour Mears, les « champagne potlatch », sont des performances rituelles qui servent à asseoir la domination masculine et les constructions de genre au sein de la « nouvelle classe des loisirs globale » (p. 239).
Trajectoires et aspirations
En synthèse, « dans cette économie genrée de la valeur dans laquelle les corps des femmes sont évalués par rapport à l’argent des hommes » (p. XIII), les femmes sont largement exclues de la valeur que leurs échanges génèrent (p. 143). Les mannequins sont alors là avant tout pour s’amuser et pour profiter de l’accès à des expériences de luxe ainsi que du plaisir exclusif de côtoyer l’oligarchie de ce fameux un pour cent le plus riche de la planète. Aussi, elles bénéficient de ce qui leur est offert ce qui fait une grande différence dans leurs vies puisque la plupart des mannequins sont dans la précarité financière et travaillent gratuitement pour l’industrie de la mode.
Il est frappant de remarquer comment, dans cet univers hors-sol de la jet-set, les mannequins semblent les seules à être ancrées dans le présent des expériences décrites (p.138). Les carrières des mannequins sont en effet extrêmement courtes, car l’industrie de la mode cherche la jeunesse. Il en est de même pour la durée de l’accès aux fêtes. La condition de girl est caduque, car le corps est un capital rapidement périssable : « Les filles tournent mal plus vite que les garçons. Elles prennent des rides, elles vieillissent plus vite que les hommes. Si elles sortent tous les soirs c’est encore pire. C’est la nature des filles » (Ricardo, client, p. 133). Si les filles ne font que transiter brièvement et sans attentes dans cet univers, la présence des promoteurs et des clients est non seulement plus longue, mais aussi chargée en aspirations et projections désirables. Les promoteurs endurent ce difficile labeur, car ils espèrent, un jour, être ailleurs. Ces hommes qui ont entre trente et quarante ans, en grande majorité non blancs et issus de l’immigration caribéenne évoquent régulièrement leurs ambitions : « I gonna make it so big » (p. 212), ou encore « en cinq ans, je serai multimillionnaire » (p. 37). Ashley Mears décrit ce travail aspirationnel (c’est ainsi que la sociologie anglo-saxonne désigne le travail gratuit fait au nom d’un emploi ou d’une position à venir) (Currid-Halkett 2017) avec une empathie, voire une tendresse, qui n’enlèvent rien à la justesse de sa posture et à sa rigueur scientifique. Dans les extraits d’entretiens, Dre, Santos, Thibalult et les autres promoteurs racontent avec fierté l’ascension sociale accomplie. Issus des minorités et des classes populaires, ils bénéficient désormais d’un certain confort économique et côtoient dans des rapports apparemment amicaux (chap.6) l’exiguë minorité des plus riches de la planète. Mais ce n’est pas suffisant. Ils souhaitent arriver là où sont leurs clients qui, eux, souhaitent aussi poursuivre leur ascension sociale, voire économique. Car on le sait bien, il y a toujours plus riche, plus puissant. Ce sont ces aspirations-là qui font tenir les promoteurs dans les nuits blanches qui s’enchaînent et qui rendent impossible toute vie familiale, puisqu’il n’y a ni temps ni place pour cela. Ce sont ces ambitions qui leur donnent l’énergie d’accomplir, sans jamais aucun répit, ce travail relationnel de tous les instants. Et ce sont ces mêmes aspirations, mais placées à une autre échelle, qui poussent les super rich à faire construire, dans leurs villas des Hamptons, une dépendance destinée exclusivement aux mannequins (Model camp, chap. 4), ce qui garantit leur présence aux fêtes organisées et permet d’attirer des éventuels partenaires d’affaires.
L’amusement paraît être, en fin de compte, une mince affaire, dans cette laborieuse économie de la fête.
Ashley Mears, Very Important People, Status and Beauty in the global party circuit, Princeton University Press 2020. Traduction française : Very Important People. Argent, gloire et beauté : enquête au cœur de la jet-set, Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marc Saint-Upéry, La Découverte, septembre 2023.