Recensé :
Patrick Artus, Pierre Cahuc et André Zylberberg, Temps de travail, revenu et emploi, Rapport du Conseil d’Analyse Economique (CAE), n° 68, 137 p., 12,00 euros.
Dix ans pratiquement jour pour jour après l’annonce de la loi sur les 35 heures par Lionel Jospin et deux semaines après l’emblématique réforme des heures supplémentaires de Nicolas Sarkozy, que peut-on dire du temps de travail en France, des politiques sur ce sujet et de leur impact ? C’est à cet exercice que s’est livré cet été le Conseil d’Analyse Economique et en particulier deux de ses membres clefs, Patrick Artus (l’économiste le plus prolifique au monde dans les classements internationaux) et Pierre Cahuc, professeur à la Sorbonne, un des plus prestigieux économistes du travail européens. André Zylberberg, non membre du CAE, également économiste du travail co-signe ce rapport.
Les trois auteurs du rapport faisant partie des sceptiques de la première heure (et même d’avant l’heure) du dispositif 35 heures, ils se livrent ici, sans surprise, à une démonstration sérieuse mais implacable de l’inefficacité des politiques menées depuis 10 ans et plaident pour une simplification, qui s’apparente à une libéralisation à la fois des horaires travaillés en semaine mais aussi le dimanche. Dès le début de l’introduction, la messe est dite : « Notre législation du temps de travail continue de nous handicaper » ; « selon le baromètre Amcham 2006, 93 % des investisseurs américains en France jugent que la limitation de la durée du travail est une faiblesse et ils sont 84 % à porter le même jugement sur la souplesse et l’organisation du temps de travail. »
Le rapport est organisé en quatre parties. La première retrace les évolutions macroéconomiques de la durée du travail, de l’emploi et des revenus. La deuxième reprend les justifications de la réglementation du temps de travail. La troisième souligne ce que les auteurs appellent « l’illusion de vouloir créer des emplois en manipulant maladroitement cette réglementation ». Enfin, une dernière partie détaille leurs prescriptions.
Nous suivrons ici donc leur trame
Les auteurs rappellent la tendance de long terme à la baisse de la durée du travail. Le passage aux 35 heures aurait accentué le rythme de diminution de la durée du travail par rapport à nos principaux partenaires. Entre 1998 et 2004, la durée annuelle moyenne du travail de l’ensemble des salariés a diminué au rythme annuel de 1 % en France, contre 0,1 % aux États-Unis, 0,2 % en Espagne, 0,4 % au Royaume-Uni et 0,9 % en Allemagne. En outre, cette forte baisse relative de la durée annuelle moyenne du travail en France est due à une réduction de la durée du travail des salariés à temps plein alors que, dans les autres pays, cette baisse est plutôt imputable au développement du temps partiel. Au total, la réduction de la durée de travail moyenne découle d’un effet de composition et cache le fait que l’on travaille plus à l’étranger (nouveaux emplois à temps partiel). Or, mécaniquement, sauf écart de productivité important, le revenu par habitant d’un pays où, en moyenne, l’on travaille moins qu’ailleurs y sera plus faible. C’est un fait.
Le rapport glisse alors subrepticement vers un discours de type normatif. Oubliant le « sauf » de la précédente assertion, il assène que « la faible durée de travail des salariés à temps plein contribue en fait de manière importante aux écarts de revenu entre nous et certains de nos principaux partenaires. » La démonstration mécanique peut alors reprendre. Notre réglementation ayant favorisé la baisse de la durée moyenne de travail, elle a entraîné une baisse du revenu relatif.
Néanmoins, probablement pour éviter de résumer leur approche à un « travailler plus pour gagner plus », les auteurs reviennent sur le fait que les Français auraient une préférence pour le loisir plus marquée que les Américains, thèse très en vogue outre-atlantique comme en attestent les références données dans le rapport. A nouveau, des sondages éclairent la problématique. En bref, les Français sont des flémards mais pas tous : une majorité des Français ne souhaiterait pas travailler plus, mais une minorité importante veut travailler plus pour gagner plus. D’où l’intérêt de disposer d’une réglementation flexible capable de prendre en compte cette diversité des souhaits.
Second pan de la réglementation du travail à laquelle s’attaquent les auteurs, l’interdiction (partielle) du travail le dimanche. Très classiquement, leur argumentation reprend les défaillances de coordination de marché. En l’absence d’un jour fixe de non travail, il serait difficile aux membres d’un foyer liés à des employeurs différents de se retrouver durant un temps commun ; la religion jouait ce rôle de coordination. Il y a donc une place pour une interdiction du travail le dimanche. Néanmoins, le choix d’interdire ou d’autoriser le travail le dimanche doit tenir compte aussi de la grande hétérogénéité des situations. A nouveau, des sondages sont mobilisés pour conclure qu’une personne jeune, habitant une grande ville et d’une catégorie sociale modeste est plutôt favorable à l’ouverture des commerces le dimanche. Or les rares études étrangères sur le sujet, notamment sur le Canada, soulignent que l’ouverture des commerces le dimanche a entraîné des créations d’emplois dans le commerce. D’où, là encore, pour les auteurs, la nécessité d’adapter le droit pour tenir compte à la fois du gain économique d’une libéralisation et des aspirations des différentes catégories de la population.
Le rapport dresse alors une revue assez complète des études quantifiant l’impact sur l’emploi des réductions du temps de travail. Les auteurs sont formels : aucune étude n’a pu montrer qu’une réduction de la durée du travail se traduisait par des créations d’emplois. Ils notent cependant que les études empiriques indiquent que les lois Aubry ont vraisemblablement créé des emplois. Mais pour indiquer immédiatement qu’elles suggèrent aussi que ces créations sont dues aux réductions de cotisations sociales sur les bas salaires et à l’introduction d’une flexibilité accrue de l’organisation du travail. La réduction de la durée légale hebdomadaire du travail n’aurait joué, au mieux, qu’un rôle marginal.
Ces constats dressés, les auteurs en viennent aux propositions. Ils commencent par évacuer de fausses bonnes idées. Preuve de leur indépendance, ils s’attaquent de front au dispositif Sarkozy de défiscalisation + réduction de charge des heures supplémentaires. Deux arguments principaux président à leur démonstration. D’une part, le dispositif ne fait que complexifier un droit déjà trop lourd. D’autre part, un inconvénient majeur de ce type de mesure est qu’il risque de favoriser des comportements « opportunistes » : un employeur et son salarié peuvent conjointement gagner à abaisser (ou à ne plus augmenter) le taux de salaire des heures normales et à déclarer fictivement un grand nombre d’heures supplémentaires (ce qui est très difficilement contrôlable) afin de bénéficier des avantages sociaux/fiscaux. A terme, la durée réelle du travail ne s’en trouverait pas réellement modifiée mais simplement nominalement à travers des déclarations gonflées ; seules « les finances publiques en souffriraient grandement ». Notons que depuis la parution du rapport, le gouvernement a indiqué qu’il était conscient de ce risque et donc qu’il renforcerait les contrôles.
Plutôt que de complexifier, le rapport propose donc une simplification drastique du droit du temps de travail. Il reprend là globalement les propositions de la mission Ollier. La loi devrait se concentrer sur deux objectifs simples : la protection des travailleurs et l’aménagement de périodes de temps libre partagé. De fait, soit la loi ne définit que la durée maximale du travail et les périodes pendant lesquelles le travail est autorisé : la définition des heures supplémentaires, les contingents d’heures supplémentaires, les taux de majoration des heures supplémentaires ou les repos compensateurs ne devraient alors relever que de la compétence de la négociation collective. Les auteurs ne précisent pas qu’il s’agit grosso-modo du système britannique (qui est une exception au sein de l’OCDE). Soit, une durée légale est conservée, mais elle doit alors être accompagnée d’un taux unique de majoration des heures supplémentaires, qui peut être modulé par les partenaires sociaux. Repos compensateurs ou contingents d’heures supplémentaires, ce choix doit relever également de la compétence exclusive de la négociation collective. Cette dernière proposition est, cette fois, proche du système américain.
Le rapport est plus prudent en ce qui concerne l’ouverture des commerces le dimanche. Outre un avantage économique et un gain pour les consommateurs, les inconvénients d’une importante libéralisation sont réels pour les auteurs : possibilité de pertes de parts de marché pour le petit commerce de proximité, obstacles à la coordination des emplois du temps, etc. Les auteurs retiennent deux pistes a priori équilibrées et plutôt complémentaires : autoriser l’ouverture des commerces le dimanche mais en donnant aux salariés un droit de refus à travailler ce jour-là ; décentraliser l’octroi d’autorisation d’ouverture des commerces le dimanche. Le pouvoir de dérogation du maire en faveur de l’ouverture des commerces ne serait pas limité à un nombre fixe de dimanches (actuellement 5).
Le rapport est suivi de trois commentaires clairs. Chacun dans son rôle. Gilbert Cette qui fut un artisan des 35h développe une longue défense du dispositif. Michel Godet, père de la défiscalisation des heures supplémentaires, vante la politique actuelle. Enfin, Gilles Saint-Paul complète le propos avec des arguments intéressants en faveur d’une libéralisation plus large que celle préconisée par le corps du rapport.
Hors du cénacle du CAE, quels jugements peut-on porter sur l’ensemble de ces analyses ? En premier lieu, la démonstration sur la sur-complexité du droit du temps de travail, résultat d’une accumulation de lois, est convaincante. Les auteurs rejoignent là un constat qui est commun aux économistes, aux juristes et aux praticiens du travail. Il manque toutefois une analyse des causes de cette accumulation.
Néanmoins, le rapport est caractérisé par son absence de nouveauté. La plupart des arguments développés – favorables ou défavorables aux dispositifs – sont similaires à ceux qui furent soulevés lors des débats sur l’interdiction du travail le dimanche, ou lors de l’adoption des 40 heures sous le Front Populaire, repris en 1981 puis à nouveau en 1997, et encore en 2003. Les auteurs du rapport et commentateurs ne sont pas en cause : c’est la science économique qui n’a guère progressé sur cette thématique ; surtout les analyses de la première moitié du XXe siècle étaient déjà d’une grande modernité… mais aussi souvent erronées.
Ainsi, pour de nombreux analystes conservateurs ou réactionnaires d’avant guerre, les 40 heures réduisaient les capacités productives de la France en induisant autoritairement un temps de travail trop bas. Dans cette ligne, pour le gouvernement de Vichy, elle avait entraîné la France dans la défaite, argument étonnamment repris, dans des circonstances historiques incomparables, par François Fillon, ministre de l’emploi en 2003. Et c’est pourtant, cette même législation qui fut appliquée durant toutes les Trente glorieuses. La France présentait alors une des durées du travail les plus élevées parmi les grands pays industrialisés, au-dessus des Etats-Unis ou de l’Allemagne. Les salariés bénéficiaient de nombreuses heures supplémentaires offertes par des entreprises en pleine croissance. Les Français n’ont véritablement travaillé 40h qu’en… 1980, après que des années de crise aient obligé les employeurs à supprimer ces heures supplémentaires. Ce n’est donc pas la loi qui a joué contre la croissance, mais la faiblesse de celle-ci qui a généré une RTT dans les années 1970. Notre histoire économique devrait donc inciter à une très grande prudence scientifique.
Le présent rapport fait preuve, le plus souvent, d’une telle prudence, mais parfois il force la réalité. Le plus flagrant est celle de la baisse de la durée du travail sur la dernière décennie. D’un côté, il utilise l’enquête ACEMO pour démontrer graphiquement une baisse forte en France, de l’autre, il affirme que cette enquête sous-estime les heures supplémentaires. De fait, la France n’a probablement pas connu une baisse de 1% du temps de travail par an comme l’indiquent les statistiques disponibles. La redéfinition du temps de travail (exclusions des pauses, temps d’habillage, etc.) ou la confirmation de durées d’équivalence, font que la RTT a été bien inférieure à 10% à mode de calcul constant dans les entreprises passées officiellement aux 35 heures ; et une part significative des entreprises est restée sur des semaines de 39 heures ou plus. Rappelons que selon Eurostat, la durée hebdomadaire moyenne à temps plein en France à définition standardisée atteint 41 heures contre 42 en moyenne dans l’Europe à 15.
De même, le « sauf » des auteurs s’applique pleinement pour la France. La productivité horaire est bien supérieure à celle de l’Allemagne (où la durée du travail moyenne est à peine supérieure) et surtout à celle de la Grande-Bretagne (ou la durée officielle est significativement supérieure). De fait, il est peu probable qu’une augmentation du temps de travail en France crée autant de richesses qu’en laissent espérer les auteurs.
C’est le symétrique des résultats limités des réductions du temps de travail, qu’elles soient législatives ou conventionnelles, en France comme à l’étranger, que montre l’excellente revue de la littérature présentée par le rapport. On peut cependant noter que la neutralité en termes d’emploi ou de richesse néglige le potentiel de gain individuel et social d’un temps de travail plus court. La réduction du temps de travail est aussi un progrès social. Notons également que ma lecture des études réalisées sur l’impact des 35 heures me fait conclure que l’on n’a pas la capacité de conclure que les créations d’emplois sont dues plus aux allègements et à la flexibilité qu’à la RTT elle-même ; de plus, les lois Aubry sont un package de mesures complémentaires, quasi impossibles à mener et examiner séparément.
Il est par ailleurs parfois difficile de suivre le raisonnement des auteurs. Par exemple, d’un côté, ils affirment que la loi devrait laisser place à la négociation collective en matière de temps de travail, et de l’autre, ils condamnent les lois Aubry qui ont justement donné des marges de manœuvre inédites aux partenaires sociaux en la matière (notamment et surtout la première loi Aubry).
On peut enfin regretter que certaines questions clefs n’aient pas été abordées ou juste furtivement. Ainsi, comment peut-on encore prétendre que les Français ont une préférence pour le loisir alors qu’ils ont majoritairement voté pour Nicolas Sarkozy ? Pourquoi, de 1982 à 1996, le temps de travail n’avait-il pas évolué en France, contrairement à la plupart des pays européens ? N’était-ce pas le fait de la paralysie des partenaires sociaux ? Ne fallait-il pas une intervention de l’Etat pour lancer des discussions à la fois sur la durée et la flexibilité du travail ? Dans cette hypothèse, peut-on vraiment chercher à distinguer les effets de la RTT en elle-même, la flexibilité et des aides incitatives pour pousser les entreprises à la négociation ? Même si cet exercice a du sens comme le supposent les auteurs, comment peut-on prétendre que ce sont les allègements de charge qui ont créé des emplois alors que leur généralisation en 2003 par Fillon, que l’entreprise soit ou non couverte par un accord 35 heures, n’a visiblement pas créé d’emplois ? Pourquoi existe-t-il un temps partiel contraint massif en France et pourquoi les entreprises n’utilisent-elles pas leur contingent d’heures supplémentaires alors qu’elles sont moins coûteuses qu’aux Etats-Unis ? Comment en pratique assurer un travail le dimanche sur une base volontaire alors que le rapport de force est clairement en faveur des employeurs et que, dans les magasins déjà ouverts le dimanche, de nombreux salariés y sont contraints ? Pourquoi ne libéraliser que le secteur du commerce ?