Est-il possible de rapprocher la défense des droits humains des luttes armées des guérilleros ? D. Copello propose une relecture profonde de la trajectoire de ces combats complexes qui ont bouleversé la société argentine.
Est-il possible de rapprocher la défense des droits humains des luttes armées des guérilleros ? D. Copello propose une relecture profonde de la trajectoire de ces combats complexes qui ont bouleversé la société argentine.
L’ouvrage du politiste David Copello invite le lecteur, dès le titre, à dépasser les idées reçues par un effet de contraste bien ficelé. Les droits humains armés. Guérillas, dictatures et démocratie en Argentine déconstruit les représentations en rapprochant les droits humains et les luttes armées. Bien que surprenante, cette association propose, sous la forme d’un oxymore, une réflexion sur la reconfiguration des idées et idéaux arborés par les groupes révolutionnaires au fil du temps et des contextes.
L’environnement socio-politique argentin très mouvementé des années 1960-1970, marqué par la proscription du péronisme à la suite de la « Révolution libératrice » de 1955, par trois coups d’État (1962, 1966, 1976), des insurrections populaires, des actions armées menées par les organisations révolutionnaires et la lutte contre la « subversion » [1], s’érige en terrain d’observation privilégié du renversement d’une vision purement pacifiste des droits humains. En reliant ces derniers aux revendications des mobilisations révolutionnaires armées fortement réprimées notamment après le coup d’État de 1976, D. Copello reconstitue ce qu’il appelle le « discours des droits humains révolutionnaires » (désormais DDHR, p. 15), en vue de percer les « hybridations idéologiques et militantes [qui] ont eu lieu entre les mouvements révolutionnaires pro-lutte armée et la cause des droits humains » (p. 15). L’évolution des rapports des militants de gauche pour les droits humains avec la démocratie est alors retracée dans une optique politique à « contre-pied de nombreux travaux de sciences sociales » (p. 13). Ainsi, la trajectoire des DDHR est analysée grâce aux outils de l’Histoire sociale des idées politiques sur la base de diverses productions collectives du « groupe Duhalde » [2], ensemble de professionnels du droit ayant joué un rôle capital dans l’imbrication des deux discours depuis les années 1960 jusqu’à leur institutionnalisation au XXIe siècle. La configuration de l’ouvrage permet, en outre, d’apprécier les coulisses et les méandres du parcours de recherche de D. Copello qui puise son corpus dans des sources très variées : des entretiens, des archives inédites de presse, ainsi que d’acteurs individuels et collectifs.
En fin linguiste, le politiste enquête sur les usages révolutionnaires de la notion des droits humains dans l’espace des gauches argentines. Enrichie d’une série d’annexes fort instructifs, l’articulation des DDHR suggère également une lecture en deux temps allant de l’émergence et la consolidation de la « nouvelle gauche » à la reconfiguration des « postnouvelles gauches » au lendemain du réveil démocratique.
Les droits humains rejoignent la cause révolutionnaire dans un contexte instable de crises politiques récurrentes donnant lieu à des mobilisations et organisations d’ordre divers jusqu’en 1983. Le concept de « nouvelle gauche » y apparaît alors associé à un courant assez large anti-impérialiste de nature transnationale qui, dans les années 1960-1970, s’inspire de la révolution cubaine, tout en remettant en question le communisme classique et le marxisme traditionnel et dont le but est d’instaurer un nouvel ordre social et de représentation politique. Ainsi, la « nouvelle gauche » argentine adopte des dynamiques de contestation socio-politiques, culturelles et révolutionnaires (armées ou pas) assez disparates. Ressentie comme « une voie rapide de transformation politique et sociale » [3], la violence physique exercée par ces groupes révolutionnaires (assassinats, enlèvements, tortures, etc.) semble « joue[r] un rôle avant tout symbolique » (p. 30) comme des « actes de propagande armée » (p. 29). Même si dans le contexte argentin la notion de « nouvelle gauche » reste controversée, notamment dû au clivage politique et au rôle du péronisme caractérisé par « son brouillage des frontières idéologiques classiques » (p. 20), D. Copello assume, à juste titre, le choix de ce label « heuristique » (p. 22) qui lui permet de rassembler et d’analyser la trajectoire de différentes mobilisations révolutionnaires selon les critères de libération sociale, de libération nationale et de violence révolutionnaire qui s’accélère à partir de 1969 avec le Cordobazo. Il retrace notamment l’historique de deux groupes de guérilleros dont les militants, aux parcours diversifiés, rejettent en chœur le pacifisme : les Montoneros (majoritairement péronistes) et les membres du Parti révolutionnaire des travailleurs – Armée révolutionnaire du peuple (PRT-ERP, plutôt marxistes) qui incarnent « deux pôles distincts au sein des nouvelles gauches argentines » (p. 25). Une cartographie (p. 32) replaçant ces deux groupes au sein des nouvelles gauches permet de mieux saisir la complexité de leurs évolutions selon leur positionnement idéologique et les stratégies de la lutte armée adoptée.
Ce contexte critique qui donne lieu aux nombreuses mobilisations politiques aboutit à une « désectorisation de l’espace social » (p. 33) : une appropriation du discours juridique par les militants et, inversement, un usage du répertoire politique par les professionnels du droit qui qualifient les procès des prisonniers comme « politiques ». Faisant « usage des outils de la légalité » (p. 34), les organisations révolutionnaires armées se dotent alors d’une stratégie de défense juridique qui va de pair avec « la montée en puissance de la violence en politique » (p. 34). Les « droits humains » se resignifient à travers les interventions des avocats radicalisés dès le début des années 1970. Dans cet environnement changeant, la création de la Commission argentine des Droits humains (CADHU), formée autour du groupe Duhalde et de sa « nébuleuse » de 1976 à 1978 principalement à l’étranger, constitue le point d’orgue de l’hybridation du militantisme révolutionnaire et de l’action pour les droits humains. « Détachée des organisations politico-militaires » (p. 75), la CADHU « dénonce […] la répression politique sur la scène internationale », (p. 59) tout en « favoris[ant] une lutte révolutionnaire à partir des bases ouvrières » (p. 64).
La cristallisation de l’usage politique du droit y est analysée à travers un corpus très riche de correspondances et de documents internes inédits. Avec la dislocation progressive des groupes révolutionnaires, la notion de « terrorisme d’État », soutenue par E. L. Duhalde, émerge vers 1978 au sein de la CADHU et se distingue progressivement de celle de fascisme car, elle « naît […] dans une phase défensive des forces de la bourgeoisie pour freiner l’augmentation de la lutte des masses et soumettre la classe ouvrière » (Duhalde cité par Copello, p. 79) dans une nouvelle version de l’État d’exception caractérisé par la clandestinité, le crime et la terreur. Dénonçant « le monopole étatique de la violence […] à l’origine des violations systématiques » (p. 66) et exprimant une « critique radicale du capitalisme argentin » (p. 83), le syntagme « terrorisme d’État » se hisse en pilier central du répertoire discursif des activistes pour les droits humains.
L’enquête sur la trajectoire des DDHR a pour but d’appréhender la manière dont « la défense d’une politique radicale, exprimée au départ sous une dictature, se reconfigure […] dans un État de droit (en devenir) » (p. 86). Dans ce contexte, deux décrets de décembre 1983 signés par le président fraîchement élu Raúl Alfonsín enclenchent, d’une part, le procès contre les Juntes et, de l’autre, contre les groupes armés révolutionnaires. Héritier du prologue du rapport de la CONADEP [4], émerge alors le discours « des deux démons » mettant sur un pied d’égalité la violence systématique de la dictature et la lutte révolutionnaire des groupes armés. Dans un cheminement qui va de la symétrie « accusatoire » des années 1980 au parallélisme « excusatoire » des années 1990, D. Copello soulève une série intéressante de paradoxes : la persécution des militants sous Alfonsín et les diverses réactions face à l’amnistie décrétée par Menem.
Avec le retour à la démocratie, une « postnouvelle gauche » se restructure autour de projets éditoriaux. S’appuyant sur un corpus de presse, D. Copello reconfigure les tensions et les débats menés par le groupe Duhalde sur la portée du procès des Juntes qui apparaît comme un symbole « incomplet » (p. 92). En effet, la postnouvelle gauche dénonce le rôle de la justice en tant que tiers, sollicitant, outre l’aspect pénal, la prise en compte de la dimension politique des jugements. L’usage révolutionnaire des droits humains reposerait alors sur la « politisation du procès » (p. 103) – demande de libération de tous les prisonniers politiques, du retour des exilés et refus de démonisation et de criminalisation des militants – et, paradoxalement, sur la « délégitimation des usages politiques » (p. 103) du camp adverse. La promulgation des lois de « Point final » et « d’Obéissance due » disculpant une large partie des militaires dévoilerait « les larges manœuvres qui cherchent à limiter la démocratie » (Mattarollo cité par Copello, p. 109).
Par ailleurs, l’auteur inscrit le soulèvement frustré du régiment militaire de la Tablada en 1989 par le Mouvement tous pour la Patrie dans la lignée d’un « imaginaire épique et révolutionnaire renouvelé » (p. 142), revendiqué, malgré les conceptions diverses de la violence, par une partie de la postnouvelle gauche. Petit à petit, les liens entre démocratie et droits humains révolutionnaires se resserrent autour de la création de l’association des victimes HIJOS en 1995. Or, c’est bien l’arrivée au pouvoir de Néstor Kirchner en 2003 qui, en quête de popularité et d’identité, se réclame d’un héritage setentista et nomme Eduardo Luis Duhalde secrétaire aux Droits Humains de la Nation. Le DDHR atteint donc son apogée et son rang de politique d’État avec la mise en exergue d’un nouveau discours et de nouvelles pratiques autour des droits humains et de la mémoire : réécriture du prologue de la CONADEP, ouverture des procès contre les militaires, entre autres.
À contre-courant de l’historiographie traditionnelle [5], l’enquête menée par D. Copello révèle le cheminement complexe et les hybridations du DDHR depuis la prise d’armes révolutionnaires pendant les périodes troubles, en passant par les usages du droit en démocratie contre le « terrorisme d’État » jusqu’à la mise en place de politiques publiques de réparation pendant le kirchnérisme. Le politiste déroule ainsi le fil rouge des luttes pour les droits humains en Argentine, qu’elles soient en acte ou en puissance, et fournit habilement, entre ruptures et continuités, des clés de lecture essentielles pour surmonter les dichotomies.
Observatoire de la pensée contextualisée, cet ouvrage renouvelle les débats sur les usages pluriels et mouvants du répertoire discursif des droits humains à travers une approche basée sur des « acteurs [qui] lisent et disent la société » [6]. Dans un contexte politique fortement clivé où les luttes pour les droits humains sont au cœur des controverses [7], il est probable que « la [jadis] séquence oxymorique [des droits humains armés] posée comme du donné conflictuel ouvertement assumé par son énonciateur » [8] soit de moins en moins ressentie comme une antinomie. Les droits humains armés deviennent alors un jalon fondamental vers la reconnaissance du rôle des nouvelles gauches argentines dans ces combats armés multiples – révolutionnaires, juridiques, mais également politiques – que l’étude de l’histoire sociale des idées politiques actualise et éclaire dans la plume de D. Copello. De ce fait, une traduction du livre vers l’espagnol dans un délai proche est fortement souhaitée !
par , le 26 septembre
Maria Gabriela Dascalakis-Labreze, « Le droit par les armes », La Vie des idées , 26 septembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-droit-par-les-armes
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[1] Les « subversifs » étaient, selon les forces armées, les ennemis de la Nation, une menace pour l’ordre social ; étiquette pouvant être appliquée aussi bien au « guérillero qui portait des armes et faisait des attentats […], [ à] celui qui militait activement dans des organisations politiques de gauche, [qu’à] celui qui s’exprimait publiquement pour défendre des idéaux politiques déterminés, qu’ils soient étudiants, journalistes, avocats, etc. ». Marina Paola Casartelli ; « Abyección y subversión ¿Sinónimos sí o no durante la última dictadura militar en Argentina ? », Actas publicadas. Ensenada : Facultad de Humanidades y Ciencias de la educación, 2022, p. 7. Le terme subversion revêt ainsi un caractère accusatoire qui, tout en induisant l’altération de l’ordre légal, moral ou autre, légitime sa répression par les forces armées.
[2] Du nom de l’avocat Eduardo Luis Duhalde, figure centrale du groupe, souvent accompagné de Rodolfo Mattarollo et de Carlos González Gartland.
[3] María Cristina Tortti, « Izquierda y « nueva izquierda » en la Argentina. El caso del partido comunista », Sociohistórica, 6, 1999, p. 221.
[4] La Commission nationale sur la disparation des personnes a rédigé le rapport Nunca Más : Informe sobre la Desaparición de Personas, Buenos Aires, EUDEBA, 1984 (6e éd).
[5] Plusieurs textes placent les guérilleros au centre de la « théorie des deux démons » et/ou les ramènent à un statut plutôt humanitaire, comme dans le rapport de la CONADEP précédemment cité ou dans le livre de Raúl Veiga, Las organizaciones de derechos humanos, Buenos Aires, Centro Editor de Latinoamérica, 1985.
[6] Chloé Gaboriaux, « Lire et dire la société : de l’histoire conceptuelle du politique à l’histoire sociale des idées politiques » in Chloé Gaboriaux, Arnault Skornicki (dir.), Vers une histoire sociale des idées politiques, Lyon, Presses Universitaires du Septentrion, 2017, p. 278.
[7] Notamment avec la rétrogradation du Secrétariat des Droits Humains en Sous-secrétariat dépendant du ministère de la Justice en mai 2025.
[8] Marc Bonhomme ; « La rhétorique des figures : entre formalisme et énonciation », Protée, 38(1), 2010, p. 71.