Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la protection constitutionnelle des normes et droits fondamentaux s’est imposée comme un élément incontournable de l’architecture des systèmes démocratiques contemporains [1]. Parmi les sociétés qui, récemment sorties de l’autoritarisme, ont fait l’expérience d’une telle refondation politique, la Corée du Sud est d’ordinaire tenue pour un modèle dont la « réussite » est en partie attribuée à une institution issue du changement de régime de 1987 : la Cour constitutionnelle de Corée (hŏnpŏp chaep’anso). Le rôle joué par cette dernière à travers son arbitrage des conflits d’interprétation entre le gouvernement et les citoyens concernant leurs droits ne fait cependant pas qu’illustrer la relation de complémentarité que constitutionnalisme et démocratie auraient vocation à entretenir. Sa jurisprudence éclaire également l’ambiguïté de leurs rapports. En effet, c’est en s’affirmant comme gardienne de l’ordre constitutionnel et de ses valeurs que la Cour a paradoxalement contribué à consolider tout un ensemble d’instruments servant à exclure de la démocratie sud-coréenne ceux qui en contestent les contours.
Défendre et définir l’ordre constitutionnel, un rôle paradoxal
Créée en 1987 et consacrée depuis comme la plus influente des juridictions en charge du contrôle de constitutionnalité au sein de la région est-asiatique [2], la Cour constitutionnelle de Corée confirme ce statut d’exemple par son activisme au sein d’instances telles la Commission de Venise [3] ou l’Association des Cours asiatiques et institutions équivalentes [4]. Circonscrire l’analyse à la montée en puissance que la Cour a connue depuis ses débuts revient néanmoins à se méprendre quant à la fonction de la justice constitutionnelle sud-coréenne dans la période post-autoritaire. Par-delà le volume et la diversité des cas déférés devant la Cour, une approche interprétative de sa jurisprudence permet ainsi de faire ressortir l’une des trames essentielles de son intervention au lendemain de la transition démocratique : apprécier la validité des mécanismes d’exclusion déployés par l’État au nom de la sécurité nationale mais contestés par les acteurs de la société civile dont ils répriment les discours et revendications, assurant leur rejet hors du jeu démocratique.
Au regard de cette dispute dont l’actualité perdure, le corpus jurisprudentiel élaboré par la Cour depuis la fin des années 1980 révèle l’ambivalence qui a caractérisé la manière dont elle a entrepris de protéger l’ordre constitutionnel dans la période post-autoritaire. Cette ambivalence se traduit par la dualité d’effets, libéraux et illibéraux, produits par les décisions de la Cour à mesure qu’elle est intervenue dans le conflit majeur ayant opposé l’État sud-coréen et divers segments de la société civile depuis le changement de régime : (re)définir qui, et ce qui, constitue l’ennemi. Tout en s’étant ingéniée à réformer un certain nombre de legs hérités de la période autoritaire, notamment dans le champ du droit pénal et plus spécifiquement des droits de la défense que sa jurisprudence s’est très tôt efforcée de préserver et même d’étendre, la Cour constitutionnelle de Corée a également légitimé les confins conservateurs de l’ordre démocratique issu de la transition de 1987. C’est ce qu’exposent en particulier ses décisions liées à la loi de sécurité nationale, à la politique de conversion idéologique ou au service militaire examinées dans cet essai.
Le postulat selon lequel la mission de sauvegarde de l’ordre constitutionnel dont sont investies les juridictions compétentes engendrerait inexorablement et exclusivement des effets propices à l’approfondissement de la démocratie, comme le renforcement de l’État de droit ou des libertés fondamentales, a déjà été interrogé dans une variété de contextes [5] et peut donc être mis en doute au travers du cas sud-coréen. À ce titre, l’analyse critique ici entreprise récuse les prémisses culturalistes d’un raisonnement fondé sur l’idée d’une incompatibilité intrinsèque entre le libéralisme occidental et les formes du constitutionnalisme en Asie, une thèse notamment formulée dans les années 1960 par le juriste Hahm Pyong-choon [6]. Au contraire, la trajectoire paradoxale de la Cour sud-coréenne exige d’être envisagée et restituée dans sa double contingence : celle d’une absence de prédétermination quant à la capacité de l’institution à s’affirmer comme gardienne de la constitution et celle d’une absence d’univocité quant au sens de cette fonction.
Les dynamiques d’inclusion et d’exclusion issues de la transition démocratique
La transition sud-coréenne de 1987 a été marquée par la persistance d’un conflit entre les élites politiques et une partie de la société civile concernant le sens et la portée du projet démocratique. Un tel désaccord apparaît lui-même comme le produit des modalités restrictives par lesquelles le changement de régime a été institutionnalisé à la fin des années 1980. Ce dernier est intervenu à la suite du soulèvement de juin 1987 au cours duquel la classe moyenne s’est ralliée aux manifestations des mouvements dissidents étudiant, ouvrier et chrétien pour obtenir le retrait du régime militaire de Chun Doo-hwan en place depuis 1980 et la tenue d’élections présidentielles libres au suffrage direct. Bien que la transition ait été portée par la société civile, ses modalités ont été celles d’un compromis entre les élites du parti au pouvoir (le Parti démocratique pour la justice de Chun Doo-hwan et son successeur désigné Roh Tae-woo) et de l’opposition politique (le Parti démocratique pour la réunification de Kim Young-sam et Kim Dae-jung). Ce compromis s’est fait au détriment du mouvement populaire (minjung) dont la mobilisation au fil des années 1970 et 1980 a abouti à la chute de l’autoritarisme mais dont les acteurs et revendications ont été marginalisés du processus transitionnel.
La réforme constitutionnelle qui a scellé le changement de régime a ainsi pris la forme d’un processus négocié par un cénacle de leaders politiques dans le cadre des « pourparlers à huit » (8in chŏngch’i hoedam). Cet épisode s’est soldé par la révision, et non le remplacement, de la constitution adoptée en 1948, dans le contexte de la fondation rivale des deux États coréens – avec, d’une part, l’établissement au sud de la péninsule de la République de Corée le 15 août 1948, et d’autre part, la mise en place au nord de la République populaire démocratique de Corée le 9 septembre de la même année. La transition sud-coréenne de 1987 appartient donc à une constellation plus vaste de cas pour lesquels changement politique et réforme constitutionnelle ont été le fruit d’un compromis entre les forces au pouvoir et celles de l’opposition organisée politiquement. Cependant, la Corée du Sud participe également d’un sous-ensemble plus rare au sein duquel la constitution de l’ancien régime a été préservée et seulement amendée, comme en République de Chine (Taiwan), au Chili et en Hongrie – les trois principaux États d’Asie de l’Est, d’Amérique latine et d’Europe centrale n’ayant pas adopté une nouvelle loi fondamentale au cours de la vague de démocratisation et constitutionnalisation des années 1980 [7].
À l’inverse de la constitution de la Corée du Nord, remplacée une première fois en 1972, celle du Sud subsiste depuis sa promulgation en 1948 et a subi neuf amendements dont le dernier en date correspond à la révision du 29 octobre 1987 qui a vu naître la Cour constitutionnelle de Corée. De son entrée en fonction en septembre 1988 à janvier 2015, près de 27 000 requêtes sont parvenues à l’institution par l’un de ses trois principaux mécanismes de saisine : le contrôle de constitutionnalité d’une loi à la demande d’un tribunal dans le cadre d’un litige (851 affaires), le recours direct à la Cour par l’une des parties au litige contre le refus d’un tribunal d’activer le contrôle de constitutionnalité (4 867), et le recours direct en dehors de tout contentieux par n’importe quel citoyen allégeant la violation d’un de ses droits fondamentaux par un exercice ou non-exercice de pouvoir (21 139) [8]. Environ 80% des affaires dont est saisie la justice constitutionnelle sud-coréenne lui sont donc transmises au moyen de ce dernier type de requête.
Telle que conçue sur le papier, la Cour constitutionnelle de Corée apparaît cependant loin d’avoir été prédestinée à s’imposer dans le rôle de gardien des droits fondamentaux pour lequel elle est aujourd’hui célébrée compte tenu d’un certain nombre de restrictions inscrites dans les provisions législatives détaillant son fonctionnement. Ainsi, une majorité qualifiée de six juges sur les neuf qui siègent à la Cour pour un mandat renouvelable de six ans est requise afin d’invalider une loi ou un exercice de pouvoir au regard d’une norme constitutionnelle. Il convient également de relever que ces juges sont sélectionnés par tiers par l’une des trois branches du gouvernement : le Président de la République, l’Assemblée nationale et le Président de la Cour suprême. Parmi les trois nominés du parlement (unicaméral en Corée du Sud), le premier est désigné par la majorité, le second par le parti minoritaire, et seul le troisième fait l’objet d’un compromis entre forces politiques [9].
La justice constitutionnelle, lieu de contestation et de consolidation des mécanismes répressifs post-autoritaires
Alors que la Cour constitutionnelle de Corée a été façonnée par les élites qui ont contrôlé le processus transitionnel et n’envisageaient pas nécessairement de lui confier un rôle déterminant dans la période post-autoritaire, ce sont les acteurs du mouvement minjung marginalisés et désabusés par ce même processus qui ont contribué à l’essor de l’institution. Le désenchantement des forces pro-démocratiques à l’égard du changement de régime tient notamment à la continuité incarnée par l’accession à la présidence de l’ex-général Roh Tae-woo, permise par la candidature séparée des candidats d’opposition (Kim Young-sam et Kim Dae-jung) à l’élection de décembre 1987, puis à l’alliance du parti de Kim Young-sam avec le camp conservateur en 1990, fusion en vertu de laquelle la première alternance au pouvoir a été repoussée à la fin de la décennie [10].
Face à ces frustrations, la mobilisation rémanente des groupes et individus porteurs du discours politique et de l’imaginaire national discordants associés à l’idéologie minjung (prônant la rupture totale d’avec le passé autoritaire, une conception socio-économique de la justice et la réappropriation par la nation coréenne de son destin via la réunification) s’est cependant heurtée au déploiement continu des instruments répressifs hérités de la période autoritaire et de l’expérience coloniale avant elle. Comme l’indique le graphique ci-dessous, la transition politique de 1987 n’a pas entraîné de rupture nette à cet égard, l’application de la loi de sécurité nationale (kukka poanpŏp), promulguée en 1948, ayant pris le relais de la loi anti-communiste (panʾgongpŏp) de 1961, abolie au début des années 1980.
Tableau 1. Nombre annuel de poursuites judiciaires dans le cadre de l’application de la loi de sécurité nationale et de la loi contre le communisme, entre 1961 et 2002.
Source : Commission Nationale des Droits de l’Homme de Corée, Kukka poanpŏp chŏgyongsa esŏ nat’anan in’gwŏn silt’ae (Rapport sur la situation des droits de l’homme engendrée par l’application de la loi de sécurité nationale), Séoul : Minjuhwa silchŏn kajok undong hyobuihoe, 2004.
Si la criminalisation des organisations et activités dites « anti-nationales » a continué d’opérer après le changement de régime au nom de la protection de l’État dans le contexte de la division inter-coréenne, il ressort de l’analyse des tendances répressives qu’elles ont bien davantage sanctionné les militants minjung dont les revendications et les formes d’imaginaire politique transgressaient et menaçaient une certaine idée du « national » plutôt qu’elles ne mettaient en péril l’existence et la sûreté de la nation [11]. Empêché de faire irruption dans la sphère publique, le désaccord lié au partage entre ce qui relève du « national » et de l’ « anti-national » après 1987 a ainsi été amené à se déplacer dans l’arène constitutionnelle.
À travers ce conflit, c’est la question polémique de l’ennemi et des contours de la démocratie sud-coréenne, à savoir la détermination de ceux à qui est reconnue ou déniée une « part » [12] dans l’ordre post-autoritaire, qui a été mise en jeu sur la scène constitutionnelle sous la pression d’associations tel Minbyun (minju sahoe rŭl wihan pyŏnhosa moim), le Rassemblement des avocats pour une société démocratique. Fondé en 1988 et initialement composé d’une cinquantaine d’avocats, ce collectif avait précisément pour vocation de représenter les « sans-part » du nouvel ordre politique (les acteurs porteurs d’un projet démocratique alternatif réprimés sous le coup de la loi de sécurité nationale) et de mettre à profit les ressources du droit pour contester les mécanismes responsables de leur exclusion [13].
L’investissement stratégique de la justice constitutionnelle à ces fins a souvent été décrit comme ayant été couronné de succès, mais il ne l’a été seulement qu’en partie. Au fil de sa jurisprudence, la Cour a en effet fait preuve d’ambivalence : bien que ses décisions aient œuvré au démantèlement d’un certain nombre de pratiques et procédures jugées arbitraires dans la prise en charge de l’ennemi (réaffirmant par exemple le droit d’accès de tout suspect à un avocat et à son dossier), la Cour a également justifié le maintien des instruments répressifs destinés à policer une certaine partition du « national » et de l’ « anti-national » excluant de la démocratie sud-coréenne tout un pan de sa société civile.
La fabrique constitutionnelle de l’ « ennemi » (1) : la loi de sécurité nationale
Déférées dès 1989 devant la justice constitutionnelle, la loi de sécurité nationale et en particulier sa disposition la plus appliquée à ce jour (l’article 7 punissant jusqu’à sept ans d’emprisonnement l’acte de « faire l’éloge ou la propagande d’une organisation anti-étatique » comme l’illustre le graphique ci-dessous) ont fait l’objet d’attaques répétées devant la Cour. Même si sa jurisprudence a très tôt reconnu les risques qu’une interprétation excessive de la loi fait encourir à la liberté d’expression, le texte a été jugé conforme à la constitution dans la mesure où son application est restreinte aux actes qui présentent un « danger clair » non seulement pour l’existence et la sécurité de l’État mais aussi pour l’ordre démocratique fondamental (chayuminjujŏk kibonjilsŏ, littéralement « l’ordre fondamental de la démocratie libérale »).
Tableau 2. Nombre total de poursuites judiciaires par article de la loi de sécurité nationale sous l’administration de Kim Young-sam (février 1993 - février 1998) et celle de Kim Dae-jung (février 1998 - février 2003).
Source : Commission Nationale des Droits de l’Homme de Corée, Kukka poanpŏp chŏgyongsa esŏ nat’anan in’gwŏn silt’ae (Rapport sur la situation des droits de l’homme engendrée par l’application de la loi de sécurité nationale), Séoul : Minjuhwa silchŏn kajok undong hyobuihoe, 2004.
Ce faisant, la position de la Cour constitutionnelle de Corée a entraîné une dualité d’effets. D’une part, sa jurisprudence a cherché à contraindre les possibilités d’interprétation associées à la loi de sécurité nationale afin de juguler les usages abusifs (notamment en matière de liberté artistique et académique) qui étaient faits de l’article 7 par les institutions telles que l’Agence pour la Planification de la Sécurité Nationale (kukka anjŏn kihoekpu) chargée d’enquêter sur ce type d’infractions. D’autre part, la Cour a paradoxalement contribué par son raisonnement à consolider la fonctionnalité de la loi de sécurité nationale dans l’ère post-autoritaire, convertissant le dispositif en un instrument non seulement au service de la protection de l’État mais aussi de la défense de l’ « ordre démocratique fondamental », cet ordre issu de la transition que la Cour a pour fonction de définir et défendre.
Lors du débat suscité en 2004 par le souhait du Président Roh Moo-hyun (au pouvoir de 2003 à 2008) d’abolir la loi de sécurité nationale et d’incorporer les provisions nécessaires à la sauvegarde de l’État dans le Code pénal, la Cour a réaffirmé sa position en faveur de la loi et de son utilité dans la période démocratique contemporaine. C’est la pertinence domestique de l’économie répressive post-autoritaire et des mécanismes d’exclusion sur lesquels elle se fonde que l’institution a ainsi renforcée. Cette dimension de sa jurisprudence est également celle dont les effets se sont maintenus sur le long terme, le langage militant introduit par la Cour pour justifier la permanence de la loi de sécurité nationale ayant été inséré dans le texte législatif à la suite d’une révision intervenue en 1991.
Par contraste, ses efforts censeurs à l’égard des institutions répressives se sont heurtés au refus des acteurs incriminés de réformer leurs pratiques. En conséquence, le parquet, la police, les services de renseignement et l’administration pénitentiaire ont à maintes reprises résisté à l’interprétation ou aux changements préconisés par la Cour constitutionnelle de Corée. Cette hostilité a même émané des tribunaux de l’ordre judiciaire et notamment de la Cour suprême sud-coréenne (taebŏbwŏn) qui refusait toujours à la fin des années 1990 de reconnaître le pouvoir contraignant des décisions de constitutionnalité ou d’inconstitutionnalité partielles et donc de se conformer à la conception restrictive de la loi de sécurité nationale, seule jugée conforme aux normes fondamentales.
Sa survivance est aujourd’hui d’autant plus problématique que l’application de la loi de sécurité nationale et notamment de son article 7 a connu un regain sous le gouvernement conservateur de Lee Myung-bak entre 2008 et 2013. Alors que la recrudescence des incriminations a suscité de nombreuses interrogations quant à la liberté d’expression en Corée du Sud, particulièrement sur internet, et est régulièrement dénoncée par diverses associations pour la défense des droits de l’Homme, la préservation de la législation témoigne également de l’asymétrie qui demeure, y compris dans l’opinion publique, entre les forces qui militent pour son abolition et celles au contraire favorables à sa sauvegarde [14].
La fabrique constitutionnelle de l’ « ennemi » (2) : la politique de conversion idéologique
Une décennie après le changement de régime, les prisons sud-coréennes renfermaient toujours les détenus politiques aux peines les plus prolongées à l’échelle mondiale, certains individus étant incarcérés depuis l’époque de la guerre de Corée (1950-1953). Leur confinement était permis par le système de conversion idéologique (sasang chŏnhyang) rendant possible la détention indéfinie de tout individu condamné sous la loi de sécurité nationale tant que ce dernier s’opposait à rédiger une confession déclarant son renoncement au communisme, une procédure transformée en 1998 en un serment d’engagement à respecter les lois de la Corée du Sud.
Mis en place par les autorités japonaises au milieu des années 1920 pour lutter contre les mouvements radicaux issus de diverses tendances (anarchiste, communiste et socialiste) dans l’archipel ainsi que pour faire face au mouvement d’indépendance dans la Corée coloniale (1910-1945), le système de conversion idéologique a survécu, comme l’ensemble de l’appareil répressif, à une double rupture politique : celle de la libération en 1945 et celle de la transition démocratique en 1987 [15]. Son nouvel avatar, le serment d’allégeance aux lois, a été contesté en 1998 devant la Cour constitutionnelle de Corée. Le jugement de cette dernière, rendu en 2002, a confirmé la validité du dispositif par un vote de sept juges contre deux [16].
Cette issue démontre à nouveau la manière paradoxale dont la Cour a assumé son rôle de gardien des normes constitutionnelles. À cet égard, la décision de la majorité comme l’opinion de la minorité s’inscrivent dans un ordre discursif largement partagé, en dépit de la dissonance de leurs conclusions, et fondé sur le postulat que les auteurs de crimes contre la loi de sécurité nationale s’apparentent nécessairement à des ennemis rejetant les valeurs démocratiques à la défense desquelles la Cour se consacre. Ce faisant, cette dernière a écarté un ensemble de faits liés à l’histoire même du système de conversion et ses dérives, symbolisées par le plaignant principal dans le recours en question et tenant à l’application indifférenciée du dispositif à tout individu reconnu coupable d’infraction contre la loi de sécurité nationale, quelle que soit la teneur de ses convictions.
Ironiquement, c’est donc à travers son rôle de gardien et d’interprète de ce qui constitue l’ordre démocratique et ses valeurs fondamentales que la Cour a le plus profondément contribué à renforcer les logiques d’inclusion et d’exclusion qui structurent la démocratie sud-coréenne et assimilent notamment l’articulation d’un imaginaire démocratique discordant à une menace « anti-nationale ». Si le rejet du discours et de l’identité minjung hors du corps politique circonscrit par les autorités sud-coréennes et l’appareil répressif a marqué les années 1990, l’essoufflement du mouvement à la fin de cette décennie et la crise économique qui a ébranlé le continent asiatique ont entraîné la re-formation d’un consensus autour du projet national promu par l’État depuis les années 1960 : la priorité accordée au développement économique et donc à la poursuite d’une logique néo-libérale [17].
Pluralisme et cohésion nationale, une relation jugée antithétique
Dans ce contexte, l’un des principaux affronts à l’idée du « national » semble aujourd’hui émaner d’un autre vivier que celui de l’idéologie minjung. Il procède du refus d’effectuer leur service militaire par plusieurs centaines d’objecteurs de conscience chaque année, dont l’écrasante majorité s’identifie aux Témoins de Jéhovah. L’objection de conscience au service militaire obligatoire, réservé aux hommes et long de deux années, est criminalisée par l’article 88 de la loi sur la conscription (pyŏngyŏkpŏp) et systématiquement punie par une peine de dix-huit mois d’emprisonnement. Ce dispositif a été attaqué devant la justice constitutionnelle d’abord en 2002 et plus récemment en 2008, au motif qu’il enfreignait la liberté de conscience et de religion garanties par la constitution. Les décisions successivement rendues par la Cour en 2004 et 2011 révèlent là encore l’ambivalence qui imprègne son rôle. Tout en s’affirmant critique à l’égard du système actuel et en invitant le parlement à considérer l’éventualité d’un service civil alternatif pour les objecteurs, la jurisprudence constitutionnelle livre également l’inventaire des justifications en vertu desquelles une telle réforme peut s’avérer compromise dans les circonstances présentes.
Ces motifs ne renvoient pas seulement à la situation de crise exceptionnelle dans laquelle se trouve la péninsule, à savoir le contexte de la division et l’hostilité continue de la Corée du Nord dont la Cour estime que si elle représente bien un « partenaire en vue de la réunification » elle n’en a pas pour autant perdu son caractère d’ « organisation anti-étatique » et donc son statut d’ennemi. La frontière inter-coréenne n’est cependant pas seule évoquée par la Cour pour défendre la criminalisation persistante de l’objection de conscience. Le spectre d’une scission plus insidieuse se dessine également dans sa jurisprudence, celle d’une possible désagrégation de la cohésion nationale si se soustraire au service militaire pour des raisons morales ou religieuses venait à être toléré.
L’appréhension que la Cour manifeste à cet égard trahit combien les dynamiques d’inclusion et d’exclusion au sein de la communauté nationale ont toujours été irréductibles à la seule question de la division inter-coréenne. C’est en effet toute une chaîne de solidarités mise en place dans les années 1960 entre la mobilisation par le service militaire, la production de citoyens loyaux et le développement national que l’acceptation des objecteurs de conscience risquerait de rompre [18]. En l’occurrence, le raisonnement déployé par la cour exprime combien l’éradication d’une discrimination à l’encontre d’une minorité (les objecteurs de conscience) est perçue en droit sud-coréen comme un traitement préférentiel non seulement nuisible aux intérêts de la majorité mais à son unité, tandis que l’opinion publique sud-coréenne semble pour sa part avoir connu un revirement sur le sujet [19].
À rebours de la lutte contre les discriminations, tant directes (sur la base d’un critère prohibé) qu’indirectes (sur la base d’un critère en apparence neutre), inscrite au cœur des démocraties libérales depuis ces cinquante dernières années, la Corée du Sud se singularise ici par son maintien d’un régime légal autorisant un ensemble de principes et pratiques largement proscrits du point de vue comparé [20]. Les arguments par lesquels la Cour a par ailleurs justifié l’exemption des femmes du service militaire obligatoire, citant leurs moindres qualités physiques au combat et risque d’indisposition menstruelle, prolongent ce constat.
Une telle réalité témoigne au final de l’appréhension des institutions et des élites sud-coréennes à l’égard du pluralisme, qu’illustrent également les décisions de la Cour liées à d’autres questions de société. Il aura ainsi fallu attendre le début de l’année 2015 pour que la cour invalide une loi des années 1950 criminalisant l’adultère et dont la constitutionnalité avait été à plusieurs reprises réaffirmée par sa jurisprudence. Successivement examinée en 1990, 1993, 2001, 2008 et 2015, la législation permettant par exemple au conjoint d’un époux adultère de porter son cas, en tant que victime, devant la justice pénale recevait jusqu’à récemment le soutien des organisations pour la défense des droits des femmes dans la mesure où elle était perçue comme protectrice de ces dernières. L’avancée que représente l’annulation de la loi ne suffit pas à masquer l’orientation conservatrice des décisions récentes de la Cour relatives à la criminalisation continue de l’avortement ou des actes homosexuels au sein de l’armée.
L’actualité des questionnements quant à l’ambiguïté des rapports entre constitutionnalisme et démocratie dans la Corée du Sud contemporaine est également confirmée par la requête que le gouvernement de Park Geun-hye (élue en décembre 2012) a soumise à la Cour en novembre 2013 visant à dissoudre un parti minoritaire de gauche, le Parti progressiste unifié (t’onghap chinbodang), lequel disposait alors de cinq sièges à l’Assemblée nationale. Comme la Cour constitutionnelle de la République fédérale allemande à laquelle elle emprunte un certain nombre de traits, l’institution sud-coréenne dispose en effet du pouvoir de prononcer l’interdiction des partis politiques dont le but ou les activités contreviennent à l’ordre démocratique fondamental. À l’heure où la Cour vient de conclure par un vote de huit juges contre un que le Parti progressiste unifié s’employait à subvertir cet ordre par des moyens violents et à établir un système socialiste sur le modèle du Nord, ordonnant par conséquent sa dissolution, cette initiative inédite et controversée traduit combien l’arène constitutionnelle demeure l’un des sites où se joue et se dispute la distribution des « parts » dans la démocratie sud-coréenne.