« L’idée ne nous viendrait pas que la souris est clémente parce qu’elle se laisse dévorer par le chat », disait Gandhi, qui inspira à Martin Luther King et Nelson Mandela deux formes de combat divergentes. Sylvie Laurent s’interroge sur les limites de la non-violence, qui ne fut jamais pour le Mahatma qu’une forme particulière de la lutte.
Faut-il choisir entre Gandhi et Lénine pour obtenir la libération d’un peuple opprimé [1] ? Dans sa Théorie de la violence [2], le philosophe marxiste George Labica soutenait que les anciennes distinctions entre violence légitime et violence illégitime avaient été durablement perverties par la centralité du terrorisme dans nos systèmes de représentation de la guerre contemporaine. Il dénonçait alors la célébration mièvre et systématique de la paix, symbolisée par des prix Nobel iniques, et l’exhortation unanime à « civiliser les mœurs ». L’insupportable colonialisme moderne rendait selon lui impossible une théorie de la non-violence. Pourtant, il faut se souvenir que la non-violence n’est pas un refus du conflit. Le philosophe marxiste pèche sans doute par manichéisme : une troisième voie a bel et bien existé entre Gandhi et Lénine.
L’Afrique du Sud qui fut, l’espace de quelques semaines, l’objet d’une attention vive à l’occasion de la coupe du monde de football, offre l’exemple d’un extraordinaire laboratoire de libération nationale, dont Nelson Mandela est la figure tutélaire et l’incarnation. Le père de la nation sud-africaine rejoignit en effet, dès sa libération en 1990, le panthéon des saints laïcs aux côtés de Gandhi et de Martin Luther King Jr. L’Indien, l’Américain et le Sud-Africain sont résolus à sortir les peuples de couleur du bas-côté de l’histoire. Mais à la différence d’Ho Chi Minh ou de Ben Bella, ils sont célébrés ici comme des hommes de paix. Ils sont aujourd’hui des mythes romantiques, rassemblés hâtivement sous l’adjectif « non-violents » dont on tend à oublier la radicalité [3]. Si la fraternité fondamentale des trois combats contre l’oppression blanche est indéniable, elle est loin de constituer un ensemble cohérent, une école de la lutte par la non-violence et la désobéissance civile : à la différence de Martin Luther King Jr, Mandela ne fut jamais vraiment un partisan de la non-violence. L’entremêlement de la pensée du mahatma avec celles des deux prix Nobel de la paix est pourtant l’un des aspects les plus passionnants de l’histoire de la lutte contre la domination coloniale. Ils ne se sont jamais formellement rencontrés mais ils sont indirectement des compagnons de lutte : si Johannesburg fit Mandela, ce fut avant cela la ville dans laquelle Gandhi élabora sa philosophie politique et initia les Indiens d’Afrique du Sud à un combat pour l’émancipation, qui fut l’antichambre de la lutte pour l’indépendance de l’Inde. Par delà l’Atlantique, il fut entendu lorsqu’il qualifia la ségrégation raciale des Afro-Américains de « négation de la civilisation ». La parole de Gandhi, sa morale et son éthique, furent non seulement initiatrice du combat de Mandela en Afrique du Sud mais inspiratrice du combat de Martin Luther King aux États-Unis. Un regard croisé sur le combat du pasteur noir dans les États-Unis de la ségrégation et celui du résistant xhosa face au régime d’Apartheid permet de comprendre comment deux lecteurs de Gandhi, deux combattants pour les droits des Noirs face au racisme institutionnalisé, ont pris deux routes résolument différentes : au moment où le pasteur King organise la marche de Selma et érige la non-violence en impératif sacré, Mandela appelle à prendre les armes. Non pas résigné mais convaincu. Sa lecture du Mahatma et des prédécesseurs de ce dernier nourrit, comme pour Luther King, une pensée révolutionnaire de la société. Cette dernière eut raison de leur idéal de paix à tous les deux, de façon tragique pour l’un, sur un mode épique pour le second.
Aux sources de la non-violence, les lectures de Gandhi
C’est au philosophe américain Henri David Thoreau que l’on doit la première théorisation de la résistance passive, définie dans son ouvrage de 1849 Civil Disobedience. Seule la responsabilité individuelle peut, selon lui, guider le destin des hommes, qui ne doivent en aucun cas de soumettre à l’autorité d’un gouvernement civil. La loi n’est alors qu’une forme de violence qui se prétend légitime. L’État de droit est un oxymore. Emprisonné pour avoir refusé d’honorer ses impôts, il perpétua l’esprit de sédition des pères fondateurs, porteurs des « droits imprescriptibles » de l’homo americanus. Thoreau, qui écrivit : « sous un gouvernement qui emprisonne injustement, la place de l’homme juste est aussi en prison », a influencé de nombreux penseurs de la non-violence [4] qui ont vu en lui le père d’une contre-société libertaire et néanmoins harmonieuse. Penseur anti-démocratique (à l’inverse de Tocqueville dont il est le contemporain, il dénonce le règne délétère de la majorité aux États-Unis), objecteur de conscience, l’auteur de Walden ne relie pas son discours politique à une pensée collective de l’émancipation. Sa révolte est individuelle mais il admire ceux qui, tel John Brown, terroriste anti-esclavagiste, tentent de renverser l’oppresseur. Il ne disqualifie pas la violence révolutionnaire. Dans un essai consacré à John Brown, il écrit : « Il n’accordait aucune valeur à sa vie terrestre comparée à son idéal. Il n’a jamais reconnu les lois iniques mais leur a résisté, conformément à ses principes. Pour une fois, nous voici arrachés à la poussiéreuse vulgarité de la vie politique et transportés dans le royaume de la vérité et de l’humanité. Jamais aucun homme en Amérique n’a combattu avec autant de persistance, autant d’efficacité pour la dignité de la nature humaine. Car il se savait homme, égal à n’importe quel gouvernant. En ce sens, il était plus américain que nous tous. » [5]
Pourtant, lorsque le jeune Gandhi découvre les ouvrages de Thoreau, vraisemblablement lors de son propre emprisonnement en 1908, il retrouve des échos de son propre combat. Ironie de l’histoire, c’est également pour avoir refusé de payer l’impôt (celui que le gouvernement sud-africain imposait aux Indiens) qu’il fut emprisonné. Il étudie donc avec passion les textes de Thoreau dont il retrouve avec surprise des intertextes qui lui sont familiers : le penseur de Nouvelle Angleterre avait lu les textes sacrés de l’Inde (dont la Bhagavad-Gita, texte majeur du corpus hindou) et se disait même yogi [6].
Mais le concept de désobéissance civile, s’il signifie « résistance passive » par l’isolement du reste du monde, ne correspond pas à l’idéal de lutte du jeune Mohandas Gandhi qui défend alors les droits des milliers de travailleurs immigrés indiens soumis la politique de plus en plus humiliante des autorités sud-africaines, qui fichent et entravent leurs populations de couleur. Pendant vingt ans, de Durban à Johannesburg, l’avocat indien lutte afin non seulement de libérer la diaspora en terre africaine dont il est le représentant, mais également pour organiser de concert la résistance tactique et spirituelle de l’Inde face à la couronne britannique. De ses deux théâtres, il comprend que le soulèvement armé, pas plus que la simple résistance passive à la Thoreau, ne répondent aux exigences patriotiques indiennes. Leur statut minoritaire en Afrique du Sud rend illusoire la lutte armée et le recours au terrorisme menace de les soumettre à une terrible répression. Mais le repli sur son jardin individuel est une posture qu’il ne peut admettre ; il reproche à la « résistance passive » des dissidents de n’être finalement qu’une forme de faiblesse. C’est donc faute de mieux que Gandhi lance la campagne éponyme de 1908 sous le non de « désobéissance civile », ce qui lui vaut – suivant le commandement de Thoreau – l’un de ses nombreux séjours en prison. Mais il veut que les Indiens soient pleinement intégrés à la vie sociale et même qu’ils témoignent de leur loyauté patriotique envers la couronne d’Angleterre. La priorité de Gandhi ne fut pas le refus irréductible de recourir aux armes, même s’il s’agit de témoigner de son allégeance à l’oppresseur ; il porta d’ailleurs l’uniforme de l’armée britannique lors de la guerre des Boers de 1899-1902 [7].
Bien qu’initié à la pensée chrétienne et à son principe d’amour inconditionnel du prochain par Léon Tolstoï, avec lequel il entretint une relation épistolaire [8], Gandhi refuse d’abdiquer l’usage de la force. Ainsi se comprend le passage célèbre dans lequel il explique : « J’aimerais mieux que l’Inde défendît son honneur par la force des armes plutôt que de la voir assister lâchement et sans se défendre à sa propre défaite… Mais je n’en crois pas moins que la non-violence est infiniment supérieure à la violence et que la clémence est autrement plus noble que le châtiment. [...] L’idée ne nous viendrait pas que la souris est clémente parce qu’elle se laisse dévorer par le chat ». [9]
Alors que Tolstoï l’invite, dans sa « Lettre à un Hindou » [10] de 1909, au nom de l’Amour de l’homme, à ne jamais considérer que la violence est un recours et que « la non‑résistance meurtrit l’altruisme autant que l’égoïsme », Gandhi s’emploie à définir par un mot sanskrit, Satyagraha, les modalités d’une lutte séculière résolue contre l’occupation de l’Inde et l’assujettissement des immigrés indiens en Afrique du Sud. Étymologiquement le terme signifie l’étreinte (graha) de la vérité (Satya). Il a néanmoins retenu de son ami russe, qui lui a fait lire « Le sermon sur la montagne », que la violence est avant tout métaphorique, qu’elle correspond comme le Jihad de ses compatriotes musulmans à une guerre en soi [11]. Marqué par la figure du Christ, en qui il voit un combattant, il écrivit : « Jésus n’a pas prêché une nouvelle religion, mais une nouvelle vie » (What Jesus means to me [12]). En défendant la vérité non pas en faisant souffrir l’adversaire, mais en souffrant soi-même, Gandhisoutient que l’onne renonce en aucun cas à l’usage de la force, mais milite pour une « force de l’âme » qui épargne les corps : « La non-violence ne consiste pas à renoncer à toute lutte réelle contre le mal. La non-violence telle que je la conçois est au contraire contre le mal une lutte plus active et plus réelle que la loi du talion, dont la nature même a pour effet de développer la perversité » [13].
Romain Rolland, qui fut l’un des premiers à faire connaître l’œuvre de Gandhi en France par sa biographie de 1924, s’engage dans la lutte pacifiste et anticoloniale avec pour conviction gandhienne qu’« il faut aimer la vérité plus que soi-même et les autres plus que la vérité. » (Jean-Christophe, chapitre 28). Rolland, prix Nobel de la paix et grand lecteur de Tolstoï lui aussi, traduit à sa façon la théorie de la non-violence que Gandhi. Chaque homme doit se consacrer à trouver sa vérité, ce qui suppose le renoncement à ses pulsions maléfiques, à sa haine d’autrui et à son désir de nuire. Il doit parvenir à l’Ahimsa, la négation du ressentiment au profit d’un respect absolu de toute forme de vie et d’une empathie pour autrui. Guerre de chaque instant contre soi-même, cette éthique de vie exige l’effacement de soi et le renoncement au désir. Dans Lettres à l’Ashram, il écrit : « On n’arrive à l’état parfait que lorsque l’esprit, le corps, la parole sont convenablement coordonnés. Mais il y a toujours une lutte mentale intense ». À la différence du commandement évangélique, il ne s’agit pas d’aimer son ennemi et de lui tendre la joue qu’il n’a pas encore giflée. Le Satyagraha n’autorise pas même la notion d’ennemi. Elle ne peut être que l’arme des forts, ceux qui résistent à leur soif de haine, à leur volonté d’en découdre. Il faut pouvoir avoir recours à la violence mais être capable d’une abnégation telle qu’on accorde à autrui le bénéfice de sa propre vérité. La lutte contre l’oppresseur coûta la vie de milliers d’Indiens comme lors du massacre d’Amritsar en 1919 par les Britanniques. Pourtant, plus que jamais après cette date, Gandhi impose la non-violence et la non-coopération, le refus de respecter la loi coloniale et de payer les impôts de la discrimination. Mais jeter, de rage, une pierre au soldat de sa majesté est inadmissible. « La non-violence est mon premier article de foi. C’est aussi le dernier article de mon credo. » [14] La maîtrise de la violence en soi et la quête de perfection se sont traduites par un pas supplémentaire dans le dénuement : il troque le costume occidental pour des oripeaux traditionnels.
La lutte non-violente contre l’oppression coloniale telle que définie par Gandhi n’est donc pas synonyme d’un amour universel inné et viscéral porté à la nature humaine. S’il refuse de répondre à la violence par la violence, il rejoint Freud dans sa conviction que la haine de la violence en soi-même s’apparente à une forme d’auto-asservissement, tant son instinct ne l’y porte guère [15]. Née de l’incarcération dans les geôles de Johannesburg, la démarche insurrectionnelle prônée par l’homme au rouet est à la fois accessible à tous (vieillards, femmes, enfants) et requiert en même temps une soumission héroïque à la non-violence. « Désobéir ne saurait être une justification en soi de l’action : au contraire, si elle en est une étape, elle n’a de valeur que par l’exemple d’obéissance donnée par ailleurs… ». Cette dernière exige « que ses militants soient préparés à supporter la violence de la répression qui ne manque pas de se déployer lors des manifestations ou des actions symboliques : d’abord les coups, les arrestations et les emprisonnements, quand ce n’est pas la mort elle-même, mais la répression a encore un autre visage : elle rend impossibles la vie professionnelle et la vie familiale, elle fait peser une pression quotidienne sur les foyers, sans que des actions soient en cours. D’où cette nécessité de préparation, d’endurance ». [16] Il n’est ainsi guère surprenant que Martin Luther King Jr. et Nelson Mandela aient fait leur sa parole, qui donnèrent tous deux leur vie à la libération de leur peuple respectif.
Martin Luther King, l’agapè du peuple noir
Si les États sudistes des États-Unis d’après-guerre ne sont pas à proprement parler régis par une politique d’Apartheid telle que Gandhi puis Mandela l’ont subie en Afrique du Sud [17], la ségrégation raciale imposée par les lois Jim Crow rapproche les Noirs américains du statut de peuple colonisé. Dès le début du XXe siècle d’ailleurs, W.E.B. Du Bois, théoricien de la condition noire étatsunienne, a tenté d’inscrire leur émancipation dans le cadre plus vaste de la libération des peuples de couleur face aux impérialismes européens. L’histoire de la lutte de libération des Afro-américains fut, depuis les premières révoltes du XVIIe siècle, marquée par la violence, et de Nat Turner à Marcus Garvey ou Malcolm X, l’insurrection armée apparait comme une option privilégiée. Si Gandhi mesure la fin à l’aune des moyens de son action (“As the means, so the end” [18]), Malcom X soutient qu’il faut que la liberté vienne aux Noirs « by any means necessary », quels qu’en soient les moyens.
À cette tradition séculière s’oppose l’Église chrétienne afro-américaine qui fut, pour les esclaves puis pour les citoyens de second ordre de l’Amérique, le lieu de la parole libérée et de la promesse de sortie d’Égypte. Premier espace de la libération, l’Église noire a d’emblée proposé une théologie de la libération qui, prenant les Hébreux et Jésus comme héros, contienne la violence des millions de Noirs soumis au joug raciste de l’Alabama ou de la Géorgie. L’Église noire, avec sa liturgie et ses rituels propres, prophétise une révolution politique, spirituelle et sociale. Mais en attendant ce jour, seule la prière est une arme acceptable.
Pasteur, Martin Luther King Jr. est bien sûr avant tout un théologien de l’amour chrétien qui interdit de faire à autrui ce que l’on ne voudrait pas subir soi-même. Mais il ne fut jamais dogmatique et sa conversion à la non-violence date en réalité, comme il le dit dans son autobiographie, de l’expérience politique qu’il vécut en 1955-56, lorsqu’il organisa le boycott par les Noirs des bus de Montgomery en réponse à l’arrestation de Rosa Parks, coupable d’avoir refusé de céder sa place à un Blanc dans un bus. C’est en constatant l’efficacité de cette modalité du combat (le pupitre et la rue) qu’il formule ensuite sa théologie de la résistance passive. Lecteur de Thoreau bien sûr, il refuse le principe d’obéissance à des lois injustes. Mais profondément convaincu que les hommes sont, littéralement, à l’image de Dieu, c’est-à-dire ontologiquement libres, il invite ses fidèles non pas à l’amour du prochain mais à l’Agapè, mot grec qu’il lui préfère. Agapè signifie en effet l’abandon de soi, il est l’amour dénué du désir d’être aimé en retour. King réfute l’amour du beau (eros) et l’amour réciproque (philia) pour changer le monde car seule l’agapè est source de rédemption [19]. Tous les hommes ne sont pas aimables, mais tous méritent la reconnaissance en ce qu’ils sont les membres d’une même communauté humaine, promis à un même destin. Du grand théologien d’origine allemande Reinhold Niebuhr, qu’il a longtemps étudié, il retient l’idée d’une nature humaine duale, capable du bien comme du mal, mais il se refuse à l’individualisme résigné que prône ce dernier. Socialiste militant, éducateur et contempteur des crimes américains, Niebuhr est en effet convaincu que le péché est la marque même de l’âme humaine. Luther King, humaniste impénitent, veut réconcilier la morale individuelle des Écritures avec la révolution collective d’ici-bas. Il se sépare du credo de l’Église noire qui comprend métaphoriquement la libération. Le recours au pouvoir politique est une évidence pour ce partisan de la liberté.
Sa découverte de l’œuvre de Gandhi constitua à cet égard une avancée considérable vers la réconciliation du christianisme avec le réformisme social. Dans son autobiographie, il rappelle qu’il s’apprêtait à renoncer au pacifisme chrétien lorsqu’il comprit la force du message de Gandhi et sa pertinence pour l’émancipation des Noirs américains. C’est lors de ses études de théologie qu’il entend pour la première fois parler de la Satyagraha mais en 1950, le sermon prononcé par Mordecai Johnson, président de l’université noire d’Howard qui rentrait d’Inde, le convainc définitivement de la force de Gandhi. Il voit en lui, non sans humour, « le plus grand Chrétien du monde moderne ». À la chaire, il cite la marche du sel menée par Gandhi en 1928 comme le modèle dont les Noirs doivent s’inspirer. En 1959, de retour aux États-Unis après un pèlerinage en Inde, il écrit : « Alors que les jours passaient, la doctrine chrétienne de l’amour du prochain, mise en œuvre par la méthode non-violente enseignée par Gandhi, devenait l’une des armes de libération les plus redoutables dont disposaient les Noirs […] la philosophie de la non-violence de Gandhi est la seule méthode moralement et concrètement valable pour les peuples opprimés qui se battent pour leur liberté » [20].
Avec la Satyagraha, King déploie la morale judéo-chrétienne dans le champ profane d’une éthique de l’émancipation collective. Identifiant les Noirs à de nouveaux Intouchables, il modifie donc sensiblement la doctrine chrétienne en engageant les Noirs à la désobéissance civile active, aux sit-in et occupations en masse de lieux publics. Une certaine forme de « coercition » est encouragée et dans le sillage de Gandhi, il refuse la passivité et l’inaction. Plus influencé par la pensée marxiste que le maître indien, il rejette néanmoins toute forme de violence commise volontairement sur autrui, au nom même de son combat. Il s’imprègne de la rhétorique pacifiste des militants blancs. Pour lui, le matérialisme, le militarisme, le racisme et la violence ont partie liée, et King voyait en cette dernière une pathologie américaine. En refusant le sacrifice de soi et la souffrance d’un tel renoncement, le militant qui verse dans la violence participe du narcissisme d’une société rongée par le consumérisme et la satisfaction immédiate de ses désirs. Il fait donc sien l’idéal gandhien d’A-himsa, l’action désintéressée mais lui ajoute un anticapitalisme virulent. Lecteur critique de Marx, il ne peut concevoir une société sans Dieu car pour lui, il ne saurait y avoir de fraternité séculière et de négation de l’individualité. Admirateur lui aussi de l’œuvre de Léon Tolstoï, il tempère : « il est vrai qu’aujourd’hui certains pacifistes sont des anarchistes, qui s’inspirent de Tolstoï. Mais je ne vais pas aussi loin. Je crois en l’utilisation intelligente de la force de police… » [21]
La décennie de combat pour les droits civiques fut marquée par un geste : simplement s’asseoir, au comptoir des établissements qui ne tolèrent les Noirs qu’à la plonge (la chaîne Woolworth par exemple et le célèbre sit-in de 1960) ou dans les rues des dizaines de villes du Sud, comme à Nashville (Tennessee) devant les commerces « for Whites only » ou dans le pénitencier de Jackson (Mississippi). Pourtant, les partisans les plus convaincus de la technique non-violente au sein de la SCNC (Southern Christian Leadership Coalition) qui a porté King à sa tête, réclament que l’on revienne à la lettre de la philosophie de Gandhi : le sit-in est pour eux une modalité de la coercition, une forme de violence. King prend pourtant la décision de soutenir le mouvement et participe lui-même à un sit-in à Atlanta, ce qui lui valut une condamnation aux travaux forcés en 1960, annulée par un John Kennedy alors en campagne présidentielle. Les raisons de cette relecture des impératifs gandhiens est bien sûr liée à la différence des situations nationales et King s’en explique dans un entretien de 1957 : entre violence et non-violence, il existe un espace pour la contestation certes non-violente mais irrespectueuse de l’ordre public. En 1963, alors que les luttes s’intensifient au Sud et que King doit contenir la pression croissante exercée par ceux, des étudiants sceptiques aux militants du black power, qui appellent à abandonner la doctrine de la non-violence, il organise sciemment la provocation en violant l’interdiction de manifester dans les rues de Birmingham. Non seulement il ne craint pas le déchaînement de violence de ses adversaires mais il la souhaite.
Son aggiornamento stratégique est également lié aux progrès technologiques. L’entrée de la télévision dans les foyers américains joua en effet un rôle déterminant dans l’issue de la campagne des droits civiques, qu’il s’agisse du vote par la Cour suprême de la déségrégation des gares reliant les États entre eux, ou les votes de 1964 et 65 accordant les droits civiques. La non-violence trouve désormais une alliée : l’image de la violence. Martin Luther King le savait et c’était une part essentielle de sa stratégie : jouant de la culpabilité de l’oppresseur et conscient que les États du Nord ne pouvaient tolérer des manifestations aussi criantes de leurs contradictions démocratiques, il use de la non-violence comme d’une rhétorique toute chrétienne et se montre alors fin sémioticien : plus l’ennemi est publiquement cruel, plus la cause apparaît juste. Gandhi avait déjà théorisé cette dialectique, nommée Tapaysa, consistant à subir la souffrance imposée par l’adversaire afin de gagner son respect et peut-être sa sympathie. Mais désormais, il existe un troisième œil, celui de l’écran de télévision, qui fut une arme redoutable et décisive dans la lutte menée par les défenseurs de la justice raciale [22]. La foule raciste et hargneuse du Sud apparaît subitement sur les écrans comme une horde ensauvagée. Les images de femmes et de jeunes hommes noirs désarmés, balayés par les karchers à incendie et les bergers allemands furieux de la police de Bull Connor [23] à Birmingham en 1963 embarrassent le pays tout entier, à commencer par la Maison Blanche. De plus, si la liste est longue des crimes tolérés commis au Sud contre ceux qui réclamaient l’égale dignité des Noirs, l’entrée de la violence dans l’espace médiatique provoque désormais l’opprobre public. Depuis les assassinats d’Emmet Till et Medgar Evers, l’explosion criminelle de l’église de Birmingham qui causa la mort de quatre petites filles jusqu’aux passages à tabac des « Freedom Riders » venus prêter main forte aux militants des droits civiques, l’image de l’injustice est une violence faite au confort du téléspectateur et le force malgré lui à l’empathie avec les marcheurs pacifistes.
L’historiographie autant que les héritiers de King saluent le bilan de l’action non-violente et le courage de King, qui maintint son refus de voir les Noirs porter le moindre coup à leurs bourreaux. Son refus intraitable de la violence, même mâtinée d’une désobéissance civile « participante », en fait un héritier et un passeur exemplaire de la doctrine gandhienne. La popularité de son principal adversaire, Malcolm X, témoigne néanmoins de l’amertume de ceux qui pensent que la non-violence pratiquée par le leader de la SCNC n’était que naïveté, voire compromission avec le pouvoir blanc. L’assassinat de King lui-même en 1968, qui déclencha des émeutes violentes et à bien des égards suicidaires parmi des Noirs toujours discriminés, eut raison de son idéal. Malcolm X réclamait un infléchissement de la doctrine de King comme ce dernier avait amendé celle de Gandhi : « si la non-violence signifie continuer à reporter sine die la résolution de la question noire pour prix du refus de la violence », dit-il, « alors oui, je suis pour la violence ; la non-violence me va si elle marche » [24].
C’est mot pour mot ce que déclara Nelson Mandela lorsqu’il entra en dissidence. De façon surprenante, il paraphrasa également Malcolm X lors de son procès de 1967 lorsqu’il affirma qu’il lutterait pour la libération des Noirs « par tous les moyens nécessaires ».
Mandela, de Fanon à Gandhi
Les vingt ans de combat menés par Gandhi en Afrique du Sud et le parallélisme (voire la collaboration) entre Indiens et Africains dans leur lutte contre l’oppression anglo-néérlandaise ont profondément influencé les grandes voix de l’ANC. Albert Luthuli, son premier président, était un Chrétien convaincu mais, plus encore, il vivait sa théologie de la libération au travers de la Satyagraha et de son impératif non-violent. Pour cet éducateur zulu, qui reçoit le prix Nobel de la paix en 1961, « le chemin vers la liberté passe par la Croix ». Comme Martin Luther King à la même époque, il cherche à réconcilier les dominés et les dominants en organisant une désobéissance civile pacifiste : dès 1919, prenant modèle sur les Indiens, une grande marche est organisée pour protester contre l’obligation de porter le laissez-passer que les autorités d’Apartheid imposent aux Noirs. Mais c’est la grande « campagne de défiance contre des lois injustes » de 1952 organisée conjointement par l’ANC et le South African Indian Congress qui marqua le début de cette forme de lutte. Jusqu’à sa mort en 1967, Albert Luthuli fut le président de l’ANC ; en harmonie avec les membres indiens de la direction – en particulier l’un des fils spirituels de Gandhi en Afrique du Sud, Nana Sita –, il tente de maintenir la ligne de la non-violence : boycotts et manifestations pacifistes sont l’essentiel de l’action de libération.
Mais la jeune garde de l’ANC, en particulier Mandela, doute dès l’origine de la validité des méthodes non-violentes pour faire face à l’arbitraire du pouvoir. L’historiographie officielle suggère que c’est après le terrible massacre de Sharpeville en 1960 que l’ANC renonce à l’impératif de non-violence en créant sa branche armée l’année suivante, Umkhonto we Sizwe (lance de la nation) dont Mandela prend la tête. Mais entre les lignes de l’autobiographie de ce dernier se dessine une autre histoire. Dès 1954 en effet, il haranguait la foule de Sophiatown, dont les habitations vont être détruites, proclamant « que le temps de la résistance passive était terminé, que la non violence était une stratégie vaine et qu’elle ne renverserait jamais une minorité blanche prête à maintenir son pouvoir à n’importe quel prix […], que la violence était la seule arme qui détruirait l’Apartheid et que nous devions être prêts, dans un avenir proche, à l’employer ». [25] Recadré par son mentor, Albert Luthuli, il revint sur son emportement : « J’ai accepté la critique et ensuite j’ai fidèlement défendu la politique de non-violence en public. Mais au fond de moi, je savais que la non-violence n’était pas la réponse. » (p. 194)
À la jeunesse de Mandela, qui explique en partie son impatience à voir enfin reculer l’adversaire, s’ajoute une analyse critique de la position de Gandhi dans le contexte sud-africain. À la différence de Luthuli, Desmond Tutu plus tard ou King aux États-Unis, la pensée de Mandela n’a pas été forgée par le christianisme et ses exigences morales. Marqué par son éducation toute britannique, il est bien davantage préoccupé par la question de la compatibilité entre légalisme et efficacité de son combat. « S’inquiéter de l’éthique de son action n’a de sens que lorsque l’on a le choix », écrira plus tard Saul Alinsky [26]. Si Mandela est aussi marqué par la pensée indienne, toujours très prégnante parmi les élites nationalistes, il ne croit pas ou plus dans l’efficacité de la seule désobéissance civile et craint de voir la masse du peuple se détourner d’un parti jugé attentiste. Dès 1952 et ses premiers entretiens avec Albert Luthuli, il milite pour le passage à la lutte armée : « La résistance passive non-violente est efficace tant que notre adversaire adhère aux mêmes règles que nous. Mais si la manifestation pacifique ne rencontre que la violence, son efficacité prend fin. Pour moi, la non-violence n’était pas un principe moral mais une stratégie. Il n’y a aucune bonté morale à utiliser une arme inefficace » (p. 193).
Pendant la décennie qui précède son incarcération (1952-1964), il cherche à convaincre les caciques du parti ; il persuade petit à petit. L’évolution de la situation plaide en sa faveur. L’extrême brutalité de la répression policière et l’impossibilité de négocier un assouplissement des lois scélérates avec un gouvernement qui se prévaut du droit pour enfermer, torturer et déplacer des milliers d’hommes, change en effet le paradigme pacifiste. La non-violence et la désobéissance civile sont théoriquement pertinentes dans la mesure où l’État oppresseur reconnaît et respecte un minimum de règles juridiques concernant les droits de la personne et qu’elle souscrit à l’idée de principes universels [27] : c’est au nom de la charte des droits que les nationalistes indiens ont interpellé les autorités britanniques et au nom de la constitution des États-Unis que le docteur King a condamné la ségrégation. Or l’Afrique du Sud ne reconnaît, dans ses textes fondateurs, que les droits de la minorité blanche appelée à se maintenir à la tête du pays. C’est au nom de lois légalement votées (« Population Registration Act » en 1950, « Bantu Authorities Act » en 1951, « Public Safety Act and the Criminal Law Amendment Act » en 1953, etc.) que la politique d’Apartheid est appliquée. C’est sur le double prétexte du respect des lois et de la lutte contre la sédition communiste que le gouvernement afrikaner a emprisonné et assassiné des dizaines de militants des droits des Noirs. Ainsi, à la différence de la Grande-Bretagne qui imposa à Jan Smuts de libérer Gandhi, ou de Washington qui fit de même avec Martin Luther King [28], l’Afrique du Sud ne se soucia ni de la pression des tenants du droit ni d’ailleurs de l’opprobre international (comme en témoignèrent leur impassibilité face à l’attribution par la communauté internationale d’un deuxième prix Nobel de la paix pour une figure de la lutte anti-Apartheid en 1985, et leur résistance malgré un embargo économique de plus de deux décennies).
Dans les quelques années qui précèdent son incarcération, Mandela parvient à avoir raison du pacifisme déterminé de la frange communiste de l’ANC, en particulier de Moses Kotane, premier secrétaire du parti, et de celui de la minorité indienne. Le représentant de cette dernière, J. N. Singh, se résigne amèrement : « la non-violence ne nous a pas mal servis, c’est nous qui l’avons mal servie ». Mandela lui répond « que c’était bien la non-violence qui ne nous avait pas servis, car elle n’avait rien fait pour arrêter la violence de l’État ». Lorsqu’en mars 1960 le gouvernement écrase dans le sang la manifestation pacifique organisée par le Congrès Pan Africain et l’ANC à Sharpeville et Langa, Mandela parle désormais au nom de toute l’organisation lorsqu’il déclare le chapitre de la non-violence officiellement clos.
Il revient aux historiens et aux citoyens de s’interroger sur le caractère inéluctable ou non de cette décision. On pourrait avancer qu’au même moment, les militants de la campagne pour les droits civiques aux États-Unis subissaient également, à leur échelle, des représailles policières sanglantes. Mais ils avaient non seulement la loi de leur côté et les agents fédéraux pour l’appliquer le cas échéant, mais aussi les journalistes et leurs caméras pour les soutenir. Une telle logique fut strictement inapplicable en Afrique du Sud, non parce que les Blancs racistes contrôlaient les images diffusées mais parce que la télévision y fut interdite jusqu’en 1976. Au nom de la préservation morale, calviniste, pieuse et endogamique de la société blanche, les gouvernements conservateurs avaient banni la machine diabolique des foyers sud-africains [29]. Le ministre des communications d’alors, Albert Hertzog, craignait l’intrusion de l’universalisme occidental et conspuait un outil destiné selon lui à « saper le moral de l’homme blanc ». L’année de l’autorisation de la télévision, qui de toute façon resta inaccessible à la population noire misérable, est celle des émeutes de Soweto. Les images furent de fait ravageuses pour le gouvernement en place [30].
Martin Luther King lui-même apporte son soutien à l’ANC après 1961 car, convient-il, cette dernière n’a plus d’autre alternative. Lors de nombreux sermons des années soixante, il a d’ailleurs appelé publiquement à soutenir le combat de Nelson Mandela et de l’ANC, exhortant même avant l’heure à un boycott économique de l’Afrique du Sud. L’admiration est réciproque : lorsque Nelson Mandela reçoit son prix Nobel en 1993, c’est à Martin Luther King qu’il rend hommage de la façon la plus appuyée, le citant à deux reprises.
Car en réalité, les actions violentes du MK (abréviation de Umkhonto we Sizwe) sont dirigées contre des infrastructures et non contre les hommes. Le pouvoir de nuisance (disruption) auquel aspirent les militants nationalistes demeure dans l’ensemble non-violent : grève générale, blocage des écoles et des entreprises furent la forme principale que prit la lutte anti-apartheid. Néanmoins, la révolution rhétorique consiste dans le brouillage de la frontière, désormais envisageable, entre « violence » et « non violence » et c’est sans doute ce pragmatisme que Mandela a apporté [31]. Les historiens ont ainsi souligné la porosité entre deux mondes et leur « complémentarité » : beaucoup de « pacifistes » étaient officiellement membres d’organisations apolitiques le jour et informateurs de l’armée des ombres la nuit. Par ailleurs, du jet de pierre à la police au meurtre rituel des « traîtres » [32], la violence n’est jamais absente des luttes de rue. Les courants radicaux qui, comme aux États-Unis, mettent en demeure les chefs officiels du mouvement de libération de durcir leur position, ont de plus une influence considérable. En effet, il fallut à l’ANC contenir la haine et ses potentialité insurrectionnelles au sein de la jeunesse des townships et dans le même temps ne pas s’aliéner les nouvelles générations de militants. Depuis sa cellule, Mandela y parvient en refusant chaque demande du gouvernement de renoncer à la violence pour prix de sa libération. Les actions de guérilla qu’il ordonne ont un effet cathartique. Il reste symboliquement le chef d’une lutte armée, quand bien même cela lui aliène le soutien de la Croix Rouge internationale.
De même que King et Malcolm X ont entretenu une relation complexe de défiance et néanmoins d’interaction mutuelle, Mandela s’est instruit de la parole du principal chef du mouvement du « Black Power » sud-africain, Steve Biko, assassiné par la police en 1977 [33]. Ce dernier est fondamental pour comprendre l’évolution de la théorie de la violence (ou de la non-violence) dans le mouvement anti-colonial sud africain. Lecteur des penseurs afro-américains W.E.B. DuBois, Marcus Garvey ou Alain Locke, il soutient que la fierté recouvrée par les Noirs, le refus de baisser la tête face au Blanc, sont la condition première de leur désaliénation mentale. Il emprunte aux Black Panthers le slogan « Black is beautiful » afin de produire dans l’esprit des Noirs eux-mêmes une prise de conscience de leur liberté fondamentale. S’il fut un lecteur attentif de Gandhi, essayant un compromis d’équilibriste entre sa pensée non-violente et le radicalisme inhérent à la « Black Consciousness », il suit le même cheminement que Mandela en n’écartant la violence que si les circonstances le permettent. D’une certaine façon, il donne un contenu théorique à l’intuition politique de Mandela, tout entier versé dans l’action avant son arrestation. Biko a élaboré une pensée et une éthique de la libération distinguant notamment la phase de « libération psychologique » qui doit précéder la « libération physique ». La violence doit être évitée mais il ne saurait être question pour lui de supporter sans réagir les agressions physiques de l’ennemi. Il accorde un droit fondamental à la contre-violence aux étudiants qu’il rassemble dans le SASO (South African StudentsOrganisation). De la même manière que Martin Luther King Jr. s’est séparé de la vieille garde pacifiste au contact des étudiants radicaux du SNCC [34], Mandela conforte son évolution dogmatique à l’écoute des rapports que lui font ses informateurs de la parole du mouvement de la « Black Consciousness ». Dans un même mouvement, Mandela lutte contre l’exclusivisme racial prôné par ces derniers qui veulent exclure les Blancs progressistes du combat.
Par la médiation de Biko, Mandela se rapproche d’un autre théoricien de la révolte, car il emprunte les deux principes fondamentaux défendus par Steve Biko, l’émancipation mentale du colonisé et le pouvoir salvateur de la violence, à Franz Fanon [35]. Pour ce dernier, l’expérience de la lutte est fondamentale pour le colonisé afin qu’il se libère de son oppression intime et parvienne à sa propre conscience. Il s’agit selon ses mots de le « détoxifier » ou de se désintoxiquer l’esprit. Or, seule la violence permet de purifier l’esprit du colonisé et elle seule peut faire plier l’oppresseur. L’année même où Mandela lance sa première opération de guérilla armée, Frantz Fanon écrit, comme pour lui faire écho : « Le colonialisme n’est pas une machine à penser, n’est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l’état de nature et ne peut s’incliner que devant une plus grande violence. » [36]
Pour Fanon comme pour Mandela la véritable libération des opprimés vient de leur éducation et pour le Français, un épisode de violence révolutionnaire est instructif pour le peuple. Mandela pense qu’elle détourne la violence de la jeunesse et qu’elle est compatible avec le principe de résistance passive, mais que la seconde ne peut se substituer à la première. Si Fanon ne recule guère devant l’idée que la lutte armée doit supposer la mort des ennemis, il se défie de la violence anarchique et excessive qui naîtrait de l’absence d’instruction du peuple. La haine ne peut motiver la libération. Le combattant pour la liberté doit s’en prémunir absolument. Gandhi, Mandela et Fanon se retrouvent sur ce point [37]. Mandela, comme Fanon, a trouvé auprès des nationalistes algériens en guerre le soutien logistique et idéologique qui lui aurait permis d’accentuer la lutte armée s’il était resté libre. Il y apprit le maniement des explosifs et la direction militaire des hommes (photo 4). La pensée de Fanon, médecin et intellectuel, Algérien d’adoption et maître à penser des militants noirs aux États-Unis, est donc parvenue jusqu’à Mandela grâce à l’internationalisme révolutionnaire de Steve Biko. De sa prison, que Mandela transforme en « université » en rendant l’étude obligatoire, il réconcilie Tolstoï, dont le roman Guerre et paix est son livre de chevet, et Fanon dont il entend les échos, même s’il ne l’a sans dout pas lu. Des années après sa libération, revenant sur une vie de combat et de réflexion, il lui semble qu’en réalité il n’a jamais quitté Gandhi.
Conclusion
En 1999, Nelson Mandela reçoit des mains de la petite-fille de Mohandas Gandhi le prix Gandhi/Luther King de la non-violence. Jamais en effet un homme n’a autant incarné la rectitude gandhienne que le Mandela emprisonné, mais plus encore libéré. En 1990, après des siècles de violence et d’humiliation, Mandela est parvenu à préserver son pays de la guerre civile et du bain de sang. Appelant à la réconciliation et au pardon, dont il confie la liturgie à l’archevêque Desmond Tutu , il ne cesse de citer Gandhi afin de montrer au monde qu’il est possible d’instaurer une démocratie pacifiste après des siècles de tyrannie raciste, et que la libération des peuples colonisés n’implique pas forcément le règne anarchique ou l’autocratie. Il ne renie pas pour autant ses convictions de jeunesse, pas plus qu’il ne désavoue son ancienne épouse, Winnie, lorsque cette dernière est poursuivie pour des crimes commis pour la cause. De façon plus remarquable encore, écrivant d’une certaine façon sa légende, il suggère qu’au fond Gandhi ne l’aurait pas désavoué. Dans un texte hommage à celui qu’il appelle « le guerrier sacré » [38], Nelson Mandela minimise leurs divergences sur la question de la non-violence : « Nous avons tous les deux souffert de l’oppression coloniale et nous avons tout deux mobilisé nos peuples contre des gouvernements qui ne respectaient pas notre liberté […] Je me suis éloigné de lui mais […] lui-même n’a jamais complètement désavoué la violence. Violence et non-violence ne sont pas mutuellement exclusives… ». Plus encore, précédant nombre d’universitaires postcoloniaux dans le rapprochement, il ajoute, non sans audace, que Gandhi a annoncé Franz Fanon et le nationalisme noir aux États-Unis comme en Afrique du Sud. Que Nelson Mandela, qui incarna l’un puis l’autre, veuille les réconcilier en établissant une telle parenté, est la confirmation de sa conviction profonde, que l’on peut retrouver dans les propos de l’anthropologue Françoise Héritier : « sans idéaux, il n’y a ni libération ni résistance aux pires formes de la violence, surtout pas de résistance collective ; et cependant, il ne peut y avoir aucune garantie concernant le ’bon usage’ ou le ’mauvais usage’ des idéaux. Disons mieux, il y a certainement des degrés dans la violence qui accompagne la formulation et la mise en œuvre des idéaux, mais pas de degré zéro. Il n’y a donc pas de non-violence. » [39]
Sylvie Laurent, « La non-violence est-elle possible ?. Gandhi, King, Mandela »,
La Vie des idées
, 23 juillet 2010.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/La-non-violence-est-elle-possible
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Cf. Étienne Balibar, « Lénine et Gandhi, Une rencontre manquée ? », Alternative Roma, n°6, nov.-déc. 2005.
[2] Jean Vrin, Paris, La Città del sole, Naples, 2007.
[3] Voir Sylvie Laurent, « Obama rattrapé par le spectre de King », Le Monde, 9 mai 2008.
[4] Howard Zinn a par exemple reprit en 1968 l’appel à la désobéissance civile. Voir : Disobedience and democracy : nine fallacies on law and order, New York : Random House / Vintage, 1968), p. 119-122. Traduction disponible en ligne : http://www.non-violence-mp.org/reflexions_fichiers/zinn.htm
[5] « Plaidoyer pour John Brown » (1859), Traduction de Christine Demorel et Laurence Vernet Éditions JJ Pauvert, Libertés nouvelles 2, 1977. Accessible en ligne : http://kropot.free.fr/Thoreau-Brown.htm
[6] Voir deux articles passionnants à ce sujet : MacShane, Frank, ’Walden and Yoga’, New England Quarterly 37 : 322-342 et Miller, Barbara S., ’Why Did Henry David Thoreau Take the Bhagavad-Gita to Walden Pond ? Parabola 12.1 (Spring 1986) : 58-63.
[7] La participation de Gandhi à la guerre fut pour l’essentiel l’organisation d’un corps d’ambulanciers de l’armée britannique et le commandement d’une unité de la Croix-Rouge.
[8] Paul Wood, « The Unbroken Chain », LAS News, Spring 2009.
[9] Tous les Hommes sont Frères, Gallimard, p. 182-183.
[10] « En 1908, le facteur apporte à Tolstoï une lettre d’un Hindou habitant alors aux États‑Unis. Cet Hindou, Tarakuatta Das, édite une revue révolutionnaire intitulée The free Hindustan. Il s’adresse à Tolstoï pour obtenir de lui un mot de sympathie. L’intellectuel T. Das estime que seul un soulèvement violent peut libérer l’Inde du joug britannique. Tolstoï lui répond magistralement quant au rôle immoral et inefficace de la violence par la fameuse Lettre à un Hindou, qui, polycopiée, parvient un jour entre les mains de Gandhi. » François Vaillant, in Alternatives Non Violentes n° 89, « Du nouveau sur Tolstoï », hiver 1993.
[11] François Vaillant, in Alternatives Non Violentes n° 89, « Du nouveau sur Tolstoï », hiver 1993.
[12] “My interpretation, in other words, is that in Jesus’ own life is the key of his nearness to God ; that he expressed, as no other could, the spirit and will of God” in The Modern Review, October 1941, republished on mahatma.org.in/
[13] Lettres à l’âshram. Paris, AlbinMichel, 1971, p. 136.
[14] Lettres à l’âshram. Paris, Albin Michel, 1971, p. 132.
[15] Dans Malaise dans la civilisation, il écrit : « La civilisation doit tout mettre en œuvre pour limiter l’agressivité humaine et pour en réduire les manifestations à l’aide de réactions psychiques d’ordre éthique […] De là cet idéal imposé d’aimer son prochain comme soi-même, idéal dont la justification véritable est précisément que rien n’est plus contraire à la nature humaine primitive ».
[17] Voir l’ouvrage ancien mais toujours remarquable de George M. Fredrickson White supremacy : a comparative study in American and South African history, Oxford UP, 1982.
[18] Young India, July 17, 1924. Pour une étude approfondie sur cette question, voir Terchek, Ronald J. ; Gandhi : nonviolence and violence ; Journal of Power and Ethics, July 01, 2001.
[19] « The Power of Non-Violence », sermon du 4 Juin 1957.
[22] En 1963, la diffusion télévisée du discours de Washington « I had a dream » de MLK eut un effet considérable. Mais peut-être plus étonnant encore fut l’enregistrement la même année d’une émission dans laquelle James Baldwin, écrivain afro-américain engagé dans la lutte s’adresse directement à la caméra – l’œil blanc – pour lui dire « je ne suis pas un nègre ! »
[23] Chef de la police de Birmingham. Réputé pour son refus de reconnaître la déségrégation.
[24] Malcolm X Speaks : Selected Speeches and Statements, George Breitman Editor Grove Press, 1994, p. 117.
[25] Un long chemin vers la liberté, poche, p. 192.
[26] Saul D. Alinsky est écrivain et sociologue. Marqué par la pensée gramsciste, il est l’une des figures majeures de la gauche radicale américaine, notamment pour son invention du « community organizing » dans les quartiers pauvres. Cette citation est tirée de son ouvrage Rules for Radical : A Pragmatic Primer for Realistic Radicals. New York : Vintage, 1971. Chapter 2 : “Of Means and Ends,” p. 24-47.
[27] Je m’inspire dans ce paragraphe du travail remarquable de Gay W. Seidman, « Blurred Lines : Non- violence in South Africa ». PS Political Science and Politics, juin 2000.
[28] En 1960, alors qu’il est condamné à quatre mois de prison pour ses activités pacifiques, il est libéré sur ordre de Robert Kennedy.
[31] Gay W. Seidman, « Blurred Lines : Nonviolence in South Africa » ; PS : Political Science and Politics, Vol 33, N°2 , juin 2000.
[32] La pratique du « necklacing » consistant à mettre un pneu enflammé autour du cou de la victime fut fréquente dans les townships dans les années 80.
[33] Voir MagoboP.More ; “Albert Luthuli, Steve Biko, and Nelson Mandela : the philosophical basis of their thought and practice” in A companion to African philosophy /edited by Kwasi Wiredu ; advisory editors, William E. Abraham, Abiola Irele, and Ifeanyi A. Menkiti, Malden, MA : Blackwell Pub., 2004.
[35] Ahluwalia Pal and Zegeye Abebe ; “Frantz Fanon and Steve Biko : Towards Liberation” ; Social Identities, Volume 7, Number 3, 2001.
[36] Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre (1961), éd. La Découverte poche, 2002, p. 61.
[37] {}Gail Presbey, ’Fanon on the Role of Violence in Liberation : A Comparison to Gandhi and Mandela”, in Frantz Fanon : A Critical Reader, eds. Lewis Gordon, T. Denean Sharpley-Whiting and Renee White(Oxford : Blackwell, 1996), p.282-296.
[38] N. Mandela, “The Sacred Warrior”, Time Magazine, Dec. 31, 1999.
[39] De la Violence 1, Paris, Odile Jacob, 1995, p. 87.