Recherche

Recension Histoire

Le développement durable avant l’âge industriel

À propos de : Abigail P. Dowling, Richard Keyser, ed., Conservation’s roots. Managing for sustainability in Preindustrial Europe, 1100-1800, New York/Oxford, Berghahn Books


par Pauline Guéna , le 3 février 2022


Télécharger l'article : PDF

En 1227 Narbonne interdit le filet de pêche traînant de peur que le lieu ne devienne vide et désolé de tout poisson. La mesure semble actuelle, mais elle vise moins à préserver la biodiversité que l’économie, signe que la durabilité des sociétés passées mérite une réflexion à part entière.

Alors que plusieurs ouvrages récents ont choisi d’aborder l’histoire environnementale à travers le prisme des catastrophes, ce recueil prend la question par son extrême inverse : celui de la durabilité et de la conservation de certaines ressources par les sociétés passées, à une époque où ces termes même n’existent pas, puisqu’ils émergent vraiment à partir du XVIIIe siècle.

Il montre que les pratiques que nous associerions aujourd’hui au développement durable ont existé bien avant la multiplication actuelle des discours écologistes. Elles visaient à maintenir les équilibres économiques de sociétés où les contraintes environnementales étaient une réalité familière à tous, y compris les consommateurs et les élites politiques.

Vers une histoire environnementale de l’Europe

Le récit de l’histoire environnementale de l’Europe est désormais bien connu. Après un recul démographique et économique certain du VIe au VIIIe siècle, la période qui court du IXe au XIIIe siècle est marquée par une forte reprise, que même la terrible conjoncture du XIVe siècle (famines, guerres et peste) n’a pas enrayée à moyen terme. La population recommence à augmenter, plus vite même que les capacités agricoles du continent, générant de fortes crises au XVIIe siècle, alors même que s’esquissent les fondements d’une économie coloniale et d’un capitalisme plus dominant. On est donc loin d’une histoire de progrès linéaire.

Jusqu’aux années 1960, c’est justement au XVIIe siècle qu’on situait volontiers la naissance des techniques de conservation, associées au développement de l’agronomie, mais aussi à celui de l’État moderne, en citant comme exemple la gestion colbertiste des forêts qui trouve des parallèles en Angleterre et en Allemagne. La mise en valeur de techniques plus anciennes de conservation est un acquis des années 1970-1980. L’ouvrage dirigé par Dowling et Keyser s’inscrit dans l’écriture en cours de cette histoire environnementale, chronologiquement moins linéaire et spatialement plus morcelée, à l’échelle d’un continent où les sources sont assez nombreuses pour mener ce travail, au moins à partir du XIIIe siècle.

Protéger les ressources : techniques et lois

Le nombre de mesures repérées dans les sources normatives laisse peu de doute quant à l’omniprésence de ce souci de conservation. Tandis qu’à Narbonne, au XIIIe siècle, on interdit le filet traînant, à Cannes on n’autorise que quatre navires à pêcher « au lamparo », c’est-à-dire à la torche de nuit, et dans certaines villes de Toscane c’est pour la chasse aux oiseaux que le filet est proscrit... La liste est longue, mais d’article et article quelques fils conducteurs émergent. Plutôt que d’interdire, on régule à partir de systèmes de licences. Par exemple pour limiter le nombre de pêcheurs et de chasseurs, tout en générant un revenu fiscal. De plus, les lois sont souvent formulées en prenant en compte le calendrier : le cycle des récoltes qui a une incidence directe sur les prix et la disponibilité des denrées, ou celui de la reproduction des espèces, que les autorités connaissent bien. Ainsi la ville de Tulln oblige les pêcheurs à s’enregistrer des mois en avance pour piéger les précieux esturgeons béluga qui remontent le Danube lors du frai.

Enfin, on n’hésite pas à réguler les marchés. À Fucecchio, à la fin du Moyen Âge, le gibier pris sur le territoire de la commune ne peut plus être vendu aux villes voisines, ce qui est une réponse à la croissance menaçante de Florence, qui risquerait de drainer les ressources environnantes tout en faisant monter les prix. À la même époque, sur le lac de Constance, certaines villes s’assurent que le poisson importé et vendu sur place ne puisse être capturé avec des normes moins strictes que celles qui sont appliquées à la guilde de pêcheurs locale. En effet, non seulement la concurrence serait déloyale, mais les stocks partagés du lac seraient aussi diminués à terme. L’économie ne fait donc pas si mauvais ménage avec l’écologie quand on connaît les contraintes des écosystèmes voisins.

Une histoire politique avant l’échelle étatique

Au cœur de plusieurs articles, on retrouve la question de l’échelle de gestion. Dans les sociétés issues de l’époque féodale, où l’État n’est qu’en construction, les auteurs montrent à quel point les individus tout comme les autorités sont conscients des risques que comportent la surpêche, le surpâturage ou le prélèvement non régulé du bois. Ils en constatent les conséquences à l’échelle d’un finage ou d’une seigneurie et, si on préfère penser en échelle de temps, d’une saison ou d’une vie humaine.

Les mesures de protection ne sont donc pas prises au nom de la biodiversité ou de l’égalité sociale. Même au cœur des communs, ces territoires gérés par les communautés villageoises qui ont suscité de nombreux mythes ainsi qu’une longue controverse historiographique, la gestion partagée des ressources fait l’objet de négociations et d’arbitrages constants. La menace permanente des petites amendes et exclusions reste par exemple nécessaire pour faire respecter les règles, tandis que les « coqs de village » parviennent souvent à faire triompher leurs intérêts. Difficile, dès que les archives sont conservées, d’envisager une histoire environnementale qui ne soit pas également une histoire politique de la répartition des ressources, à quelque échelle que ce soit.

Or entre le XVe et le XVIIe siècle, à des rythmes différents selon les régions, ces équilibres sont transformés par l’affirmation des États. En Suède, pour prendre un cas peu connu, l’affirmation du pouvoir royal va de pair avec le développement du concept de « Veine du roi ». Dans chaque cours d’eau, un tiers du flot, idéalement le plus profond, devra être laissé libre de toute construction (pêcherie, vivier, moulin avec retenue d’eau, etc.) pour laisser libre cours à la circulation des navires comme des poissons migrateurs, dont les saumons. Ce concept, défendu jusqu’au XVIIIe siècle, modèle en partie le paysage actuel du pays.

L’écologie au cœur de l’économie

Le recueil est très convaincant lorsqu’il s’agit de montrer que la protection de l’environnement avant l’époque industrielle était directement dictée par des préoccupations économiques et sociales. Y fait écho une abondante rhétorique autour de l’idée de bien commun ou public. En 1566 encore, un traité entre Constance et Mainau réglemente la pêche du frai et des jeunes poissons dans l’intérêt du « pauvre homme ». En ceci, l’écart avec notre époque est peut-être plus idéologique que réel : là où nous opposons écologie et économie, les hommes du passé et leurs institutions savaient que les deux ne formaient qu’un tout.

Cependant on aimerait entendre une réflexion plus claire concernant la manière dont les changements d’échelle, de gestion politique comme d’approvisionnement économique, transforment aussi les enjeux de conservation. L’affirmation des États revient comme un phénomène décisif à plusieurs reprises, et les historiens penseront aussi aux phases précédentes de l’histoire européenne : la dissolution du marché romain, la formation des grands domaines au haut Moyen Âge, le morcellement en petites seigneuries à l’époque féodale, etc. Il serait sûrement utile de comparer plus systématiquement les formes de la conservation telles qu’elles évoluent (ou échouent) dans ces moments de transition. Et ce d’autant plus que notre grande problématique actuelle est justement le passage à une nouvelle échelle, cette fois-ci mondiale.

D’un point de vue plus strictement historique, on aimerait aussi aller au-delà de cette vision matérialiste, longtemps plaquée sur les sociétés médiévales. Oui, les médiévaux voient leur environnement en termes de rendement : un chêne qui peut nourrir trente porcs est un arbre à préserver, un parc où les daims se devinent à travers les branches est une promesse de chasse abondante. Mais cet aspect pratique n’empêche pas l’existence de normes esthétiques ou morales. Lorsque les maîtres des Eaux et Forêts découvrent au XVIIe siècle des bois coupés en taillis à la canopée ouverte, où des troupeaux sont menés à paître, on sait qu’ils dénoncent des ressources ruinées par des paysans négligents, en ignorant parfois des techniques de conservation de longue durée qui n’ont été redécouvertes que récemment . On sait beaucoup moins, en revanche, ce que pensaient les individus qui habitaient ces espaces auparavant. L’hypothèse formulée par Lynn White, selon laquelle le christianisme occidental aurait entraîné une attitude de prédation face à la nature, a désormais été nuancée. Il reste à explorer toute la gamme des visions qui ont coexisté, sans scinder le culturel de l’économique.

Abigail P. Dowling, Richard Keyser, ed., Conservation’s roots. Managing for sustainability in Preindustrial Europe, 1100-1800, New York/Oxford, Berghahn Books, 2020.

par Pauline Guéna, le 3 février 2022

Pour citer cet article :

Pauline Guéna, « Le développement durable avant l’âge industriel », La Vie des idées , 3 février 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-developpement-durable-avant-l-age-industriel

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

À lire aussi


Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet