S’il y avait davantage d’économistes comme Thomas Piketty, le monde serait meilleur, même s’il est difficile de dire à quel point il serait meilleur sans modèle économétrique détaillé. Je plaisante, mais ce n’est que parce que je voudrais expliquer l’historique de ma propre relation, mélange d’amour et de haine, avec la profession d’économiste. J’adore lorsque de brillants économistes comme Piketty mettent en évidence les tendances en matière d’inégalités de richesse, et montrent comment celles-ci influent sur l’évolution de la croissance économique. Je déteste quand ils en parlent en termes purement mécaniques, comme si l’économie elle-même était une voiture dont nous aurions perdu le contrôle, ou un GPS qui a tout simplement besoin d’être reprogrammé.
Le livre de Piketty échappe presque à cette critique parce qu’il nous explique comment nous pourrions nous emparer du volant. Mais le volant vers lequel il tend la main – une taxe mondiale et progressive sur les richesses – semble si petit, si lointain. Il est difficile de s’imaginer comment faire campagne en faveur d’une telle taxe, sans parler de sa mise en œuvre. Et si Piketty met l’accent sur le pouvoir croissant d’une petite élite de privilégiés, il ne dit pas grand-chose sur la façon dont ils exercent cette influence.
Son livre en dit plus sur le fonctionnement de la machine que sur la conception de son système de guidage et de ses pilotes. De nombreux économistes de gauche ont émis des critiques allant dans ce sens. La meilleure présentation en est, selon moi, un essai de Suresh Naidu publié sur le site web Jacobin, et intitulé Capitalism Eats the World (Le Capitalisme mange la planète), qui décrit avec à propos cette recommandation politique comme étant « réalisable d’un point de vue technique mais sans espoir d’un point de vue politique ». Le modèle même de Piketty prédit une consolidation à la hausse des richesses et du pouvoir.
Pourtant, comme Suresh, j’adore le livre de Piketty parce qu’il ébranle avec efficacité les arguments avancés par le courant dominant des économistes contre une taxe sur le capital – litanie technique d’affirmations selon lesquelles une telle taxe réduirait les performances économiques et ferait baisser la croissance. Concernant le corps des économistes à l’échelle mondiale, le modèle théorique qu’il développe est subversif parce qu’il montre en quoi les bénéfices pourraient continuer à augmenter au détriment des salaires, processus qui risquerait de miner la croissance tant appréciée des spécialistes en économie.
Son récit historique, basé sur une recherche empirique convaincante, montre clairement comment le pouvoir politique a déterminé la politique fiscale – et vice versa. Il montre sa révérence pour les données, en rendant accessibles à tous ses chiffres si méticuleusement recueillis, accompagnés d’une documentation détaillée.
En personne, Piketty est encore mieux que son livre. Lors d’une conférence qu’il avait donnée dans mon université en septembre dernier, il a conquis son public par sa modestie, qualité que l’on trouve rarement chez les économistes. Il a provoqué des rires lorsqu’il a avoué que son désir de mettre en place une taxe sur la richesse provenait en partie du fait qu’elle produirait de meilleures données sur la distribution des richesses (les données les plus fiables sur la distribution des revenus proviennent des déclarations d’impôts sur le revenu, que les contribuables sont tenus de remplir).
Il a présenté des chiffres sur le taux de croissance réel dont bénéficient les ménages les plus riches à l’échelle mondiale entre 1987 et 2013, pour étayer son affirmation selon laquelle plus les individus possèdent du capital, plus la croissance de ce dernier semble être rapide. Il a illustré ce même point en comparant les rendements obtenus par divers portefeuilles de dotations au profit des universités américaines entre 1980 et 2010. Les universités les plus prestigieuses, et possédant les plus grosses dotations, ont récolté des rendements bien plus conséquents que celles (comme la mienne, l’Université du Massachusetts) qui en possèdent de plus petites. Que le capital mange le monde ou pas, il semble en tout cas que plus il est grand, plus il se reproduit rapidement.
Il a aussi avancé, tout en douceur, des arguments politiques forts, en comparant l’accent mis par l’opinion majoritaire sur la « main invisible » des marchés avec la « main basse » du pouvoir. Sa courbe des tendances à long terme aux États-Unis montre que les inégalités de revenu ont augmenté dans les années 1920, puis ont partiellement chuté en raison d’une taxation plus progressive, pour s’intensifier de nouveau lorsque les taux marginaux d’imposition furent réduits. La baisse en U des inégalités au milieu du XXe siècle montre l’interruption politique d’une tendance économique. « La classe dirigeante, explique-t-il, n’a pas toujours été aussi puissante ; sinon nous ne verrions pas ce type de courbe. »
Piketty est également ouvert à des récits plus complexes. En réponse à une question sur l’impact de la décolonisation au milieu du XXe siècle, il a concédé que ces événements ont aussi eu leur rôle à jouer. Il est allé plus loin que son sujet habituel, la taxation progressive, pour évoquer des manières possibles de changer la gouvernance des entreprises, en faisant référence à la politique allemande de codétermination, qui a donné aux travailleurs une plus grande influence sur les modes de gestion et qui a probablement, par conséquent, contribué à des évaluations en bourse plus basses dans ce pays. Les entreprises coopératives, ainsi que les régimes (de participation et) d’actionnariat salarié, pourraient ouvrir la voie à l’accumulation des richesses.
Je n’ai pas eu l’occasion de poser mes propres questions, mais j’en ai gardé trois sur les façons dont nous définissons les groupes qui rivalisent pour obtenir richesses et pouvoir. Comme la gauche traditionnelle, Piketty se concentre sur le conflit entre capital et travail. Mais quel est l’impact des écarts entre travailleurs sur les conflits de classe ? Si Piketty reconnaît l’importance des inégalités croissantes sur les revenus du travail, il n’explique pas entièrement cette polarisation, en particulier dans le cas des États-Unis. Pourquoi les individus percevant de hauts revenus s’en tirent-ils aussi bien par rapport aux individus touchant de maigres salaires ? Sont-ils vraiment à ce point plus productifs que leurs pairs moins bien placés ? Ou bien sont-ils essentiellement des capitalistes masqués, davantage capables de capter des rentes plus élevées à la mesure de leurs compétences ? Et si c’est le cas, est-il possible que des cadres et dirigeants majoritairement blancs et natifs de pays occidentaux s’allient aux propriétaires pour maintenir les salaires au bas de l’échelle, là où les gens de couleurs et les immigrants sont surreprésentés ?
De même, quel rôle jouent les différences basées sur le genre ? Kathleen Geier et d’autres ont observé que le genre est entièrement laissé de côté dans le récit de Piketty, en dépit de son influence sur la structuration des inégalités de richesse comme de revenus. Les hommes jouissent d’avantages conséquents en termes de revenus par rapport aux femmes, en partie parce qu’ils assument moins de responsabilités en ce qui concerne le soin des personnes à charge.
Les politiques publiques, ont elles aussi un impact sur les inégalités de genre. Comme les femmes assument plus de responsabilités que les hommes vis-à-vis du bien-être d’autrui, il n’est pas étonnant qu’elles soient davantage bénéficiaires de l’État-providence, et qu’elles lui apportent leur soutien politique dans une plus grande mesure.
Les inégalités fondées sur les origines ethniques, la citoyenneté et le genre n’atteignent pas un niveau aussi extrême que celles fondées purement sur la richesse ou les revenus. Toutefois, elles influent clairement sur le niveau de vie des familles et créent des clivages dans le corps des « travailleurs » au sens large, jusqu’à entraver les négociations efficaces avec le « capital ».
Enfin, les inégalités économiques au sein d’une nation, voire au sein d’un groupe de nations (tels que les pays capitalistes avancés) constituent-elles véritablement le principal problème ? Ou n’existe-t-il pas un problème plus sérieux encore, que poseraient les inégalités croissantes entre les nations, comme le soutient de manière convaincante Branko Milanovic dans The Haves and the Have Nots (Les Nantis et les démunis,) ? Cette fracture aide à expliquer les réactions sceptiques face à la taxe mondiale sur les richesses.
Les pays pauvres ont de bonnes raisons d’accueillir des immigrants riches, ainsi que leurs paradis fiscaux – et ce quelles que soient les conditions. Voilà une raison de plus d’aller au-delà d’un simple modèle opposant capital et travail, pour prendre en compte d’autres dimensions du conflit collectif.
La dernière question lors de la conférence publique fut posée par une étudiante engagée à gauche. Confronté au mécontentement de cette dernière face à son insistance sur la taxation, Piketty a fourni une réponse bilingue sur le plan politique, à l’image de son anglais teinté de fortes inflexions françaises : « Ne créons pas d’opposition entre la taxation progressive et la lutte des classes, expliqua-t-il. Il faut une lutte des classes pour mettre en œuvre une taxation progressive. »
Je pense qu’il a raison sur ce point. Nous avons aussi besoin d’une théorie sur la façon dont les intérêts collectifs fondés sur les classes sociales se croisent avec ceux fondés sur la citoyenneté, le genre, et d’autres dimensions de l’identité et de l’action collectives. Le développement d’une telle théorie pourrait nécessiter de nombreux autres Piketty. Qu’on leur donne le pouvoir.
Traduction revue et corrigée par Ophélie Siméon.