Dans les derniers jours de juillet, le Congrès américain a voté en faveur d’une mesure qui n’avait pas été prise depuis bientôt dix ans : l’augmentation du salaire minimum. Depuis 1997, une période qui coïncide largement mais pas totalement avec la domination du Parti républicain sur tous les mandats du gouvernement américain [1], le salaire horaire minimum était en effet bloqué à 5,15 dollars. On peut s’interroger sur les raisons pour lesquelles cette question, si longtemps négligée, a subitement été promue au rang d’enjeu urgent par le parti de George W. Bush. La réponse tient en partie à l’approche des élections parlementaires de novembre qui constituent sans doute le défi le plus sérieux que la majorité républicaine ait eu à affronter depuis des années : les Républicains sont impatients de pouvoir revendiquer quelques réalisations à mettre au crédit d’un Congrès dont beaucoup ont moqué l’inaction.
On aurait pourtant tort de croire que le projet républicain, qui vise à augmenter progressivement le salaire horaire minimum de 2,10 dollars sur trois ans, reflète une préoccupation soudaine pour le bien-être des Américains les plus pauvres. Ce geste en direction des moins favorisés a en effet un prix : il est lié à une disposition visant à réduire de façon permanente les droits de succession, laquelle porterait à 5 millions l’exemption fiscale sur la richesse héritée d’ici 2015. En échange de la concession faite aux Démocrates sur le salaire minimum, les Républicains espèrent donc obtenir une réduction d’impôts massive, que les règles de fonctionnement du Sénat leur auraient permis de bloquer dans le cas contraire. Cette ruse relativement transparente a donné aux Démocrates l’occasion de déployer la rhétorique qu’ils connaissent le mieux : celle de la dénonciation des inégalités économiques. Ainsi, le chef de l’opposition au Sénat, le sénateur du Nebraska Harry Reid, déclarait à la fin du mois de juillet : « Si les Républicains songeaient sérieusement à augmenter le salaire minimum pour la première fois depuis dix ans et à réduire les impôts pour l’ensemble des travailleurs américains, ils ne les prendraient pas en otage dans le but de donner aux Américains les plus riches des centaines de milliards par le biais de nouvelles exemptions fiscales [2]. » Au bout du compte pourtant, absolument rien n’est sorti de ce débat : le 3 août, le Sénat était dans une impasse, et le lendemain, les députés rentraient dans leurs circonscriptions pour y faire campagne avant l’échéance de novembre, chacun se préparant à blâmer l’autre pour son indifférence à l’égard des besoins des Américains ordinaires [3].
La fin de l’exception américaine ?
En liant le sort des revenus des salariés les plus pauvres à la fortune des Américains les plus riches, ce débat parlementaire symbolise ironiquement l’une des tendances les plus alarmantes de la société américaine contemporaine : l’accroissement continu des inégalités économiques. Si le problème lui-même est loin d’être nouveau, ce qui est remarquable en revanche, c’est la récurrence, dans le débat sur les inégalités, du terme de « classe ». L’un des traits caractéristiques de ce que l’on a communément appelé « l’exception américaine » a toujours été, en effet, la réticence des Américains à concevoir leur société au travers du prisme des classes, comme l’ont fait les socialistes dans de nombreuses régions du monde. C’est cette originalité qui avait conduit le sociologue allemand Werner Sombart à écrire l’essai controversé intitulé Pourquoi n’y a-t-il pas de socialisme aux Etats-Unis ?, lequel a donné naissance au débat sur « l’exceptionnalisme américain » dans une de ses versions les plus importantes. Comment se fait-il, s’interrogeait Sombart, que les Etats-Unis, qui sont pourtant la société la plus capitaliste du monde, soient aussi celle où brille par son absence ce qui devrait être la conséquence naturelle du capitalisme : la lutte des classes, s’exprimant par la présence d’un parti socialiste fort. Les réponses qu’apportait Sombart – le fait que les partis politiques américains recrutent au-delà des frontières de classes, la qualité de vie relativement bonne des travailleurs américains, un style de vie plus démocratique qu’aristocratique, la possibilité d’acquérir de la terre à bas prix, et « l’attachement sincère » des travailleurs américains non seulement à leur patrie mais aussi au capitalisme – continuent à être invoquées pour expliquer pourquoi, en dépit des inégalités saisissantes de la société américaine, la lutte des classes et le socialisme ne sont pas devenus des traits constitutifs de l’univers social américain, comme ce fut le cas en Europe.
Bien entendu, l’histoire américaine comme la grammaire française, fourmille d’exceptions. Ainsi, durant les premières décennies du XXe siècle, ceux qu’on appelait les « historiens progressistes » défendirent avec insistance l’idée que le conflit entre groupes économiques distincts avait constitué la force motrice de l’histoire américaine. L’un d’eux, Charles A. Beard, alla même jusqu’à soutenir, dans un essai célèbre, que les dispositions de la Constitution pourtant tellement admirée servaient les intérêts économiques des Pères fondateurs [4]. En 1944, Franklin Roosevelt dénonçait quant à lui les « royalistes de l’ordre économique », alors même qu’il proposait d’ajouter à la Charte des droits fondamentaux un vaste éventail de dispositions économiques et sociales [5]. Enfin, les libéraux de la Guerre froide, à la manière de John Kenneth Galbraith, insistèrent sur le besoin de contre-pouvoirs pour compenser celui des entreprises, qui menaçait selon lui la texture délicate de la vie démocratique [6].
Qu’un spectre hante l’Amérique de George W. Bush ne semble pas très plausible – c’est le moins qu’on puisse dire. Pourtant, si l’on se fie à la masse des articles de presse, des livres récents et des travaux académiques, il semblerait qu’émerge une conscience nouvelle de l’étendue des inégalités économiques qui affligent la société américaine, et avec elle, la volonté accrue de penser celle-ci en termes de classe. Les travaux de Barbara Ehrenreich sont à cet égard éclairants. Au plus fort du boom économique des années 1990, cette journaliste et écrivaine qui a consacré son travail aux questions sociales, occupa toute une série d’emplois peu rémunérés dans le but de savoir s’il était possible ou non, pour un membre de la classe ouvrière dans la nouvelle économie, de « joindre les deux bouts ». Elle fut tour à tour serveuse, bonne et employée chez Wal-Mart. Or, comme elle le raconte dans son livre Nickel and Dimed : On (Not) Getting By in America, elle découvrit bientôt la face cachée d’un monde où hommes et femmes étaient contraints de cumuler les emplois, sans jamais prendre le moindre jour de congés, contraints de vivre à l’hôtel ou dans leur voiture parce qu’ils ne disposaient ni de comptes bancaires ni de la possibilité d’emprunter à des taux d’intérêts intéressants pour acquérir un logement. Un monde où l’on ne va pas chez le médecin quand on est malade parce qu’on n’a pas d’assurance maladie et qu’on ne peut pas se permettre de manquer le travail. Un monde où l’on mange au fast-food parce qu’on n’a ni le temps ni les appareils pour cuisiner. Un monde enfin où les travailleurs sont contraints par leurs employeurs à se soumettre à d’humiliants tests de dépistage de drogue et à des enquêtes sur leurs biens personnels. Ehrenreich remarquait alors : « J’ai grandi en m’entendant répéter encore et encore, jusqu’à n’en plus pouvoir, que ‘‘travailler dur’’ était le secret de la réussite... Personne ne m’avait dit que l’on pouvait travailler dur – plus dur qu’il était possible de l’imaginer – et, malgré tout, continuer de s’enfoncer dans la pauvreté et l’endettement [7]. » Dans une autre étude récente, le journaliste David Shipler a prolongé les découvertes de Ehrenreich et montré comment les bas salaires, qui permettaient aux travailleurs pauvres de subsister, les plaçaient de fait à la marge de la société américaine, les privant non seulement d’un revenu décent, mais aussi de maison, de téléphone, de vêtements, de la santé et de l’accès au crédit nécessaire pour acquérir un minimum de visibilité sociale [8].
Un diagnostic unanime
L’an dernier, c’est le bastion du New York Times qui tombait, en propulsant la question des inégalités en une, à l’occasion d’une longue série d’articles consacrés – l’affreux mot a fini par être lâché – aux « classes sociales » aux Etats-Unis. Le quotidien a analysé le rôle des classes dans l’Amérique contemporaine à travers une série de tableaux sociaux, considérant par exemple la manière dont la classe déterminait le choix d’un conjoint ou la chance d’accomplir un cycle d’études supérieures. Un article particulièrement révélateur compare les occurrences de crises cardiaques au sein des classes ouvrières moyenne et supérieure. Expliquant les disparités dans l’accès au soin, l’article cite un médecin qui constate que les Etats-Unis « sont en train de transformer la santé, qui relevait auparavant de la fatalité, en une marchandise comparable à la distribution de BMW ou de fromage de chèvre [9]. »
Globalement, ce qui ressort de cette enquête de grande ampleur, c’est le rôle paradoxal que semble jouer la classe sociale dans l’Amérique contemporaine. D’un côté, les classes semblent disparaître, comme l’expliquent Janny Scott et David Leonhardt : « Aujourd’hui, la pays a progressé vers l’apparence d’une société sans classes. Des Américains de toutes sortes sont inondés de produits luxueux dont leurs grands-parents n’auraient pas eu idée. La diversité sociale a effacé la plupart des anciens marqueurs sociaux. Il est devenu beaucoup plus difficile de connaître le statut social d’une personne aux vêtements qu’elle porte, à la voiture qu’elle conduit, au parti pour lequel elle vote, au dieu qu’elle prie ou à la couleur de sa peau. »
Et pourtant, dans le même temps, « la classe demeure une force très puissante dans la vie américaine. Durant les trente dernières années, son rôle s’est considérablement accru, et non amoindri, à maints égards. À une époque où l’éducation compte plus qu’à aucune autre, la réussite scolaire reste liée très étroitement à la classe. À une époque où l’intégration raciale progresse, les riches s’isolent de plus en plus du reste de la population [10]. » On imagine Werner Sombart sourire.
On aurait tort de réduire cette nouvelle rhétorique des classes sociales à un résidu d’utopisme ou à la reprise d’un marxisme mal digéré par quelques vieux tenants de la Nouvelle Gauche. Elle a également trouvé ses défenseurs à droite. David Brooks, éditorialiste conservateur au New York Times qui revendiqua en son temps la découverte d’une nouvelle classe sociale (les « bobos [11] »), a fait montre dans ses dernières publications d’un intérêt certain pour la dynamique des classes. Dans un article récent intitulé « Le nouveau manifeste de Karl », Brooks cite l’ouverture célèbre du texte de Marx – « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours, c’est l’histoire de la lutte des classes » –, en approuve l’intuition centrale, mais en corrige la théorie (sans aucun doute au grand soulagement de ses admirateurs) en arguant que la lutte des classes est aujourd’hui principalement médiatisée par l’éducation : « À l’âge de l’information, où le savoir est synonyme de pouvoir et d’argent, la lutte des classes se déroule entre une élite éduquée et des masses sous-éduquées [12] », affirme Brooks.
Dans une veine similaire, on pourrait citer le cas atypique de Kevin Phillips. En 1968, Phillips fut le jeune et brillant Républicain qui joua un rôle important dans la campagne de Nixon. On lui attribue généralement la conception de la « stratégie sudiste », qui conduisit les Républicains à mettre la main sur des Etats qui, pendant quasiment un siècle, avaient voté pour le Parti démocrate, contribuant ainsi au réalignement politique le plus spectaculaire du siècle dernier. Depuis la fin des années 1980 cependant, Phillips n’a eu de cesse de dénoncer ce même parti dont il avait permis la victoire. Il a fini par voir dans l’ère Reagan un « second âge d’or » (en référence aux dernières décennies du XIXe siècle où se constituèrent les fortunes Rockefeller et Carnegie) et craint que les valeurs conservatrices ne soient menacées par les concentrations massives de richesses et les mesures gouvernementales qui les ont rendues possibles [13]. Récemment, les dénonciations par Phillips des tendances ploutocratiques du Parti républicain – à travers de longues diatribes produites à un rythme quasi annuel – ont pris un tour plus amer, et de façon plus surprenante, plus personnel. En 2004, il déplorait l’augmentation des inégalités sur fond de saga de la « Maison Bush », qu’il présentait comme une opulente dynastie américaine dont l’accès au pouvoir, favorisé par une sombre collusion entre intérêts économiques et politiques, constituait à ses yeux « un moment machiavélien dans l’histoire de la République américaine [14] ». Conservateur déçu, Phillips comprend les inégalités non en termes marxistes mais en termes jeffersoniens : elles sont la conséquence de la corruption du gouvernement républicain qui livre le bien commun en pâture aux intérêts privés de gens excessivement riches.
La nouvelle classe des « hyper-riches »
Si le débat américain sur les classes sociales conduit dans des directions différentes, il repose en revanche sur un diagnostic que peu remettent en question : l’émergence, depuis les années 1970, d’une classe de gens particulièrement fortunés dont la richesse ne se contente pas d’écraser celle de la classe moyenne, mais excède aussi considérablement celle des « simplement » riches. David Cay Johnston, un journaliste financier du New York Times faisant autorité en matière fiscale, a démontré que le premier millième de personnes situées tout en haut de l’échelle des contribuables américains – environ 145 000 personnes – avait gagné en moyenne 3 millions de dollars en 2002, contre « seulement » 1,2 million en 1980, soit un taux de croissance que les autres tranches de revenus sont loin d’avoir connu. De plus, au cours de cette même période, la part du revenu national qui est allée à cette catégorie a doublé, atteignant 7,4% [15]. À la pointe de la pyramide des revenus, quelque quatre cent personnes ont gagné en moyenne 174 millions de dollars en 2000, le triple de ce qu’ils avaient gagné en 1993. Une somme qui correspond, souligne Johnston, « à environ un demi million par jour, ou 2,5 millions de dollars tous les cinq jours, soit plus que ce que la grande majorité des Américains gagne en une vie entière [16] ».
Wal-Mart : « plus qu’un supermarché, une culture »
Les temps ont bien changé pour les Démocrates ! Entre 1986 et 1992, alors que son mari plein d’assurance alignait son parti sur les positions de la Troisième voie, Hillary Clinton siégeait au conseil d’administration de Wal-Mart, entreprise phare du capitalisme américain, fondée en 1962, dans son état adoptif de l’Arkansas. Aujourd’hui, en 2006, les potentiels candidats démocrates à l’élection présidentielle font la queue pour tirer sur l’entreprise, désormais perçue comme l’incarnation du mal. Cet été dans l’Iowa, le sénateur du Delaware Joe Biden, qui ne cache pas ses ambitions présidentielles, haranguait en ces termes une foule écrasée de chaleur : « Mon problème avec Wal-Mart, c’est que je ne vois décidément pas en quoi ils se préoccupent du destin des Américains moyens. Ils parlent de payer les gens 10 dollars de l’heure. C’est vrai. Mais comment un membre de la classe moyenne peut-il décemment vivre avec ça ? [17] ».
Dans le débat américain sur les inégalités, toutes les routes mènent à Wal-Mart, l’emblème le plus frappant du capitalisme américain. Wal-Mart est le plus gros employeur privé des Etats-Unis, mais aussi du Mexique ; c’est la deuxième plus grande entreprise du monde, et le distributeur le plus important. Son chiffre d’affaire, qui s’élevait à 258 milliards de dollars en 2003, représente 2 % du PNB américain [18]. Chaque semaine, environ 100 millions d’Américains – soit un tiers de la population – pénètrent dans un de ces 3 800 magasins pour y acheter de la nourriture, des vêtements, des jouets, de l’essence ou n’importe quoi d’autre. Bien qu’il personnifie l’éclatant succès de l’entreprenariat américain, Wal-Mart appartient avant tout, tant sociologiquement que culturellement, à la vie de la classe ouvrière américaine. À l’origine du succès de Wal-Mart, il y a la promesse « des prix bas, tous les jours », qui l’oblige à casser systématiquement les prix et à vendre moins cher que tous ses concurrents. En conséquence de quoi Wal-Mart peut répondre aux besoins des Américains les plus pauvres. Les études montrent que le salaire de nombre de ses clients se situe en dessous de la moyenne nationale. De même, ils ont moins de chances de posséder des comptes bancaires que le reste de leurs compatriotes [19]. Cela dit, les travailleurs pauvres ne constituent pas uniquement la clientèle privilégiée de Wal-Mart ; ils forment aussi l’essentiel de sa masse salariale. Les extraordinaires gains de productivité de l’entreprise dans les dernières décennies sont directement liés à l’acharnement avec lequel elle s’est employée à réduire le coût du travail. En 2003, le salaire horaire moyen des employés de bureau de Wal-Mart s’élevait à 8,50 dollars, soit 14 000 dollars sur l’année – 1 000 dollars de moins que le seuil de pauvreté pour une famille de trois personnes tel que l’a défini le gouvernement fédéral [20].
Dans l’Amérique contemporaine, la question sociale rejoint, à maints égards, la question de Wal-Mart. Les salaires trop bas sont en effet loin d’être la seule accusation dirigée contre Bentonville, ville de l’Arkansas rural où se trouve le siège social de la compagnie. On l’accuse également de ne pas procurer à ses employés suffisamment d’avantages sociaux : sur les 1,3 million d’employés, seuls 44 % peuvent se payer le plan d’assurance maladie proposé par l’entreprise [21], la faiblesse des salaires et des avantages ayant pour conséquence la dépendance de nombreux employés de Wal-Mart à l’égard d’aides venant des états ou du gouvernement fédéral. George Miller, député démocrate de Californie, avait ainsi calculé dans un rapport de 2004 qu’un magasin Wal-Mart de 200 employés coûtait aux contribuables rien moins que 420 750 dollars en subventions médicales pour les enfants, allocations logement, crédit d’impôt fédéral et autres formes d’aides [22]. Loin d’être le fleuron des entreprises américaines, allèguent ses contempteurs, Wal-Mart est en réalité un honteux bénéficiaire du corporate welfare, autrement dit du système de subventions publiques destinées aux entreprises privées. Bentonville est aussi régulièrement critiquée pour l’emploi d’immigrés clandestins, la discrimination pratiquée à l’égard des femmes, et son imposition, sur les lieux de travail, de règles disciplinaires particulièrement sévères pour les employés – que l’entreprise insiste pour nommer ses « associés ».
Mais c’est sans doute la politique syndicale de Wal-Mart qui révèle le mieux la place qu’occupe l’entreprise dans la lutte des classes naissantes. Bentonville maintient ses magasins sous une étroite surveillance, se prémunissant activement contre tout signe d’union ou de mobilisation syndicale. Les directeurs des magasins reçoivent ainsi quand ils arrivent un guide intitulé « Comment faire en sorte que les employés de votre magasin ne se syndicalisent pas », qui leur conseille de rester vigilant aux « réunions fréquentes qu’organiserait chez lui un employé » ou de surveiller les « associés (i.e. les employés) qui ne sont jamais vus ensemble [23] ». Dans le cas où une mobilisation syndicale serait sur le point de s’organiser, Bentonville envoie immédiatement sur place une équipe d’avocats en mesure de la contrecarrer. Ainsi, en 2000, les bouchers du Wal-Mart de Jacksonville (Texas) réussissaient contre toute attente à mettre en place la première représentation syndicale dans l’histoire de l’entreprise en votant par 7 voix contre 3 leur ralliement au syndicat des travailleurs de l’agro-alimentaire (United Food and Commercial Workers Union, UFCW). En à peine deux semaines, Wal-Mart annonçait que 180 magasins dans six états, dont celui de Jacksonville, supprimaient définitivement leurs boucheries. Comment justifièrent-ils leur décision à Bentonville ? En arguant que Wal-Mart devait suivre la tendance massive dans la grande distribution qui consiste à vendre de la viande prédécoupée et préemballée. « Cette décision n’a absolument rien à voir avec ce qui se passe à Jacksonville [24] », assura-t-on au siège social de Bentonville.
Si Wal-Mart est un parfait emblème du conflit de classes aux Etats-Unis, il est aussi un symbole de la polarisation de la vie politique américaine. Analysant les données de la dernière élection présidentielles, l’expert en sondage John Zogby relevait des corrélations frappantes entre les habitudes d’achats et de votes : 76 % des électeurs qui vont faire leurs courses à Wal-Mart une fois par semaine ont choisi George W. Bush, tandis que 80 % des électeurs qui ne se rendent jamais chez Wal-Mart lui ont préféré John Kerry. Comme le remarquait Zogby, « Wal-Mart est bien davantage qu’un supermarché, c’est devenu une culture en soi [25] »
M. B
Comment expliquer l’apparition de cette nouvelle classe d’« hyper-riches » durant les trente dernières années ? Selon Johnston, deux facteurs auraient été déterminants : d’abord l’émergence d’un marché global pour l’économie américaine, ensuite le développement des nouvelles technologies. Cela dit, une telle prospérité demeurerait encore énigmatique si l’on ne prenait pas en compte la politique fiscale du gouvernement américain. En 1980, le plus fort taux d’imposition s’élevait à 70 % des revenus ; en 1987, Ronald Reagan l’abaissa à 28 %. Bien que George H. Bush en 1991 puis Bill Clinton en 1993 l’aient à nouveau augmenté, George W. Bush l’a abaissé une fois de plus, pour le fixer à 35 % [26]. Quant à l’idée d’un impôt progressif, évoquée du bout des lèvres, elle a de toute manière été vidée de son sens par d’autres aspects de la loi fiscale. En raison du dédale de lacunes et d’exemptions que les lobbyistes sont parvenus à inscrire dans la loi fiscale, « les gens qui gagnent de l’argent via la participation financière dans des entreprises, l’investissement et la propriété peuvent aisément alléger leurs impôts, inventer des déductions et finalement faire peser le poids de leur charge fiscale sur les moins favorisés [27] ». Ajoutons que les revenus des dividendes et des investissements – auxquels les plus riches doivent l’essentiel de leur fortune – ne sont pas soumis à l’impôt sur le revenu, et que les taxes qui s’y appliquent ont été réduites ces dernières années. Pendant ce temps-là, les impôts qui touchent le plus directement la classe moyenne américaine sont franchement dégressifs : ainsi, seuls les premiers 90 000 dollars de revenu sont taxés par la Sécurité sociale. Dans un tel système, souligne Johnston, les absurdités se ramassent à la pelle. Depuis les baisses d’impôts successives décidées par Bush, les 400 contribuables les plus riches (qui gagnaient au moins 87 millions de dollars en 2000) paient le même pourcentage d’impôts sur le revenu, l’assurance maladie (Medicare) et la Sécurité sociale que ceux qui touchent entre 50 000 et 75 000 dollars ; quant à ceux qui gagnent plus de 10 millions de dollars, ils doivent aux impôts un pourcentage moindre de leurs revenus que ceux qui gagnent entre 100 000 et 200 000 dollars [28]. L’impôt sur le revenu est devenu de facto ce pour quoi les conservateurs se sont longtemps battus : un impôt uniforme (flat-tax), que les Américains les plus riches paient – au mieux – au même pourcentage de leurs revenus que ceux qui sont simplement à l’aise financièrement.
Le blocage de l’ascenseur social
Tandis que les plus riches ont vu leurs revenus s’envoler, les membres des autres tranches de revenus ont connu un destin plus mitigé. James Lardner, qui dirige le site inegality.org, destiné à développer la conscience des inégalités économiques, souligne que « même si les Etats-Unis restent un pays spectaculairement riche au regard de la plupart des indicateurs, nous dérivons vers un système de distribution des richesses comparable à celui des pays du Tiers-monde [29] ». Selon les économistes Heather Boushey et Christian E. Weller, c’est pendant la période 1979-1989 que les inégalités ont explosé aux Etats-Unis, quand les salaires des travailleurs les plus pauvres se sont mis à chuter brutalement tandis que ceux des travailleurs moyens demeuraient stables. Entre 1989 et 2000, sur le marché tendu de l’emploi des années 1990, les travailleurs les plus mal rémunérés ont certes pu combler une partie de leur retard ; mais c’est à ce moment-là que les riches et les « hyper-riches » ont décollé et laissé derrière eux la classe moyenne [30].
Le déclin de la mobilité sociale dans cette même période constitue un autre facteur d’explication, peu contestable. Le « rêve américain » n’a jamais signifié une croyance dans l’égalité réelle, mais a toujours renvoyé à un idéal d’égalité des chances – la classe sociale dans laquelle un individu naissait ne devait pas déterminer son destin économique. Mais si beaucoup continuent à s’accrocher à ce rêve, de nombreux signes laissent penser qu’il pourrait s’agir là d’un souvenir. Si l’on en croit Boushey et Weller, en 1973, parmi les fils dont les pères se situaient dans le quart inférieur de l’échelle socio-économique (une position définie en fonction du revenu, de l’éducation et de l’activité), 23 % sont parvenus à s’élever pour atteindre le quart de tête. En 1998, seuls 10 % d’entre eux ont pu accomplir une ascension semblable [31]. Au moment où beaucoup contestent la réalité du rêve américain, d’autres s’interrogent en outre sur son caractère spécifiquement américain. Comme le remarque le New York Times, la mobilité sociale aux Etats-Unis n’a désormais plus rien à envier à celle que connaissent la France ou la Grande-Bretagne, et semble même très en deçà de celle qui caractérise le Canada ou les pays scandinaves [32].
Les nouvelles frontières de classes ont clairement exacerbé la crise du rêve américain : ceux qui manquent du capital économique, culturel et scolaire qu’engendre le succès se retrouvent inévitablement désavantagés quand ils entrent sur le marché du travail. Ce qui conduit Janny Scott et David Leonhardt du New York Times à conclure : « Un paradoxe gît au cœur de cette nouvelle méritocratie américaine. Le mérite a remplacé l’ancien système des privilèges hérités, dans lequel les parents nés dans le château léguaient le château à leurs enfants. Mais il apparaît que le mérite est au moins en partie déterminé par l’appartenance de classe. Les parents qui possèdent de l’argent, de l’éducation et des relations transmettent à leurs enfants les habitudes sociales que le système méritocratique récompensera. Et quand leurs enfants réussissent, ce succès est perçu comme un succès mérité, gagné [33]. »
Retour sur la polarisation politique
La croissance des inégalités économiques ne pose pas seulement de sérieux défis à la société américaine. Selon une étude pénétrante, parue récemment, elle serait aussi responsable de l’un des phénomènes qui affectent de façon flagrante la vie politique américaine : la polarisation. Depuis le milieu des années 1990, mais de façon évidente lors des élections présidentielles de 2000 et 2004, les Américains sont apparus divisés presque parfaitement entre deux partis politiques plus opposés idéologiquement que jamais, de plus en plus hostiles au compromis, et moins favorables aux personnalités politiques modérées qu’ils ne l’avaient été au cours de l’histoire récente des Etats-Unis. C’est l’originalité de l’ouvrage Polarized America : The Dance of Ideology and Unequal Riches, co-écrit par les politologues Nolan McCarty de Princeton, Keith T. Poole de l’Université de Californie-San Diego et Howard Rosenthal de la New York University, que de défendre la thèse selon laquelle cette division entre « bleus » (Démocrates) et « rouges » (Républicains) ne constitue pas un phénomène simplement politique, mais plonge ses racines au cœur des conditions sociales et économiques. Tout en louant leur travail d’analyse dans les pages éditoriales du New York Times, l’économiste libéral [34] Paul Krugman écrivait : « Polarized America est un livre technique écrit pour des politologues. Mais il s’agit d’une lecture essentielle pour quiconque veut comprendre ce qui est train de se passer aux ETATS-UNIS [35]. »
Que veut-on dire quand on parle de polarisation accrue ? Dans cette proposition réside la première découverte de McCarty, Poole et Rosenthal, qui affirment que la polarisation peut être quantifiée. Pour la mesurer, il faut selon eux déterminer « qui vote avec qui et à quelle fréquence ». « Par exemple, expliquent-ils, si Arlen Specter (sénateur républicain de Pennsylvanie) vote à la fois avec Hillary Clinton (sénatrice démocrate de l’Etat de New York) et Bill Frist (sénateur républicain du Tennessee et chef de la majorité) plus souvent que Clinton et Frist ne votent ensemble, alors cette façon de faire permet de caractériser Specter comme un sénateur modéré, situé à mi-chemin entre deux sénateurs aux positions plus extrêmes. » En appliquant cet algorithme à des millions de votes – leur base de données inclut tous les votes de l’histoire du Congrès américain – McCarty, Poole et Rosenthal ont conçu un instrument d’une précision remarquable, qui leur permet de situer toutes les décisions de chaque membre du Congrès sur un spectre allant de la position purement conservatrice à la position purement libéral [36]. L’indice de polarisation construit sur cette base révèle que les soixante-dix premières années du XXe siècle ont été marquées par un déclin de la polarisation politique, qui a atteint son point le plus bas vers le milieu des années 1940 et s’est maintenue stable jusqu’au milieu des années 1970, soit une période correspondant aux administrations Roosevelt, Truman, Kennedy, Johnson et Nixon. Depuis, la polarisation s’est accrue dramatiquement et sans discontinuer.
Concrètement, la polarisation renvoie à cinq processus entrecroisés. Le premier est le recentrement du conflit politique sur l’axe libéral-conservateur ; les autres conflits, comme la lutte pour l’égalité raciale, ayant fini par le rejoindre au lieu de s’en éloigner comme ce fut le cas dans les années 1960. Dans le même moment, les positions des partis sur l’axe libéral-conservateur se sont écartées, ce qui signifie que les positions extrêmes de chaque camp ont davantage de chance d’être représentées au Congrès. Pendant ce temps, chaque parti est devenu plus homogène idéologiquement : les Démocrates sont devenus plus libéraux, et les Républicains plus conservateurs. Parmi les symptômes de cette évolution on peut citer la longue, lente mais quasi complète disparition des Démocrates du Sud ; les Républicains libéraux du Nord comme Rudy Giuliani devenant eux aussi et inversement une denrée rare. Cette évolution a pour conséquence l’accentuation de la divergence entre le Démocrate moyen et le Républicain moyen. Enfin, les positions de chacun des partis ont de moins en moins de chance de se recouper, en d’autres termes, les politiciens modérés se font de plus en plus rares [37]. Les passions déclenchées cet été par les primaires sénatoriales dans le Connecticut sont donc bien un signe des temps : le sénateur sortant Joe Lieberman, auquel ses positions modérées avaient valu le poste de vice-président du candidat Al Gore aux présidentielles de 2000, a vu sa carrière politique sérieusement menacée par la fureur de l’aile gauche du Parti. Afin de punir Lieberman d’avoir apporté son soutien à Bush lors du déclenchement de la guerre en Irak, celle-ci a réussi à faire élire un candidat dissident lors des primaires, forçant Lieberman à briguer sa réélection sans l’appui de son parti.
Il ne manque pas de théories pour tenter de rendre compte de la polarisation de la vie politique américaine. Certains analystes incriminent le « réalignement sudiste » – l’abandon progressif, depuis 1964, du Parti démocrate au profit du Parti républicain. D’autres l’attribuent aux réformes institutionnelles dont le Congrès a été le théâtre, et qui ont donné aux chefs des partis davantage de pouvoir pour punir les membres modérés de leur camp, qui ne s’en tenaient pas à la ligne officielle. D’autres encore y voient une conséquence des procédures de redécoupage des circonscriptions de la Chambre des Représentants, qui permettent au parti majoritaire dans les législatures des Etats de créer des circonscriptions qui leur garantissent d’envoyer un des leurs à Washington (c’est le sens de la controverse qui a entouré, en 2003, le redécoupage du Texas suite auquel quatre parlementaires démocrates sortants ont échoué à se faire réélire). Les circonscriptions dans lesquelles la compétition entre partis est faible ont ainsi plus de chance d’élire des candidats extrémistes qui plaisent aux fidèles du parti (qui votent davantage lors des primaires), plutôt que des candidats modérés, susceptibles de susciter une ferveur moindre.
Selon McCarty, Poole et Rosenthal pourtant, quelle que soit la valeur explicative de ces différentes théories, la cause profonde de la polarisation est ailleurs. Depuis les années 1970, remarquent-ils, la courbe de croissance de la polarisation suit de près la courbe de croissance des inégalités, définie par l’indice de Gini [38]. Durant les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, les politiques de redistribution mises en place par les administrations Roosevelt, Johnson et même Nixon, ont permis un déclin des inégalités qui se reflétait dans le niveau relativement bas de la polarisation. Lorsque les inégalités ont commencé à exploser, autour de 1969 selon les auteurs, il a fallu peu de temps pour que la polarisation ne suive et ne s’accentue soudainement. Les auteurs montrent en outre que tout au long des trente dernières années, la position des parlementaires élus sur le spectre libéral-conservateur tend à devenir fonction du revenu moyen par circonscription législative. La polarisation n’est donc pas, comme l’ont soutenu certains politistes, le fait d’une élite déconnectée de la population, les oppositions entre leaders politiques ayant cessé de représenter les intérêts des citoyens dans leur ensemble [39]. Pour McCarty, Poole et Rosenthal, la polarisation « se fonde évidemment en partie sur les préférences des électeurs [40] ».
Sur cette base, les auteurs proposent une interprétation étonnante de la société et de la politique américaines : la vie politique consiste en une « danse » entre les inégalités de revenus et la polarisation politique. D’un côté, les inégalités économiques provoquent un accroissement de la polarisation, tandis que les riches par exemple se consacrent à la promotion des partis politiques qui représenteront au mieux leurs intérêts (disons en favorisant les baisses d’impôts et en réduisant les politiques de redistribution) ; d’un autre côté, la polarisation de la vie politique exacerbe les inégalités, soit parce que les Républicains, quand ils sont au pouvoir, limitent les redistributions, soit parce que, quand ils sont dans l’opposition, ils parviennent, grâce aux particularités de fonctionnement du Congrès américain, à freiner les efforts des Démocrates pour contrer l’augmentation des inégalités [41].
Le rôle des valeurs morales en question
La force de cet argument réside peut-être dans la lumière qu’il jette sur le débat relatif au rôle des valeurs morales dans la vie politique américaine. Beaucoup de commentateurs ont soutenu que le succès des Républicains avait essentiellement tenu à leur capacité à se présenter comme les défenseurs de la vertu et de la foi. Récemment, les Démocrates ont tenté, jusqu’ici sans résultat, de battre les Républicains sur leur propre terrain, suivant pour ce faire les conseils du linguiste George Lakoff qui les invitait à rendre enfin visible les « cadres moraux » de leur politique [42], et s’inspirant des réflexions de Jim Wallis qui conçoit la théologie chrétienne comme fondamentalement progressiste [43]. De son côté, le journaliste Thomas Frank, dans un livre intitulé What’s the Matter with Kansas ? a rendu compte de la séduction opérée par les valeurs morales et religieuses en arguant d’une forme de fausse conscience qui mènerait les électeurs les plus pauvres dans plusieurs régions du pays à voter contre leurs propres intérêts, et en faveur des intérêts de ceux qui les exploitent [44]. McCarty, Poole et Rosenthal soutiennent en revanche que, comparées au revenu, les valeurs morales constituent un facteur mineur dans le processus de polarisation. Ainsi, ils notent que les électeurs qui avaient soutenu, en 1998, la procédure d’impeachment lancée par le Congrès contre Bill Clinton, disposaient de revenus élevés [45]. « Peut-être la plus grande erreur commise à propos des conservateurs chrétiens est de penser qu’ils votent systématiquement contre leurs intérêts », argumentent-ils [46]. Cette hypothèse repose en effet sur un certain nombre de suppositions douteuses, dont l’idée que les Etats démocrates sont plus riches que les Etats républicains (idée vraie mais qui ne signifie pas que les gens riches tendent à voter démocrate), ou encore l’idée que les conservateurs chrétiens sont bien plus pauvres que la moyenne.
En outre, Frank ne tient pas compte du fait que le niveau de revenu détermine le degré d’affiliation politique y compris parmi les électeurs censés se déterminer d’après les valeurs morales uniquement : les conservateurs chrétiens ont plus de chance de voter républicain à mesure qu’ils s’enrichissent [47]. Enfin, la domination républicaine sur les Etats du Sud semble avoir moins à faire avec le conservatisme culturel de ces Etats qu’avec leur prospérité économique : non seulement le revenu moyen par habitant a augmenté plus rapidement dans le Sud entre 1959 et 1989 que dans le reste du pays, mais encore de nombreuses familles des classes moyennes et supérieures ont quitté le Nord-Est du pays pour s’y installer – la famille Bush étant l’exemple le plus connu de ce phénomène migratoire [48]. Les valeurs morales tant prisées par les analystes politiques se voient ainsi réduites, dans l’analyse de McCarty, Poole et Rosenthal, au second rôle de la superstructure, éclipsées par le rôle autrement déterminant des réalités économiques.
Le facteur immigration
Et cependant, si les inégalités de revenu et la polarisation politique sont à ce point liées, la question demeure de savoir pourquoi seuls les Républicains en ont bénéficié. Pourquoi, en d’autres termes, l’émergence d’une classe d’« hyper-riches » n’a-t-elle pas conduit les plus pauvres à soutenir des candidats démocrates prêts à œuvrer en faveur de davantage de redistribution ? Si l’on en croit McCarty, Poole et Rosenthal, la réponse à cette question réside dans un autre des courants majeurs qui traversent la société américaine : l’immigration. Le pourcentage d’immigrés vivant aux Etats-Unis a augmenté en suivant les courbes des inégalités et de la polarisation : des lois restrictives des années 1920 à la réforme des lois sur l’immigration en 1965, le pourcentage d’immigrés a fortement décliné ; depuis lors cependant, il est remonté de façon constante, pour atteindre 7,8 % de la population en 2000 [49]. Ainsi a émergé, au bas de l’échelle des revenus, une large classe d’immigrés, la plupart du temps non-Blancs, exclus de la citoyenneté et donc politiquement insignifiants. Ce qui signifie que si la situation économique de l’électeur moyen est restée relativement stable, la situation économique de la famille moyenne en revanche s’est dégradée, en conséquence de l’immigration.
L’immigration a donc brouillé les attentes habituelles relatives aux conséquences politiques des inégalités en contexte démocratique. Théoriquement, l’augmentation des inégalités devrait sur le long terme conduire la majorité des électeurs à souhaiter davantage de redistribution, dans le but de corriger les inégalités. Mais la présence d’une importante classe d’immigrés économiquement désavantagés produit, si l’on suit l’analyse de McCarty, Poole et Rosenthal, deux effets qui bloquent ce mécanisme d’auto-régulation. D’abord elle crée un « effet de partage », ce qui signifie que tous les citoyens deviennent moins favorables à la redistribution à mesure que le nombre des immigrés « réduit la part du gâteau à laquelle chacun peut prétendre, et qui doit être divisé de façon égale entre tous les résidents [50] ». Dans le même temps, l’immigration produit un « effet de désaffranchissement », l’exclusion des immigrés de la participation aux élections donnant aux riches relativement plus de pouvoir pour influencer le vote et aux pauvres relativement moins de pouvoir pour faire de même. Autrement dit, le fait qu’une importante classe de pauvres soit exclue de la citoyenneté empêche que fonctionne le mécanisme de correction en faveur de la redistribution, qui jouerait si ces derniers avaient le droit de vote. Si l’immigration n’a pas contribué à l’accroissement des inégalités et de la polarisation, elle en a en revanche, selon les auteurs, considérablement exacerbé les effets.
La politique des inégalités et de la polarisation a produit, selon McCarty, Poole et Rosenthal qui concluent sur ces termes, un « système politique remarquablement stable [51] ». En place depuis les années 1970, il s’est maintenu sans changement significatif apparent sous l’ère de George W. Bush. Une partie du problème vient de ce que les institutions politiques américaines ne peuvent ni contrecarrer ni corriger la pression d’inégalités croissantes, notamment parce qu’elles sont non majoritaires ; les partis minoritaires ont un pouvoir considérable pour bloquer le travail des partis majoritaires. S’ils ont joué un rôle dans la réélection de Bush, suggèrent McCarty, Poole et Rosenthal, les facteurs non économiques auxquels beaucoup ont attribué sa victoire ont pu en réalité lui faire plus de mal que de bien : car si l’on se base sur les conditions économiques de l’année préélectorale, Bush aurait dû l’emporter avec une large majorité et non sur le fil du rasoir, comme ce fut de fait le cas (l’opposition de nombreux Républicains, récemment rencontrée, à la proposition de Bush pour faciliter l’accès des immigrés à la citoyenneté pourrait constituer un nouvel exemple de la séparation entre le Président et les intérêts de ses fidèles).
Malgré la solidité du système en place, les auteurs envisagent les conditions auxquelles les choses pourraient évoluer. Il se pourrait bien que les positions républicaines sur les questions de société du type avortement ou mariage homosexuel effraient leurs électeurs de longue date ; il se pourrait aussi que les Républicains aillent trop loin dans la promotion des politiques néo-libérales et s’aliènent une partie des électeurs de la classe moyenne ; enfin, une crise économique ou une nouvelle attaque terroriste aurait toute chance d’affecter le comportement des électeurs, de façon imprévisible. Le seul scénario dans lequel les Démocrates seraient acteurs et non simples spectateurs d’un échec républicain consisterait à poursuivre la politique mise en place par Bill Clinton dans les années 1990. Contrairement à Lakoff et Wallis, McCarty, Poole, et Rosenthal ne croient pas que les Démocrates doivent adopter la rhétorique morale et religieuse des Républi-cains pour tenter d’attirer les électeurs socialement conservateurs de la classe moyenne. Ils citent en ce sens les exemples de Joe Lieberman et Hillary Clinton qui, à leur avis, ont parfaitement compris cette leçon. Etant donné le mépris dans lequel ces derniers sont actuellement tenus par l’aile gauche du Parti, on peut toutefois se demander si les électeurs qui voteront lors des primaires, rêvant d’en découdre après huit années de Bush, seront prêts à se contenter des platitudes faciles d’un centrisme type « Troisième voie ».
« À l’heure actuelle, écrivait Werner Sombart en 1906, on peut dire sans conteste que les contrastes entre riches et pauvres ne sont nulle part ailleurs plus grands qu’ils ne le sont aux ETATS-UNIS [52]. » Aujourd’hui que la période de nivellement social des années 1930 à 1970 est close, il semble que ce diagnostique ait retrouvé toute son acuité. L’attention nouvelle dont bénéficient les classes sociales auprès des chercheurs, des intellectuels et des journalistes reflète ce phénomène, tout comme de nombreux mouvements politiques et sociaux, tels que la syndicalisation des travailleurs de Wal-Mart ou les efforts de nombreux Etats pour augmenter le salaire minimum en contournant le Congrès et en soumettant directement la proposition au vote des électeurs. Au-delà de ces phénomènes, nombreuses sont les intuitions de base de Sombart qui demeurent valides aujourd’hui. Les Etats-Unis, pour paraphraser Niall Ferguson, conservent quelque chose d’une société de classe en déni. « L’idée de positions sociales immuables, pouvait-on lire dans l’un des articles de la série du New York Times, prend les gens à rebrousse poil. Les Américains n’ont jamais supporté l’idée d’un ordre hiérarchique basé sur autre chose que le talent et le travail. La notion de classe heurte de plein fouet leurs croyances sur le rêve américain, l’égalité des chances, les raisons de leurs propres réussites ou échecs [53]. » Pour la classe politique, tout le défi consiste donc à trouver le moyen d’analyser et de théoriser publiquement la montée des inégalités, sans sous-estimer l’aversion des Américains à penser en termes de classes.
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marie Garrau
Texte paru initialement dans le La Vie des Idées (version papier) n° 16, octobre 2006.