Pendant plus d’un siècle et demi, l’ordre des Jésuites a dominé la vie spirituelle, économique et politique du Paraguay colonial. L’ouvrage de Jean-Paul Duviols lève le voile sur les préceptes intellectuels, l’organisation institutionnelle et les causes de leur déclin.
Dans l’imaginaire contemporain, les missions jésuites du Paraguay restent associées au film de Roland Joffé, The Mission, palme d’or à Cannes en 1986. Outre la bande originale composée par Ennio Morricone, les cinéphiles se souviennent en particulier de cette magistrale séquence d’ouverture ayant pour décor les chutes d’Iguazu, inscrites deux ans plus tôt au patrimoine mondial de l’Unesco. Seuls les plus avisés des spectateurs se remémoreront sans doute la toile de fond historique du film. Il y est question de la guerre dite « guaranitique » qui met aux prises, au milieu du XVIIIe siècle, une alliance hispano-portugaise contre les missionnaires jésuites. Les causes de ce conflit sont si brièvement exposées, qu’on peine à en comprendre les ressorts. D’aucuns d’ailleurs émettent l’hypothèse que l’œuvre du cinéaste ferait plutôt écho à son contexte de production : la théologie de la libération agite alors, sous la houlette d’une communauté d’ecclésiastiques acquise aux théories marxistes, campagnes et périphéries urbaines d’Amérique latine. Qu’importe le sujet, la force du média cinématographique réside dans la mise en scène visuelle d’un récit qui raconte une histoire avant de faire Histoire, et nous laisse une vague mais persistante « impression rétinienne ».
Au-delà de ce film primé, que nous évoquent les missions jésuites ? Que savons-nous à leur propos ? Non seulement leurs vestiges ne sont pas courus des touristes internationaux, mais elles ont été relativement peu étudiées par les chercheurs étrangers. Ainsi, quand bien même il existe en France une communauté académique de « paraguayistes » – on pense à l’anthropologue Capucine Boidin [1], à l’historien Luc Capdevila [2], au géographe Sylvain Souchaud [3] ou encore à la politiste Renée Frégosi [4], la production historiographique s’avère pauvre dans notre langue sur la période concernée. De surcroît, à l’instar du livre de Maxime Haubert publié en 1967 [5], les travaux datent. D’où le mérite de Jean-Paul Duviols, professeur de littérature et de civilisation latino-américaine à la Sorbonne, de se pencher sur cette « aventure jésuite ».
Imprimé sur un papier à grammage épais, agrémenté d’une reliure cartonnée et d’un marque-page en tissu satiné, ce beau livre renferme pas moins de cent documents iconographiques. Très richement illustré de vieilles cartes, gravures, frontispices, tableaux, aquarelles, dessins et autres photographies, l’ouvrage se divise en deux parties. La première – sur laquelle porte cette recension – constitue une synthèse analytique du sujet. La seconde compose une anthologie de textes historiques : outre des chroniques d’époque, le lecteur y lira les réflexions de Voltaire, Chateaubriand ou encore Foucault, entre autres.
L’évangélisation des « sauvages »
Il est établi que les Jésuites, arrivés dans le bassin de la Plata au milieu du XVIe siècle, ont fait montre d’une plus grande souplesse que leurs devanciers franciscains à l’heure de soumettre les autochtones au règne de la foi. Réputée plus accommodante que les campagnes d’exploitation menées dans les encomiendas de Nouvelle Espagne ou du Pérou [6], leur entreprise d’évangélisation débutée dans les années 1580 n’en a pas moins été fondée sur des préceptes idéologiques tout aussi élitistes et méprisants. Aux yeux des missionnaires, les Tupi-Guarani sont des êtres farouches, proches d’une nature animale et qui manifestent leur obscénité (par la nudité), leur férocité (en s’adonnant à l’anthropophagie rituelle) ou leur immoralité (dans la polygamie).
De surcroît, contrairement à leurs « semblables » descendants des prestigieux Aztèques ou des illustres Incas, les Indiens du Paraguay ne sauraient être qualifiés de « païens idolâtres », dans la mesure où ils n’ont édifié aucun lieu de culte monumental et qu’ils intercèdent avec leurs divinités sans le truchement d’une quelconque autorité ecclésiastique. Comme le résume l’auteur, « incapables de dominer leurs pulsions, sortant à peine de leur gangue animale, ces Indiens étaient jugés comme participant des premiers balbutiements de l’humanité et leurs capacités intellectuelles ne pouvaient donc en aucun cas être comparées à celles des Européens » (p. 52).
Juridiquement, les Jésuites considèrent les Indiens aussi immatures et irresponsables que des enfants. Imbus de condescendance à leurs égards, ils se donnent littéralement pour mission civilisatrice de leur accorder une éducation bienveillante, de les initier dans leur langue aux enseignements du Christ, et de les humaniser par le travail manuel (agriculture, artisanat, musique), tout en se gardant le droit paternaliste de soumettre les récalcitrants comme les paresseux à la punition (au fouet en particulier). Afin de faciliter l’inculcation des préceptes religieux, les missionnaires jésuites avaient pour conviction qu’il leur fallait d’abord et avant tout comprendre les croyances des Indiens – ce qui nécessitait au premier chef d’apprendre à communiquer dans leur langue –, puis de les travestir par un syncrétisme assumé – ce qui signifiait d’associer par exemple Tupa, le dieu du Tonnerre du panthéon guarani, à Dieu le Père. Dans les encomiendas à l’inverse, l’apprentissage du castillan était obligatoire (au moins à l’oral) et la survivance de conceptions païennes n’y était guère tolérée : alphabétisation et catéchisation allaient de pair, la première conditionnant la seconde, et inversement.
À la christianisation par la force adoptée par les ordres franciscains et dominicains, les Jésuites du Paraguay préféraient la conversion par la persuasion. Sans nul doute, cette modalité « douce » d’évangélisation leur a permis d’étendre leur domination politique et économique sur le peuple guarani.
L’organisation de « l’empire jésuitique »
Dans un territoire vierge de toute colonisation, situé aux confins du Paraguay, de l’Argentine et du Brésil actuels, les Jésuites ont mis en place trente cités indigènes, appelées « réductions », où vivaient quelque 150 000 personnes à leur apogée au début du XVIIIe siècle. Inspirés par la République idéale de Platon, ils ont eu à cœur de renouer avec l’utopie anti-esclavagiste initiée par Bartolomé de las Casas au Guatémala dans les années 1530 [7]. La base du système économique reposait sur la propriété collective. Excellant dans l’agriculture comme l’élevage (chevaux, bovins), les réductions vivaient en autarcie et exploitaient des biens appréciés des colons, tels que le tabac ou l’herbe à maté. En l’absence de monnaie, le travail n’était pas rétribué. En revanche, le labeur journalier n’excédait pas les six ou sept heures contre douze à quatorze heures en Europe à la même époque. Le reste du temps, les Indiens s’adonnaient à l’étude, à la musique, à la prière ou à l’oisiveté. De surcroît, les réductions assuraient, grâce à leurs dispensaires, une sécurité sociale avant l’heure à tous ses membres. Baptisée Loreto, la première fut fondée en 1610 en bordure du Paraná.
Sur le plan juridique, la Compagnie de Jésus jouissait d’un statut singulier et envié. Elle disposait en premier lieu d’une forme d’extraterritorialité tolérée par la couronne ibérique [8], qui lui permettait de rendre la justice dans ses cités, où l’inquisition n’avait pas de prise. Au sein des réductions, la gouvernementalité des corps et des pratiques s’exerçait donc en toute indépendance. En l’espèce, l’abolition de la peine de mort n’excluait pas les châtiments corporels. Michel Foucault décrivait les missions en ces termes :
Au Paraguay, les Jésuites avaient fondé une colonie merveilleuse, dans laquelle la vie tout entière était réglementée ; le régime du communisme le plus parfait régnait, puisque les terres appartenaient à tout le monde […] Les maisons étaient disposées en rangs réguliers le long de deux rues qui se coupaient à angle droit […] Les Jésuites réglementaient du soir au matin et du matin au soir, méticuleusement, toute la vie des colons.
À l’en croire, les évangélisateurs auraient même trouvé une méthode facétieuse en faveur du « réarmement démographique »…
À minuit, ajoutait-il, la cloche sonnait – c’était la cloche qu’on appelait du « réveil conjugal », car les Jésuites tenaient essentiellement à ce que les colons se reproduisent ; et ils tiraient allégrement tous les soirs sur la cloche pour que la population puisse proliférer. [9]
Au niveau institutionnel, les Jésuites relevaient de l’autorité papale. Ils disposaient ainsi de privilèges fiscaux, qui agaçaient d’autant plus les colons d’Asunción, de Cordoba ou de Buenos Aires que le territoire des réductions leur était interdit d’accès sans sauf-conduit. Cette politique discriminatoire était justifiée pour protéger les Indiens contre les razzias effectuées par les chasseurs d’esclaves portugais, les fameux bandeirantes [10]. Pour mieux résister à leurs intrusions, les missionnaires ont fini par armer les Indiens à partir des années 1630, formant une véritable milice guarani à la fin du siècle. Envenimé par des tensions géopolitiques entre Madrid et Lisbonne, le conflit pour le contrôle de ce territoire confédéré autour de sa trentaine de réductions devenait inévitable.
L’effondrement du « royaume de Dieu sur Terre »
En superficie, la province jésuitique équivalait à la taille de la péninsule ibérique. Sa chute a été aussi soudaine que sa fondation a été longue. Comme l’écrit l’auteur, « ce « royaume de Dieu sur la terre » qui semblait si efficacement et par conséquent si durablement implanté allait pourtant s’effondrer brusquement et disparaître en quelques semaines » (p. 99). Il y eut d’abord cette fameuse « guerre guarinitique » (1753-1756) qui opposa la rébellion armée des Jésuites aux troupes coloniales, à la suite de tractations diplomatiques très défavorables aux missionnaires [11]. Affaiblis par leur défaite, les Jésuites restent accusés de fomenter les révoltes contre l’autorité royale et de représenter un État dans l’État, aux ordres du souverain pontife. En conséquence, Charles III d’Espagne suit la résolution déjà prise par le Marquis de Pombal cinq ans plus tôt et ordonne en 1767 l’expulsion des Amériques de la Compagnie des Jésus.
Après le renvoi des évangélisateurs, les réductions ont rapidement périclité. Leur reprise en main administrative par des intendants coloniaux a fait long feu. Et pour cause, les fonctionnaires royaux y ont surtout vu une opportunité de pillage et d’exploitation offerte par une main-d’œuvre servile et, in fine, peu éduquée. Car, l’un des péchés d’orgueil des missionnaires est de n’avoir jamais accordé plus qu’une éducation basique à leurs protégés. Pas un seul Guarani en six générations n’a eu accès à une formation supérieure de nature scolastique ou juridique (on ne leur enseignait pas l’espagnol, alors que dire du latin…), si bien qu’aucun n’a pu prétendre se hisser à des rangs de responsabilité institutionnelle et tous sont restés sous la tutelle politique, intellectuelle et spirituelle de leurs « bons maîtres ». Après leur départ, beaucoup d’Indiens ont préféré recouvrer leur liberté tribale à vivre sous le joug des colons. En 1830, il ne restait plus que 15 000 habitants dans les derniers villages.
Aujourd’hui, seuls subsistent les vestiges de ces glorieuses réductions, dont une poignée a été classée au patrimoine mondial de l’Unesco. Puisse ce très bel ouvrage donner la curiosité au lecteur d’en savoir plus sur la très riche histoire du Paraguay, un pays qui demeure sous les radars académiques. Il nous invite, du reste, à interroger l’héritage culturel qu’auraient pu avoir légué les missions jésuites à un pays qui s’avère encore l’un des plus catholiques de toute l’Amérique latine. Le recul de la foi comme le « basculement religieux » en faveur de l’évangélisme n’y ont pas encore opéré : presque 90 % de la population se déclarent toujours catholiques, contre 65 % dans le reste de l’Amérique latine [12].
Damien Larrouqué, « Le Paraguay au temps des missions »,
La Vie des idées
, 15 mars 2024.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Le-Paraguay-au-temps-des-missions
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[1] Capucine Boidin, Guerre et métissage au Paraguay, 2001-1767, Rennes, PUR, 2011.
[2] Luc Capdevila, Une guerre totale, Paraguay, 1864-1870, Rennes, PUR, 2007.
[3] Sylvain Souchaud, Pionniers brésiliens au Paraguay, Paris, Karthala, 2003 & Id. (dir.), « Le Paraguay au 21e siècle, une trajectoire latino-américaine », Problèmes d’Amérique latine, n°115, 2019.
[4] Renée Frégosi, Le Paraguay au XXe siècle : naissance d’une démocratie, Paris, L’Harmattan, 1997.
[5] Maxime Haubert, La vie quotidienne des Indiens et des jésuites du Paraguay au temps des missions, Paris, Librairie Hachette, 1967.
[6] Le terme encomienda désignait une communauté indienne soumise à l’autorité d’un colon, sur un territoire concédé par la Couronne. En échange de leur servilité et du tribut qu’ils lui versaient, le colon se devait de les « protéger », leur garantir l’intégrité physique et surtout les catéchiser. A cette fin, il engageait des moines dits « doctrinaires » (réputés violents et peu scrupuleux) issus des ordres mendiants. Cf. Annie Molinié-Bertrand, Vocabulaire de l’Amérique espagnole, Paris, Armand Colin, 2005, p. 46 et 49.
[7] Charles Lancha, « Las Casas, protecteur des Indiens, défenseur des droits de l’homme », Revue historique, n°589, 1994, p. 51-70.
[8] Entre 1580 et 1640, une union dynastique lie les monarchies portugaise et espagnole.
[9] Extraits de « Utopies réelles ou Lieux et autres Lieux » (Conférences, 1966), propos retranscrits par l’auteur, p. 286.
[10] Cf. Hervé Théry, « Santana de Parnaíba, berceau des Bandeirantes », Braises (blog personnel), 22 août 2015.
[11] Appartenant aujourd’hui à l’Uruguay, Colonia de Sacramento avait alors été échangée par la Couronne portugaise, contre une partie du territoire guarani.
[12] José Dario Rodríguez Cuadros, « Le basculement religieux latino-américain », Hérodote, n°171, 2018, p.119-134.