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Recension Histoire

Aux origines coloniales de la géographie


par Hadrien Dubucs , le 9 juillet 2008


La constitution scientifique de la géographie en France au XIXe siècle a partie liée avec la construction de l’empire colonial. Science de l’espace, la géographie a d’évidentes retombées pratiques pour les colonisateurs. Mais faut-il pour autant la réduire à un discours de domination et de justification au service du colonialisme ?

Recensé : Pierre Singaravelou (dir.), L’Empire des géographes. Géographie, exploration et colonisation, XIXe-XXe siècle, Paris, Belin, coll. « Mappemonde », 2007, 288 p.

En proposant « un nouveau jalon en faveur d’une histoire sociale et intellectuelle de la géographie en situation coloniale » (p. 57), les auteurs de ce livre partent d’un double constat. D’une part, l’empire colonial, comme projet et comme mode de mise en valeur, s’appuie essentiellement sur des savoirs géographiques comprenant entre autres les localisations, les représentations cartographiques et iconographiques, l’inventaire des ressources, les découpages en sous-ensembles des territoires et des sociétés colonisés. D’autre part, en raison même de cette utilité, la géographie qui s’institutionnalise en France à la fin du XIXe siècle incarne rapidement et durablement une figure de « science coloniale », qui rend légitime une réflexion épistémologique sur la nature de son « inconscient colonial » (p. 57) : s’agit-il d’une science coloniale par essence, relevant d’une épistémologie spécifique et porteuse in fine d’un discours politique de domination ? Ou la géographie ne doit-elle sa part coloniale, elle-même plurielle et hétérogène, qu’à une somme d’« interactions concrètes entre la production de savoirs et les pratiques du pouvoir en situation coloniale » (p. 46) ?

Une histoire coloniale des savoirs géographiques

Les textes d’historiens et de géographes rassemblés dans l’ouvrage décrivent des lieux de production de savoirs géographiques coloniaux (thèses, sociétés de géographie) et des usages politiques et militaires de ces savoirs. La pluralité « des » géographies coloniales, en termes d’acteurs, de contenus, de visées, apparaît clairement à la lecture de ces textes. Néanmoins, certains motifs iconographiques (les figures de l’« indigène ») et intellectuels (la légitimité du colonialisme) sont relativement constants d’une source de connaissance à l’autre, de la littérature exotique aux monographies savantes.

Ces contributions s’inscrivent dans une réflexion plus épistémologique sur la spécificité des savoirs géographiques coloniaux. En resituant la géographie dans une perspective d’histoire des sciences, Claude Blanckaert critique la notion même de « science coloniale », qui supposerait notamment un corpus conceptuel cohérent et la visée d’un savoir véritablement scientifique. La géographie coloniale est en effet marquée par une « posture idiographique orientée vers le recueil de données utiles » (répondant à des commandes institutionnelles), pour lesquelles l’information compte plus que l’explication. Cependant la géographie coloniale est sous-tendue par une authentique réflexion sur la rationalité de la connaissance. Le prouvent notamment l’usage des statistiques comme voie privilégiée de la mise en inventaire du monde, et surtout une sorte de « partage des tâches » entre les voyageurs, simples collecteurs de données empiriques, et les « savants », qui de leurs cabinets donnent forme et sens au matériau brut que les premiers leurs transmettent. Une autre manière d’interroger les fondements coloniaux de la géographie est d’examiner la nature des liens entre ses trois « moments » que sont la géographie de l’exploration, la géographie coloniale et la géographie tropicale. Colette Zytnicki propose une lecture institutionnelle de la transition entre les deux dernières, à travers l’exemple de l’enseignement de la géographie coloniale à Bordeaux entre 1890 et 1948. Le texte montre bien l’ambiguïté d’un « passage en douceur et sans crise visible » (p. 211) qui voit changer des intitulés (l’Institut colonial devient l’Institut de la France d’Outre-Mer, le thème de la « tropicalité » succède à celui de « colonie ») mais se maintenir des influences intellectuelles et institutionnelles (la Chambre de commerce de Bordeaux reste ainsi l’un des partenaires essentiels du nouvel institut).

Entre discours de domination et projet scientifique

Le débat entre homogénéité et hétérogénéité épistémologique de la géographie coloniale structure l’historiographie des rapports entre géographie et colonisation. Pierre Singaravélou en identifie deux lectures concurrentes. La première est principalement portée par les postcolonial studies à partir des années 1980 qui désignent les œuvres géographiques comme l’un des supports privilégiés de la légitimation du discours colonial. La réification d’entités régionales telles que « la Méditerranée » ou « l’Afrique Noire », les oppositions entre le « centre » (c’est-à-dire la Métropole) et les « périphéries », les théories déterministes relatives aux zones tropicales, les représentations littéraires d’espaces « autres », soit vierges soit incultes, illustrent les continuités intellectuelles entre un discours savant de l’exploration et un discours politique de la domination. Dans une perspective très marquée par le postmodernisme, cette lecture critique passe par la déconstruction du discours des géographes et de leur production cartographique (eurocentrisme de la projection Mercator [1] ou du statut du méridien de Greenwich, par exemple).

La seconde lecture, à laquelle se rattache la plupart des textes rassemblés dans l’ouvrage, insiste au contraire sur la grande diversité des discours géographiques sur les colonies et la colonisation, et recourt notamment à l’histoire sociale pour mettre en lumière l’importance des savoirs vernaculaires et des négociations avec les « indigènes » dans la construction du savoir géographique européen. Il s’agit de dépasser la lecture globalisante adoptée par les postcolonial studies et de contextualiser les savoirs géographiques, voire de leur reconnaître une certaine « modernité » épistémologique. Entre autres exemples, le paradigme déterministe très structurant chez les géographes vidaliens a pu être remis en question par l’élaboration d’un cadre d’analyse « possibiliste » [2] plus approprié aux projets d’aménagements dans les colonies. Dans le texte conclusif de l’ouvrage, Yves Lacoste reconnaît ainsi que « la connaissance géographique du monde » a une lourde dette envers la géographie coloniale, qui fut « l’un des investissements intellectuels de la colonisation les plus utiles pour l’avenir des peuples du Tiers Monde » (p. 241). Il apparaît en effet que les contraintes du terrain et les impératifs institutionnels auxquels ont été confrontés les géographes coloniaux les ont conduits à définir des critères de « géographicité » beaucoup plus larges que ne le faisaient, à la même époque, leurs collègues « généralistes », autrement dit à intégrer dans leurs analyses une variété inédite de faits, qui ne se réduisent plus à la description des cadres géologiques et morphologiques. Ainsi, c’est à son volet colonial que la géographie doit en particulier son ouverture aux phénomènes politiques, et c’est de celui-ci que la géographie tropicale et la géographie du développement sont les actuelles héritières.

Les limites des études postcoloniales de la géographie

On peut regretter que les contributions d’auteurs anglo-saxons ne soient pas plus abondamment représentées dans l’ouvrage, notamment parce que les postcolonial studies occupent une position centrale dans l’historiographie du discours géographique colonial, et que la plupart des contributions rassemblées dans l’ouvrage renvoient plutôt à une lecture « contextualisante » de la géographie coloniale, opposée au systématisme critique des postcolonial studies. Il faut donc mentionner le texte de Daniel Clayton, pour qui le colonialisme et la géographie sont si intimement liés qu’une simple histoire critique de la discipline géographique est insuffisante et doit céder la place à un véritable « projet thérapeutique » (p. 220) visant à expurger les représentations et les cadres scientifiques occidentaux de leurs références colonialistes. Le texte de Clayton se présente comme une introduction à la géographie britannique postcoloniale. L’auteur dresse un panorama de la multitude d’objets et de démarches scientifiques qui la composent, et en identifie leurs points de convergence : auteurs de référence (Edward Said, David Livingstone), questionnements fondamentaux (l’eurocentrisme, le couple conceptuel identité/altérité), mais aussi écueils théoriques et méthodologiques. Ce dernier point est à souligner, car si Clayton se montre clairement en faveur de la géographie post-colonialiste, il s’efforce d’en expliciter les principales faiblesses. Ainsi, aucune réponse définitive n’a été apportée à la question d’une géographie comme « science colonisatrice eurocentrique par essence » (p. 225). Or c’est une question cruciale, car le projet même de la géographie postcoloniale est suspendu à la possibilité d’une « décolonisation » de la discipline, donc à l’existence de fondements épistémologiques « sains ». Un autre écueil possible du post-colonialisme est le textualisme, comme focalisation sur le seul contenu des représentations, sans que celles-ci soient contextualisées. Fondées sur l’hypothèse d’un projet impérial cohérent, ces approches tendent également à généraliser à tort des observations effectuées sur des situations coloniales particulières. Enfin le colonialisme est trop peu pensé comme une rencontre culturelle, inégalitaire certes, mais procédant par réinterprétation et fécondation mutuelle plus que par imposition univoque d’un modèle. Par conséquent, « l’apport indigène est soit laissé de côté ou subordonné au regard du critique en étant représenté comme une sorte de bruit de fond, soit traité comme un objet fétiche contre lequel l’Occident colonisateur revendique le pouvoir, la vérité, la civilisation » (p. 228).

Les études de cas rassemblées dans l’ouvrage apportent, à partir de l’exemple français, un éclairage historique sur les contributions réciproques d’une science de l’espace en construction et d’un projet colonial dans ses dimensions politiques, économiques et intellectuelles. L’intérêt principal du livre tient cependant surtout à ce qu’il nourrit une réflexion épistémologique nuancée sur la part coloniale de la géographie, comme somme de moments fondateurs ou comme référence théorique consubstantielle. Il s’agit là d’un débat complexe, dont les termes méritaient assurément d’être clarifiés, d’autant plus utilement que les postcolonial studies sont emblématiques d’approches postmodernistes qui cristallisent une partie des controverses très actuelles entre géographies continentales et anglo-saxonnes.

par Hadrien Dubucs, le 9 juillet 2008

Aller plus loin

 Une « note sur les fondements des postcolonial studies » par la géographe Béatrice Collignon, sur le site EchoGéo

Pour citer cet article :

Hadrien Dubucs, « Aux origines coloniales de la géographie », La Vie des idées , 9 juillet 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Aux-origines-coloniales-de-la

Nota bene :

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Notes

[1Gerardus Mercator, cosmographe de l’université de Duisburg, propose en 1569 une solution originale au problème classique de projection de la surface du globe sur une carte plane. La « projection Mercator », largement utilisée dans la cartographie contemporaine, est dite « conforme », c’est-à-dire qu’elle respecte les angles mais déforme les surfaces des continents, qui s’étirent au fur et à mesure que l’on s’éloigne de l’équateur. Dans une lecture post-colonialiste, cette projection est « eurocentriste » car elle réduit la surface des espaces intertropicaux par rapport aux espaces de la zone tempérée. De plus, les planisphères ainsi construits sont le plus souvent centrés sur l’Europe.

[2Paul Vidal de la Blache (1845-1918) est considéré comme le « père fondateur » de la géographie française en raison du rôle central qu’il joua dans l’institutionnalisation de la discipline, et de l’hégémonie universitaire des géographes « vidaliens » jusqu’aux années 1960. Sans être une doctrine scientifique cohérente, le « vidalisme » est très influencé par les sciences naturelles et décrit de manière organiciste les relations entre l’homme et le milieu. La relecture contemporaine de l’œuvre de Vidal a néanmoins permis d’identifier une conception « possibiliste » de ces relations, qui reconnaît aux sociétés une certaine marge de manœuvre pour faire face aux contraintes du climat ou du relief.

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