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Recension Histoire

La voix du « prophète désarmé »

À propos de : Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini. Savonarole. L’arme de la parole, Passés composés


par Hélène Soldini , le 28 octobre


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Prédicateur inspiré par Dieu ou fanatique obnubilé par la réforme des mœurs ? Républicain révolutionnaire et social ou intrigant politique ? Véritable prophète ou subtil imposteur ? Une nouvelle biographie refuse de prendre parti sur frère Savonarole (1452-1498).

Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini. Savonarole. L’arme de la parole, Paris, Passés composés, 2024, 464 p., 24 €.

La mémoire du « pauvre petit frère » qui depuis Florence prôna à la fin du XVe siècle un retour à l’ascétisme chrétien divise depuis toujours les interprètes entre récits édifiants et accusations de supercherie. Qu’il s’agisse des entreprises hagiographiques qui virent le jour de son vivant, des détracteurs soucieux de miner le message savonarolien au lendemain de sa condamnation, ou bien encore des reconstructions biographiques qui commencèrent à paraître dans le contexte du Risorgimento, l’enjeu pour quiconque s’intéressait à Savonarole a longtemps été d’établir ou de nier la vérité de sa prédication et de ses prophéties.

Refusant d’entrer dans ce débat, Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini – spécialistes des XVe et XVIe siècles et forts de nombreux travaux ayant resitué la trajectoire du frère dans le contexte florentin [1] – font ici le choix d’une perspective laïque dont l’enjeu est de tenir ensemble la dimension spirituelle, religieuse et politique de cette personnalité qui s’impose dans l’histoire de Florence. L’objectif de l’ouvrage est de comprendre comment se construit la légitimité de l’intervention de ce religieux, qui plus est étranger, dans la vie d’une cité de marchands où, selon l’expression de Côme de Médicis, il n’était pas possible de « gouverner avec des Notre Père ». Bien plus que le récit d’une vie, cette approche suppose de placer au centre la question du rapport que Savonarole a entretenu avec Florence et les Florentins, c’est-à-dire de comprendre l’adhésion que suscita et les effets que produisit la parole savonarolienne.

Une enquête sur le charisme prophétique

Savonarole prêchant, Compendio di revelatione (Florence, 1496)

Cette « parabole savonarolienne » retrace les points de bascule qui ont marqué l’apprentissage progressif d’une parole pénitentielle et prophétique capable de profondément bouleverser la vie morale et politique des Florentins.

Originaire de Ferrare et destiné à une carrière de médecin, Savonarole choisit à l’âge de 23 ans une vocation religieuse en entrant dans l’ordre prêcheur des Dominicains. S’il acquiert durant son noviciat à Bologne une solide formation théologique, grâce notamment à la connaissance des Saintes Écritures et de la tradition aristotélicienne relue par Thomas d’Aquin, sa carrière de prêcheur commence timidement. Durant ses années d’itinérance en Lombardie et en Toscane, ses sermons gauches et maladroits, loin des artes praedicandi et des artifices de la rhétorique humaniste, suscitent l’indifférence. À partir du milieu des années 1480 le tournant est double : sa vision pénitentielle du monde s’enrichit d’un message prophétique annonçant la proximité des fléaux et la prochaine renovatio ecclesiae, et en 1490, à la demande de Laurent le Magnifique, il s’installe définitivement à Florence, au couvent San Marco dont il est élu prieur.

C’est cet ancrage florentin qui autorise le déploiement du verbe savonarolien, de ces sermons enflammés dans lesquels il annonce les prochaines « tribulations », s’insurge contre les vices et les coutumes corrompues de l’époque et prêche un « bien vivre chrétien », préalable d’une réforme morale et politique de l’Église et de la cité. Interprétant la descente du roi de France comme le glaive de Dieu, il joue à partir de 1494 un rôle majeur dans la création de nouvelles institutions républicaines après le départ des Médicis, en soutenant la création d’un Grand Conseil, la mise en place d’un système de prêts pour les plus démunis, le Mont-de-Piété, et en œuvrant en faveur d’une pacification universelle de la cité.

En choisissant d’envisager Savonarole comme « un agent majeur d’une histoire collective aux traces écrites multiples » (p. 65), l’une des forces de cet ouvrage tient à la diversité des sources qu’il mobilise. Chroniques, histoires, hagiographies, correspondances diplomatiques dialoguent dans un souci constant, non pas tant d’établir la vérité des faits ou de plaider en faveur d’une interprétation, que de saisir la réalité de la réception du message savonarolien. La démarche des auteurs vise en effet à comprendre comment « la force du verbe bouscule l’histoire » (p.38), c’est-à-dire à rendre compte de la construction de ce charisme prophétique, ce qui suppose de mettre en parallèle le discours que le dominicain développe sur l’histoire de son temps et la façon dont les contemporains accueillent ses sermons et contribuent à façonner son image publique.

La biographie politique d’un Florentin d’adoption

Ludwig von Langenmantel, Savonarole prêchant contre la prodigalité

À une époque où les discours millénaristes se multiplient, où les prédicateurs dénoncent dans des sermons aux accents apocalyptiques la corruption du clergé et les mœurs de Rome, Savonarole n’est sans doute pas le seul réformateur à vouloir relier réforme religieuse, morale et politique. En revanche, l’originalité et le succès de la parole savonarolienne résident dans le caractère politique de la réflexion et dans l’horizon florentin où elle s’inscrit puisque frère Jérôme est assurément le premier à envisager une réforme pour un lieu et un moment particuliers.

Ce parti pris permet au fil des chapitres de battre en brèche les lieux communs généralement associés au moment savonarolien afin d’éviter le piège de l’exceptionnalité. Les attaques contre le blasphème ou la sodomie, la réforme du système de prêt, les bûchers des vanités qui ont fait la légende noire du frère ou encore les processions des fanciulli déguisés : autant de topos que les auteurs s’attachent à déconstruire en montrant combien ces pratiques puisent en réalité leurs racines dans de longues traditions que le prédicateur réactualise pour en faire ouvertement un instrument politique, une force d’intervention dans la cité.

Si l’exhortation au « bien vivre chrétien » et à la réforme des institutions républicaines florentines s’impose comme un enjeu central, c’est que le projet de rénovation morale et spirituelle obéit à une « perception par enchâssements successifs » (p. 80) de trois espaces, Florence, l’Italie et l’Église. Dans une tension continuelle entre réflexion locale et horizon universel, l’originalité du message savonarolien tient à la façon dont il conjugue l’injonction pénitentielle, l’annonce apocalyptique et ses interventions concrètes dans la vie de la cité. La réforme républicaine, incarnée par le Grand Conseil, est perçue aussi bien comme condition que comme conséquence de la rénovation morale et religieuse de l’Église – ce qui permet non seulement de justifier le lien étroit qui existe entre l’engagement religieux et civique du frère mais aussi de comprendre, sans dérive anachronique, « ce que la religion fait à la politique et la politique à la religion » (p. 14).

La parole comme arme politique

Bien qu’il ait revêtu un rôle central dans la vie de la République florentine appelée à devenir la « nouvelle Jérusalem », Savonarole n’en demeure pas moins, selon la formule forgée quelques décennies plus tard par Machiavel, un « prophète désarmé ». Contrairement aux grands fondateurs tels Moïse, Thésée ou Romulus, célébrés dans Le Prince, frère Jérôme n’envisage pas l’usage de la force comme moyen d’asseoir le pouvoir politique : il préfère arborer ses qualités de prophète et agir au service de la concorde civile, ce qui signifie a priori exclure la question de la résistance à l’ennemi et s’en remettre au prêche pour s’assurer du soutien de ses partisans. Or la nouveauté de ce Savonarole tient justement au fait d’envisager cette parole elle-même comme une arme, ce qui revient, pour mieux s’en dégager, à situer le débat au-delà du paradigme machiavélien qui a longtemps façonné l’interprétation du message du prédicateur ferrarais.

Reprenant une méthodologie largement éprouvée dans leurs précédents travaux, les auteurs s’intéressent à la « vie des mots » (p. 15) afin de mieux identifier les conditionnements et les enjeux de ces prises de parole qui se déclinent comme un combat permanent en faveur de la réforme. Le défi est de taille puisque la parole savonarolienne adopte des formes multiples. Il s’agit non seulement de reconstituer à partir de traces fragmentaires les performances orales et éphémères du prédicateur en chaire, mais aussi de comprendre comment la force de conviction se déploie de façon complémentaire dans le passage vers l’écrit et vers la publication, dans le choix du latin ou du vulgaire. Ainsi, aux côtés des cycles de sermons – déjà en partie édités en version française par les auteurs [2] – l’enquête embrasse les opuscules spirituels, homélitiques et pédagogiques, les notes de lecture doctrinales juridiques et théologiques, les poésies, la correspondance, les interventions politiques, de façon à montrer combien ces textes, envisagés comme des « testaments théologiques et politiques » (p. 300), font système. Pour Savonarole l’enjeu est bien, à chaque instant, d’illustrer la continuité de son engagement sans faille car de là dépend l’adhésion à la réforme qu’il souhaite promouvoir.

C’est en particulier dans les cycles de sermons, où il noue avec les Florentins un dialogue serré non dénué d’humour, que le prédicateur construit un espace d’enseignement moral et spirituel, de critique du temps présent, mais aussi un outil de compréhension de l’histoire en cours et de combat : « le verbe spirituel se fait nécessité d’une parole de temps de guerre dans laquelle l’effectivité est une injonction permanente » (p. 17). On comprend alors comment les prédications, forme d’expression ritualisée dont le rythme est scandé par le calendrier liturgique, s’inscrivent de façon extraordinaire à partir de 1494 dans un temps civique pour répondre à une nécessité historico-politique, et glissent d’une logique pénitentielle vers le politique, oscillant entre d’une part l’appel à la concorde et à la miséricorde et d’autre part l’appel à la justice contre les ennemis. Car la prophétie ne s’épuise pas en une attente messianique, mais signifie adapter le désir de réforme – inspirée par Dieu et justifiée par la raison humaine – aux temps présents.

La question de l’usage des armes est ainsi affrontée dans les derniers chapitres du volume. Tandis que les événements liés aux guerres d’Italie entraînent dans la cité une radicalisation des oppositions entre « pleurnichards » (les partisans du frère), « enragés » (ses adversaires) et palleschi (favorables au retour des Médicis), les métaphores guerrières, qui illustrent dans les sermons le principe d’une guerre spirituelle et symbolique à mener contre les infidèles ou les « tièdes », se font en réalité l’écho d’affrontements armés entre les factions. Ce que l’ouvrage démontre alors, c’est que si Savonarole refuse l’offensive des armes – il est arrêté, puis pendu et brûlé sur la place publique le 23 mai 1498 sans véritable résistance – son projet de réforme politique, religieuse et spirituelle n’exclut pas une pensée du conflit. Les auteurs insistent sur l’existence de deux logiques opposées quant à la façon de réagir face à la violence, notamment au moment où l’attaque du couvent de San Marco pose la question concrète de prendre les armes – deux logiques qui coexistent chez les partisans de Savonarole et que l’on retrouve dans les discours du prédicateur : « celle, toute religieuse et spirituelle, de la recherche du martyre, pour laquelle la seule arme qu’il faille opposer à la violence est l’arme de la parole ; mais aussi celle qui consiste à assumer la guerre comme un effet possible de la politique » (p. 332). Savonarole choisit cependant de mener ce conflit armé de sa seule parole, préférant la logique du martyre tout « [en ayant] sans doute l’intuition que la guerre est la continuation de la politique » (p. 333). Dans la continuité de leur biographie de Machiavel publiée chez le même éditeur il y a trois ans [3], les auteurs démontrent ainsi que dans cette République florentine marquée par la prégnance d’un état de guerre permanente qui se déploie à l’intérieur et à l’extérieur de la cité, l’horizon de la réflexion demeure – même pour un « prophète désarmé » – celui des rapports de force et du conflit.

par Hélène Soldini, le 28 octobre

Pour citer cet article :

Hélène Soldini, « La voix du « prophète désarmé » », La Vie des idées , 28 octobre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-voix-du-prophete-desarme

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Notes

[1La politique de l’expérience. Savonarole, Guicciardini et le républicanisme florentin, Edizioni dell’Orso, Alessandria, 2002.

[2Sermons, écrits politiques et pièces du procès. Textes traduits, présentés et annotés par Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, Seuil, Paris, 1993.

[3Machiavel. Une vie en guerres, Passés composés, Paris, 2020.

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