Dans les années 1830, une épidémie de choléra sévit dans les villes et les campagnes, incapables de « se cuirasser contre les miasmes ». Aujourd’hui comme hier, l’impuissance face à la maladie met à nu le fonctionnement de la société tout entière.
Dans les années 1830, une épidémie de choléra sévit dans les villes et les campagnes, incapables de « se cuirasser contre les miasmes ». Aujourd’hui comme hier, l’impuissance face à la maladie met à nu le fonctionnement de la société tout entière.
Il est impossible de lire le livre de Nicolas Cadet sur le choléra de 1832 dans la Sarthe sans avoir à l’esprit la récente pandémie de covid, que Marie Gaille et Philippe Terral ont désigné comme « un fait social total » [1]. En concentrant son enquête sur ce département, l’historien nous donne une perception de la relation entre les cas localisés et le phénomène global qui, par définition, caractérise une pandémie.
L’approche consiste à analyser cette relation et à saisir comment la situation d’un département révèle toutes les composantes d’une crise qui le dépasse largement et s’exprime autant dans chaque individu que dans la société. Au-delà des aspects sanitaires et médicaux, la maladie est également un révélateur des caractéristiques du corps social. Si Cadet note la cyclicité des épidémies et l’intérêt d’un rapprochement avec la récente crise sanitaire, il ne s’agit pas de mener une comparaison entre ces deux situations distantes de deux siècles.
En 1832, la Sarthe fut-elle épargnée ? Seule l’enquête historique, fondée sur les archives, peut apporter une réponse, mais trois facteurs rendent cette évaluation difficile : la maladie est nouvelle, donc non reconnue ; les comptages sont plus aisés dans les métropoles que dans un département rural comme la Sarthe ; les autorités masquent la réalité pour éviter toute panique, la peur étant parfois elle-même considérée comme une cause prédisposant à la maladie.
Certains facteurs expliquent que la Sarthe fût relativement épargnée : c’est un territoire de bocage avec un habitat dispersé, le département est caractérisé par de faibles échanges économiques et, enfin, les autorités locales ont su être réactives et les mesures prophylactiques ont été efficaces. Cependant, le département n’échappa pas à la brutalité de la vague de la maladie resurgissant durant l’été 1834 et jusqu’à l’hiver 1835.
Cadet questionne l’état de préparation du corps médical qui est alors en plein bouleversement tant sur le plan des concepts que de la formation des médecins. En 1832, dans la Sarthe, ce sont 145 praticiens diplômés qui doivent affronter la maladie, dont 56 docteurs en médecine, 14 docteurs en chirurgie et 75 officiers de santé, pour une population totale de 457 362 habitants. En outre, ce corps médical est très hétérogène en termes de formation et de pratique et le système de santé, y compris les hôpitaux, est très mal préparé face au péril du choléra. Cette situation est aggravée par des déséquilibres dans les arrondissements.
Depuis les circulaires de 1805 et 1813, le ministre de l’Intérieur désigne, sur proposition du préfet, un médecin référent chargé de contenir et de combattre les épidémies dans chaque arrondissement. À l’échelle du pays, à partir des années 1820, des mesures de quarantaine et de désinfection sont imposées aux navires provenant de territoires possiblement infectés.
Il s’agit de défendre le territoire national contre l’invasion de la maladie et, dès lors, un vocabulaire martial s’impose. Cadet l’utilise à dessein et considère qu’il s’agit « d’une véritable stratégie défensive » ou de l’établissement de « lignes de défense ». Mais, malgré de nombreuses mesures, la France n’est pas prête à « affronter un ennemi invisible » et il faut « se cuirasser contre les miasmes ».
Dès 1831, dans la Sarthe comme partout en France, on suit dans la presse l’avancée du choléra en Europe. Le fléau est rapidement instrumentalisé et le pouvoir se voit accusé d’en être la cause ou de ne pas savoir en protéger la population. Il reste à expliquer biologiquement la maladie, et deux types d’avis se distinguent selon Cadet.
Les tenants des causes biologiques et organiques estiment que la maladie est due à des perturbations de l’organisme ou au « miasme cholérique ». C’est ainsi que le pharmacien Charles Le Maout pense identifier des corpuscules microscopiques qui se répandraient grâce au vent et pénétreraient dans l’organisme par les voies respiratoires. Transitant par l’air, ces corpuscules se transmettraient entre les individus. L’autre camp prône une thèse environnementaliste qui prétend que la maladie est causée par les dérèglements du milieu dus, par exemple, aux éruptions volcaniques, à des gaz minéraux provenant du sol ou encore, par exemple, au niveau de la Seine !
Au début du XIXe siècle, c’est la théorie des miasmes qui s’avère la plus adoptée par les médecins. La maladie résulterait donc d’émanations s’échappant du corps malade ou en décomposition et contaminant les corps sains. Cadet résume la conception répandue à l’époque : « L’air communique la mort, l’effluve est menaçant, sa stagnation, sa fétidité, sont porteurs du trépas. »
Il souligne également le distinguo entre ce que l’on considère alors comme des maladies épidémiques liées aux dérèglements de l’environnement et des maladies contagieuses qui se transmettent d’un individu à l’autre et peuvent se transformer en épidémie. Cette théorie « contagionniste » reste très combattue dans le cas du choléra.
Politiquement, la théorie épidémique permet d’éviter les mouvements de panique, tandis que l’ampleur de la maladie à Paris devrait jouer en faveur de la contagion. Si la cause matérielle directe de la maladie est alors très difficile, voire impossible à identifier, se renforce l’idée que les classes supérieures doivent prendre en main le destin des classes laborieuses et des plus pauvres, facilement incriminés.
Face à la maladie, il est nécessaire de s’organiser et Cadet dissèque le processus à l’échelle du département. Le ministère de l’Intérieur et l’Académie royale de médecine centralisent les informations remontées des territoires depuis les médecins, en suivant une chaîne composée par les maires, les comités de salubrité d’arrondissement, les sous-préfets, jusqu’à la commission centrale de salubrité du chef-lieu de département. À une échelle globale, la coopération internationale des médecins n’est pas négligée, notamment durant la seconde pandémie.
Les 100 000 victimes montrent l’inefficacité du système, particulièrement en raison de difficultés de communication. L’excès de notes qui submergent les responsables sanitaires conduit le ministre à demander des tableaux synoptiques synthétiques, mais cette intervention s’avère trop tardive. Par ailleurs, il existe une concurrence néfaste entre le corps médical et les autorités, ces dernières tentant de minorer la gravité de maladie.
Si le système mis en place se révèle finalement peu efficace pour traiter la maladie, Cadet souligne qu’il fut un « formidable moyen d’investigation et de contrôle de la société » pour la monarchie de Juillet, capable au demeurant de montrer « à l’opinion que le gouvernement accorde une importance à la lutte contre le fléau et n’entend pas lui abandonner le peuple. » Autour de la lutte contre les miasmes s’instaure une sensibilisation à des règles d’hygiène pour éviter l’insalubrité en tous lieux, celles-ci étant empreintes de raisons morales et imposées aux classes les plus pauvres. Il n’en reste pas moins que les habitudes acquises s’évanouirent rapidement.
En termes de traitements, la médecine reste très démunie en ne disposant que de sangsues, de vésicatoires, de tisanes et du sudatorium. Cependant, de grandes figures médicales tentent d’imposer leurs méthodes. François Broussais considère que le choléra est une de gastro-entérite très aiguë et il préconise un traitement anti-inflammatoire avec l’application de sangsues. François Magendie affirme quant à lui qu’il s’agit d’une anémie de l’organisme caractérisée par une baisse du tonus et qu’il faut donc lutter contre le refroidissement et stimuler l’organisme.
Face aux différentes méthodes thérapeutiques, les patients doutent de l’efficacité de la médecine qui, comme le souligne Cadet, ne mobilise que des remèdes et guère de médicaments. Devant cette impuissance, et surtout confrontées au manque de médecins, les populations tendent à se tourner vers les « empiriques », une diversité de personnages qui prodiguent des soins en marge de la médecine officielle.
À l’heure où ces lignes sont écrites, la France subit une nouvelle attaque de choléra – loin de la métropole, à Mayotte, mais comme en 1832 cela n’en est pas moins un fait social total. Il est possible de comparer le cas de la Sarthe et ce département français. La première analogie serait la progression de la maladie dans les catégories sociales les plus défavorisées, notamment des populations privées d’eau courante. Au-delà, il conviendrait de souligner que la biologie de la maladie, ainsi que les conditions favorables à son développement, sont aujourd’hui bien connues.
Pourtant, les efforts des professionnels de santé actuellement présents sur le terrain et armés d’un vaccin suffiront-ils à juguler cette épidémie (ou les suivantes), si elle n’est pas considérée comme un fait politique total ? Cette épidémie, au prix des morts et des souffrances qu’elle engendre, nous rappelle que s’attaquer à la misère, a fortiori à des milliers de kilomètres de Paris, est un enjeu qui dépasse la politique politicienne, toujours velléitaire, et nécessite au contraire un engagement profond.
L’ouvrage de Nicolas Cadet nous aide à nous interroger sur un tel surgissement dans notre présent. Il nous offre la possibilité d’une observation historique documentée confirmant que la santé n’est pas qu’un fait individuel, mais aussi un fait social et politique. Selon lui, les catastrophes sanitaires sont des mises à nu de la société. C’est pour cela qu’il faut les scruter avec la plus grande attention.
par , le 4 décembre
Stéphane Tirard, « La pandémie, un fait politique total », La Vie des idées , 4 décembre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-pandemie-un-fait-politique-total
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[1] Marie Gaille et Philippe Terral (Dirs), Pandémie. Un fait social total, Paris, CNRS Éditions, 2021.