Dans La Matrice de la race, Elsa Dorlin entreprend une « épistémologie de la domination » et une analyse de « la progressive anthropologisation du politique » dont le but est de retracer la construction médicale de la différence sexuelle et raciale.
Dans La Matrice de la race, Elsa Dorlin entreprend une « épistémologie de la domination » et une analyse de « la progressive anthropologisation du politique » dont le but est de retracer la construction médicale de la différence sexuelle et raciale.
Recensé :
Elsa Dorlin, La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, Paris, Editions La Découverte / Genre & sexualité, 2006.
En mars 2005, Elsa Dorlin publiait le manifeste « Pas en notre nom ! » [1] pour protester contre l’instrumentalisation du féminisme par la droite française. La condition des femmes était devenue un sujet politique majeur, y expliquait-elle, mais à un prix élevé : son association à l’immigration. En affirmant que la liberté des femmes était menacée par les populations issues de l’immigration et plus spécifiquement les musulmans, la politique aurait racialisé la cause de l’égalité des sexes et des sexualités. Le féminisme servirait ainsi de prétexte à un discours raciste et permettrait d’occulter les discriminations subies par les femmes et les minorités sexuelles dans la France « autochtone ». Cette récupération politique aurait pour conséquence d’exclure les femmes musulmanes du féminisme, désormais défini comme mouvement de femmes occidentales « libérées ». Contre cette corruption du féminisme, Dorlin plaidait pour « un réel engagement anti-sexiste et anti-raciste ».
Un an plus tard, elle a répondu elle-même à cet appel en publiant La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, adaptation de sa thèse de doctorat [2]. La philosophe, maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, entreprend dans ce livre une « épistémologie de la domination » (p. 12), une analyse de « la progressive anthropologisation du politique » (p. 15) dont le but est de retracer la construction médicale de la différence sexuelle et raciale. Dans les deux cas, construire la différence signifie hiérarchiser : dès l’Antiquité, les médecins affirment que la différence entre les sexes réside dans le « tempérament », mais ils ajoutent aussitôt que le tempérament féminin, froid et humide, est inférieur au tempérament masculin et même pathologique. De même, les médecins qui se penchent au XVIIIe siècle sur la différence entre colonisateurs et esclaves élaborent une idéologie raciste et postulent la supériorité naturelle des blancs. L’altérité est définie par la non-conformité à une norme, qui est d’abord celle de la santé. Dorlin appelle « nosopolitique » cette instrumentalisation des catégories du sain et du malsain.
Les recherches de Dorlin se situent au croisement de la philosophie, de l’histoire de la médecine et de l’histoire de la science, ainsi que des études postcoloniales et des études sur le genre (gender studies). Dans sa méthode d’analyse des discours et dans l’attention qu’elle porte à l’histoire de la médecine et de la sexualité, elle s’inspire principalement de Michel Foucault, mais aussi de Colette Guillaumin, auteur de L’idéologie raciste (Paris, 1972). Plus largement, le livre s’insère dans une tradition d’histoire des sciences inaugurée par Bruno Latour, et dans l’histoire du corps de Georges Vigarello et Alain Corbin. On y retrouve également l’influence de penseurs d’outre-atlantique tels que Thomas Laqueur, professeur à l’Université de Berkeley et auteur de plusieurs livres sur l’histoire du genre, dont La fabrique du sexe, paru chez Gallimard en 1992.
De l’aveu même de l’auteur, c’est le Black Feminism américain (représenté par des auteurs comme Angela Davis, Hilary Beckles et Hazel Carby) qui l’aurait conduite à formuler sa thèse. « Tout mon travail consiste à faire la généalogie des acceptions modernes du ‘sexe’ – de la différence sexuelle – et de la ‘race’, en mettant en évidence leur rapport génétique, c’est-à-dire leur engendrement réciproque. Le sexisme et le racisme ne sont pas tant théoriquement comparables qu’inextricablement liés d’un point de vue historique. » (p.12) La transposition se produit au XVIIIe siècle, avec la mise en place des politiques natalistes : c’est alors que la vision d’un corps féminin malsain devient un obstacle au renouveau de la nation française, et c’est cette contradiction qui expliquerait la réévaluation du statut de la femme. Face à la mortalité infantile effrayante, la critique de la mise en nourrice et de l’allaitement mercenaire va de pair avec la valorisation de l’allaitement et des soins maternels. Le corps maternel devient symbole de santé et même symbole de la nation : « Bien plus encore que l’allaitement maternel, qui est au fond une préoccupation très ancienne des médecins, c’est la figure de la mère en son entier qui porte et incarne l’ensemble des traits nationaux. » (p. 200).
Toutefois, cette revalorisation de la femme par le biais de la maternité a servi une autre politique d’exclusion, tournée cette fois-ci contre les esclaves dans les colonies. D’après Dorlin, « la société coloniale constitue… l’un des hauts lieux de la formation d’une idéologie nationale » (p.198). Il s’agit de la naturalisation de la nation, de son essentialisation, puisqu’on affirme, contra Hippocrate, que ce ne sont pas les facteurs extérieurs comme le climat qui déterminent le caractère des hommes, mais bien des facteurs innés. Un Français vivant dans une colonie reste bien et bel un Français, même après plusieurs générations, parce que son « tempérament » n’a pas changé. La notion de tempérament qui, auparavant, était au cœur de la domination masculine, est ainsi redéployée pour justifier l’esclavage et donner naissance à la catégorie moderne de la race.
Ici encore, différenciation signifie hiérarchisation, puisque le tempérament des Noirs est aussitôt déclaré « pathologique » par les médecins. Il y aurait des maladies propres aux Noirs, telles que la « pica », caractérisée par la consommation du charbon, de la cendre ou de la terre (p. 248), et les Noirs seraient plus susceptibles d’attraper le tétanos que les blancs [3]. Mais l’homme noir pouvait aussi être représenté comme physiquement supérieur aux blancs : il serait plus fort et plus résistant aux maladies. Un autre exemple de la même contradiction concerne la sexualité, les hommes Noirs étant à la fois dévirilisés et survirilisés par le discours médical de l’époque. « Athlétique ou débile, le corps des esclaves est toujours pathogène et c’est précisément cet attribut constant qui permet aux médecins de conclure systématiquement à une infériorité de nature. La logique de ce discours est toujours duelle et ne craint pas la contradiction ; la stigmatisation fonctionne toujours sur deux propositions contraires, sans que la conclusion change. » (p. 254)
Pourtant, plus frappante que l’incohérence des discours médicaux est l’audace de certaines propositions, comme celle d’un M. Bourgeois, auteur du traité Mémoire sur les maladies les plus communes à Saint-Domingue : leurs remèdes ; le moyen de les éviter ou de s’en garantir moralement et physiquement (1788) :
« Le travail, auquel on occupe perpétuellement les Nègres, contribue beaucoup, à mon avis, à les débarrasser, par la voie de la transpiration, des sucs grossiers que doivent amasser en eux les aliments dont ils usent. Ils font avec cela des diètes forcées, qui ne nuisent point à leur santé : car ce sont tous les repas que nous accumulons inconsidérablement les uns sur les autres qui nous rendent si valétudinaires, en dérangeant nos estomacs. » [4]
L’esclavage, un régime de santé ? A Saint-Domingue, où le nombre de décès parmi les esclaves dépassait de 75000 celui des naissances entre 1784 et 1791 ? Autre exemple : le topos de la femme noire comme mauvaise mère. Dorlin rappelle que la politique esclavagiste a opté pour un renouvellement constant des esclaves, le coût d’entretien d’un jeune enfant esclave dépassant de beaucoup le coût d’achat d’un esclave en âge de travailler. En d’autres termes, une esclave enceinte nuisait aux intérêts économiques des colons : « Entre l’exploitation sexuelle des esclaves et l’inutilité des enfants nés en esclavage, on comprend donc mieux les intérêts que sert le discours des colons qui accusent les esclaves d’être non seulement des femmes lubriques, mais aussi de mauvaises mères, malveillantes. » (p. 257)
Dorlin prend ainsi nettement parti dans le débat sur le rapport de causalité entre l’esclavage et le discours raciste. « [C]’est bien à partir du moment où le système esclavagiste européen se développe aux Antilles et aux Amériques, où il engage un nombre considérable de capitaux européens et où il bouleverse l’équilibre entre colons et esclaves dans les colonies, qu’apparaissent les premières théories racistes » (p. 262). Exploitation économique d’abord, donc, justifications théoriques – même incohérentes – après. Le risque d’une telle analyse est de pousser trop loin le fonctionnalisme : quelle que soit la nature du propos tenu à l’égard d’un groupe discriminé, il doit forcément être un outil de domination. Mais Dorlin prête attention, dès le début du livre, aux discours hétérodoxes et aux incohérences non productives. Son épistémologie concerne moins la domination qu’une de ses modalités : celle de la science médicale naturalisant des différences entre groupes humains. Le discours médical a été un instrument pour justifier et pérenniser une domination de fait, de façon inconsciente ou consciente – comme dans le cas de Daniel Lescallier, ancien administrateur de la Guyane hollandaise, qui écrivait en 1791 que, pour que les esclaves respectent leurs maîtres, « le moyen le plus infaillible était de leur faire croire que les Blancs sont une espèce supérieure à la leur ; que la couleur nègre est vouée à la servitude, etc. (…) »
Le livre de Dorlin soulève un certain nombre de questions. Quel a été le statut social du discours médical dans l’histoire prémoderne ? La notion de « génotechnie », qu’utilise l’auteur pour parler des projets de politiques eugénistes, n’est-elle pas une exagération ? Et la représentation du corps féminin « pathogène », ne ressurgit-elle pas en France métropolitaine pendant la Révolution française ? Toutefois, La matrice de la race est un livre important. Il signale l’ouverture des sciences sociales françaises à la pluridisciplinarité, au thème de la construction de l’altérité et à la recherche universitaire américaine. La matrice de la race est le premier livre paru aux éditions La Découverte dans la série « genre & sexualité » dirigée par Eric Fassin, sociologue et professeur à l’Ecole Normale Supérieure. La deuxième publication dans cette série est une traduction d’un travail du feu sociologue américain Laud Humphreys. L’ouverture française pourrait bien s’avérer durable.
par , le 3 décembre 2007
Anna Terwiel, « A propos de La matrice de la race d’Elsa Dorlin », La Vie des idées , 3 décembre 2007. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/A-propos-de-La-matrice-de-la-race
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Lancé le 8 mars 2005 par le réseau féministe NextGenderation. Texte disponible en ligne : www.nextgenderation.net/projects/notinournames/francais.html
[2] Elsa Dorlin, « Au chevet de la Nation : sexe, race et médecine, XVIIe-XVIIIe siècle », sous la direction de Pierre-François Moreau, université Paris IV-Sorbonne, 2004. Par ailleurs, elle a publié L’évidence de l’égalité des sexes : une philosophie oubliée du XVIIe siècle (Paris, l’Harmattan, 2000).
[3] Ces idées ont resurgi récemment outre-Atlantique ; voir Augustin Landier & David Thesmar, « Le sexe des mathématiciens. L’anthropologie génétique dans le débat américain »
[4] M. Bourgeois, dans Voyages intéressants dans différentes colonies françoises, espagnoles, anglaises, etc. ; contenant des observations importantes relatives à ces contrées et un Mémoire sur les maladies les plus communes à Saint-Domingue, édité par M. N. Jean-François Bastien, Londres et se vend à Paris, 1788, p.435-436. Cité p. 245.