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Recension Histoire

Solutions pour un droit à la santé

À propos de : Maurice Cassier, Il y a des alternatives. Une autre histoire des médicaments, XIXe-XXIe siècle, Seuil


par Lucie Nizard , le 19 mars


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À l’ère du sida et du covid, il est crucial d’accentuer la tendance à la non-exclusivité des technologies de santé. L’histoire de la médecine montre qu’il existe de nombreuses alternatives au capitalisme pharmaceutique.

Publié après la crise du covid, Il y a des alternatives. Une autre histoire des médicaments XIXe-XXIe siècle explore d’autres options que la privatisation des technologies de santé. Il y aurait des alternatives au système pharmaceutique actuel, qui ouvriraient à un accès plus juste aux soins. Maurice Cassier le démontre en s’appuyant sur une sociohistoire qui se réclame de Bourdieu pour rouvrir le « champ des possibles ». L’auteur est socioéconomiste, directeur de recherche émérite au CNRS, spécialiste des brevets pharmaceutiques et de l’accès aux médicaments. Il parcourt l’histoire contemporaine, depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à aujourd’hui, afin d’y trouver des « modèles alternatifs à la propriété exclusive » des médicaments (p. 23).

Les médicaments, un bien commun

L’ouvrage s’appuie sur un travail de recherche remarquable tant par sa précision que par sa diversité, qui mobilise les archives de l’Académie de médecine, de l’Académie des sciences, de l’Institut Pasteur, de l’Institut national de la propriété industrielle, mais également les ressources de l’Université de Toronto ou celles de l’Institut de médecine sociale de l’Université de l’État de Rio de Janeiro, ainsi que de nombreux entretiens avec divers acteurs du monde de la santé.

C’est cette exploration à la fois diachronique et internationale qui permet à Maurice Cassier de débusquer des alternatives au capitalisme pharmaceutique. La pandémie, explique-t-il dès son introduction au titre-manifeste (« Nous n’avons jamais été propriétaires »), nous pousse à imaginer des solutions de partage et de transfert pour les vaccins, les médicaments et les tests biologiques.

Ces représentations des technologies de santé comme biens communs s’inscrivent, montre l’auteur, dans une longue histoire. L’actualité sanitaire rencontre l’histoire de la médecine : la réaction de l’administration Biden face à Moderna, en octobre 2021, est comparée aux négociations du gouvernement au sujet de la pénicilline dans les années 1940. Maurice Cassier défend, citant Marx, Engels et Foucault, un « droit à la santé » (p. 16) qui permette de réguler la gestion capitaliste de nos biens sanitaires. Parfois un peu technique pour le néophyte, cet ouvrage aussi exigeant que stimulant se lit crayon en main. Il est complété par un bienvenu index des nombreux sigles, ainsi que par un tableau des modèles alternatifs aux droits exclusifs sur les technologies de santé.

Les alternatives à la privatisation de la santé

La première partie de l’ouvrage répertorie d’heureuses alternatives à l’appropriation des biens de santé par un petit nombre. Si elles ont vu le jour entre 1790 et 1950, nous pouvons en tirer aujourd’hui encore leçon et parti. Chaque chapitre analyse un exemple d’alternative emprunté au passé, afin de mettre en lumière des « familles de solutions » (p. 24) pour le présent.

Cassier commence par détailler les tensions entre l’idéologie libérale et le système de rachat public des remèdes qui ont animé la France du premier XIXe siècle. L’intervention étatique est loin d’appartenir à un système périmé : en 2021, le Conseil d’analyse économique auprès du Premier ministre a envisagé un système de récompense pour que les pouvoirs publics puissent encourager des innovations utiles à la santé publique.

La découverte de la quinine par Pelletier et Caventou fournit une autre voie à explorer : celle de la publication d’inventions non brevetées. Les deux savants ont voulu faire de la quinine un « bien public et libre » (p. 60). Cette exigence de partage des connaissances accroît la collaboration scientifique. Elle fournit une autre alternative, profondément éthique, à la privatisation des médicaments. Maurice Cassier opère ici un rapprochement intéressant, sur le plan synchronique cette fois-ci. Il met en parallèle l’attitude de Pelletier et Caventou avec celle des soyeux lyonnais et des industriels de la sidérurgie du Lancashire : au XIXe siècle fleurissent déjà les initiatives pour ce qu’on nommerait aujourd’hui l’open technology.

La troisième solution mise en lumière dans l’ouvrage, c’est l’étonnante « économie de la copie » (p. 91). Maurice Cassier prend l’exemple des chercheurs de l’Institut Pasteur qui ont copié les brevets pharmaceutiques allemands, dans un contexte de guerres franco-allemandes où la copie de médicaments recouvre des enjeux patriotiques et guerriers.

On change ensuite d’échelle, quittant la France pour l’Amérique du Nord et le monde, en étudiant comment la découverte de l’insuline a donné lieu à la création d’un pool de brevets. À l’initiative de l’Université de Toronto, ce pool offre le vertueux exemple d’une « gestion de l’innovation thérapeutique dans l’intérêt des patients et du public » (p. 155).

Face aux brevets pharmaceutiques

La seconde partie de l’ouvrage explore des alternatives aux brevets pharmaceutiques proposées par l’histoire récente (1950 à nos jours). Le premier cas défendu relève du domaine de la génétique médicale. Maurice Cassier explique comment, entre 1994 et 2016, des généticiens européens se sont soulevés contre les brevets déposés par la société Myriad relatifs à des découvertes sur les liens entre cancer du sein et génétique.

Le chapitre résonne plus fortement encore que les autres, puisque l’auteur a soutenu lui-même ce combat, aux côtés notamment des chercheurs de l’Institut Curie ; il a pris publiquement position en faveur de l’invalidation des brevets. Il restitue avec une puissance particulière cette bataille intellectuelle, juridique et politique pour « défendre un accès universel et gratuit au diagnostic génétique » (p. 189).

On change ensuite de sphère géographique, pour décortiquer l’attitude du Brésil face au VIH et aux hépatites virales. S’appuyant sur les conférences visionnaires de Michel Foucault à Rio de Janeiro en 1974, consacrées à la médecine sociale, Maurice Cassier soutient qu’une autre médecine sociale voit le jour au Brésil dans les années 1990. Pour lutter contre le sida, le ministère de la Santé et les laboratoires pharmaceutiques organisent des distributions gratuites d’AZT, mais aussi la production nationale des molécules, instaurant les médicaments en biens publics et communs.

Les combats de l’Organisation mondiale de la santé

Les deux derniers chapitres se consacrent à des alternatives testées à l’échelle mondiale. Tout d’abord, Maurice Cassier se penche sur le combat de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et de Médecins sans frontières (MSF) pour lutter contre les maladies tropicales. La médecine humanitaire est parvenue à mettre en place des thérapies sans profit pour les marchés du secteur public dans les pays en développement. L’auteur encourage à appliquer également cette stratégie à des marchés jugés rentables par les multinationales.

Vient ensuite l’analyse très attendue de la gestion de la pandémie de covid-19. L’approche est originale : l’ouvrage compare la politique vaccinale du début des années 2020 au système de partage élaboré par l’OMS l’année de sa création, en 1948, pour lutter contre le virus de la grippe. Ces deux exemples nous permettent de mieux comprendre comment « supporter la production et la distribution de biens communs mondiaux » (p. 262) d’un point de vue technologique, institutionnel, économique et politique.

La conclusion de l’ouvrage n’offre pas seulement un récapitulatif lumineux : elle invite à « ouvrir le champ des possibles » (p. 297) et à accentuer la tendance générale à la non-exclusivité des technologies de santé. Maurice Cassier salue le rôle des pays en développement, des organisations humanitaires et de la société civile, mais également l’impact d’un travail commun entre États et industries pharmaceutiques.

Cette histoire des médicaments nous montre combien les crises sanitaires, en particulier celles du sida et du covid, intensifient les propositions d’alternatives au capitalisme pharmaceutique, pour renforcer, face au droit de propriété, un droit à la santé. L’ouvrage de Maurice Cassier permet de saisir l’importance capitale et les implications très concrètes de la lutte pour l’accès de tous et toutes aux soins.

Maurice Cassier, Il y a des alternatives. Une autre histoire des médicaments, XIXe-XXIe siècle, Paris, Seuil, 2023, 336 p, 24€.

par Lucie Nizard, le 19 mars

Pour citer cet article :

Lucie Nizard, « Solutions pour un droit à la santé », La Vie des idées , 19 mars 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Maurice-Cassier-Il-y-a-des-alternatives

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