La décomposition de l’empire américain de l’Espagne au début du XIXe siècle a laissé place à des États indépendants après un processus émancipateur long et sinueux (1808-1824), précédant un autre, tout aussi lent et difficile, d’affirmation d’une communauté politique cohérente et pacifiée dans la seconde moitié du même siècle. Centré sur l’Argentine, le livre de Geneviève Verdo, qui prolonge sa précédente étude sur L’indépendance argentine, entre cités et nation (1808-1821), apporte un nouvel éclairage sur les modalités de la construction politique au XIXe siècle en Amérique du Sud, dans laquelle la finalité stato-nationale n’a été qu’une option parmi d’autres.
Aux origines de l’Argentine se trouvait la vice-royauté du Río de la Plata [1], à la périphérie de l’empire colonial espagnol. Créée en 1776 pour renforcer la défense impériale face à la menace portugaise du Brésil et réorganiser les échanges avec la métropole, la présence de la Couronne dans la région reste toutefois discrète. Ce sont les cités (pueblos) [2] qui forment la vice-royauté, et sont gouvernées en grande partie par les corporations qui les composent, en particulier les corps de ville (cabildos). Après la crise dynastique déclenchée par Napoléon à la suite des abdications de Bayonne en 1808, le Río de la Plata, à l’instar des autres territoires qui composent l’empire, entre dans un processus révolutionnaire qui aboutit à la proclamation officielle de l’indépendance des « Provinces-Unies du Río de la Plata » lors du congrès de Tucumán en 1816.
Cette étude analyse le processus de construction politique qui s’élabore depuis cette date jusqu’à la mise en place de la République argentine en 1853. Durant cet intervalle, il n’existe en effet aucun État constitué contrairement au reste de l’Amérique du Sud, mais 14 républiques provinciales qui coexistent en lieu et place. Ce livre est aussi l’histoire de ces entités méconnues et de leurs tentatives incessantes pour se fédérer. Si le désir d’union reste l’ambition commune de leurs dirigeants respectifs, le cadre constitutionnel sans cesse débattu doit aussi préserver l’existence de leurs communautés et garantir la paix entre elles. Ce problème montre l’écart qui sépare ces entités de l’État-nation, qui n’est qu’une forme en devenir dans l’espace euro-américain à ce moment-là. Pour comprendre cette construction politique argentine, l’étude a été divisée en deux parties thématiques.
Quatorze républiques provinciales
La première partie (« Faire communauté ») examine ces républiques provinciales en tant que forme politique originale. Ces entités, constituées en 1820 après la chute du régime directorial, s’inscrivent dans la continuité des cités de l’empire dont elles héritent du dynamisme renouvelé des corporations territoriales et du rôle que jouent celles-ci au cours du processus révolutionnaire. Elles se dotent d’institutions à même de gérer le gouvernement de leurs juridictions, tandis que le « pouvoir exécutif », assuré par un gouverneur, et une Chambre des représentants gouvernent de concert. Remettant en cause la notion de séparation des pouvoirs, ces républiques provinciales se fondent sur la répartition des fonctions et le « principe d’autorisation » des Chambres, ce qui permet d’expliquer la tendance à la concentration du pouvoir des gouverneurs et le recours aux « facultés extraordinaires » dans les années 1830 pour mettre fin aux facteurs potentiels de troubles. Elles se distinguent aussi par leur aspiration récurrente de préserver leur « existence », tout en voulant recréer l’unité politique qu’elles ont connue sous l’empire espagnol et au début de la révolution. Fédéralisme, unanimisme et pouvoir domestique sur l’espace rural constituent les piliers de ces républiques provinciales, qui, tout en intégrant des principes révolutionnaires, comme la souveraineté du peuple et l’organisation institutionnelle qui la reflète, révèlent, à partir des années 1830, une composante profondément antilibérale.
En quête d’union
La seconde partie (« Faire corps ») analyse les échanges entre ces entités territoriales depuis la création de la vice-royauté jusqu’à l’avènement de l’Argentine. Elle montre comment la réorganisation administrative de l’empire espagnol au XVIIIe siècle, les « invasions anglaises » (1806-1807), la révolution et la guerre d’indépendance ont créé à la fois une hiérarchie, une dépendance et une solidarité entre les cités. Avec la « Révolution de Mai » 1810, de nouvelles relations se mettent en place entre Buenos Aires, l’ancienne capitale vice-royale, et les autres cités de sa juridiction. Elles reposent sur la solidarité des pueblos, le rôle de guide joué par la capitale et sa Junte [3] comme incarnation de l’ensemble, et la confusion délibérée entre celle-ci et le régime révolutionnaire. La Junte utilise la primauté de la capitale pour conclure avec les cités un pacte qui lui permet de présenter la cohésion territoriale de la majeure partie de la vice-royauté – le Haut-Pérou (Bolivie), le Paraguay et la Bande orientale (Uruguay) échappent à son autorité – et de diriger tant le cours de la révolution que celui de la guerre. Mais ces nouvelles relations ont pour conséquence de politiser les liens transversaux entre les communautés et de servir de fondement à l’union politique.
Dès la formation de la Junte en 1810, la représentation des pueblos est érigée en principe de substitution du souverain. En même temps est évoquée l’idée d’organiser les pouvoirs au moyen d’une constitution, censée donner forme à un nouvel État. Cependant, malgré la réunion de plusieurs assemblées constituantes durant la première décennie révolutionnaire, les textes qui en émanent conservent une valeur provisoire. La mise en place d’une constitution définitive bute sur des facteurs culturels relatifs à la conception même dudit texte, et par des facteurs politiques tenant à la difficulté de définir le véritable sujet de la souveraineté : d’un côté, une vision centraliste défendue par Buenos Aires pour qui la souveraineté demeure la nation composée d’individus, de l’autre, une vision fédérale, partagée par la plupart des républiques provinciales, sur laquelle repose le principe d’un gouvernement commun capable d’arbitrer les relations interprovinciales. Après 1820, ces « provinces désunies » de la Plata subsistent sous la forme d’un « horizon commun » que les acteurs cherchent à concrétiser sur le plan constitutionnel à travers différents congrès. Néanmoins, cette deuxième décennie révolutionnaire est marquée par l’impasse constitutionnelle à s’entendre (1821-1829).
En parallèle, une construction politique alternative s’élabore à la même période au moyen de pactes et de traités que souscrivent entre eux les gouvernements des républiques provinciales (1820-1841). Ces accords bilatéraux traduisent les tentatives de construction d’unions régionales dans l’attente d’une véritable organisation générale. Quoiqu’affirmée avec vigueur, la souveraineté de ces entités reste toute relative : d’une part, elle désigne l’ensemble des droits et des coutumes que ses acteurs cherchent à sauvegarder, d’autre part, elle correspond aux relations avec les autres républiques. In fine, la construction d’un pouvoir suprême – fédéral ou confédéral – peut être vue comme l’aboutissement du processus qui les pousse à pactiser avec les autres entités provinciales dans le but d’organiser leurs relations, d’apaiser les conflits et de se prémunir contre les agressions.
Conclusion
À la lecture de cet ouvrage, on constate toutes les difficultés rencontrées par l’Argentine à s’organiser en État constitué durant une grande partie du XIXe siècle, ce qui fait de ce pays un cas unique dans le monde atlantique postrévolutionnaire. Pendant plus de trente ans, les dirigeants argentins ne cessent de vouloir construire une unité cohérente sans y parvenir, avant de s’entendre autour d’une république fédérale, à l’instar des États-Unis du Mexique, du Venezuela ou du Brésil. Cette période d’« anarchie » et de « barbarie », décriée par le roman national argentin (Historia Patria), a été comparée par l’un de ses tenants, Domingo Facundo Sarmiento, à « la traversée du désert des Hébreux ». Comme le rappelle justement l’autrice, si la majeure partie de l’espace rioplatin – appelé Provinces-Unies jusqu’en 1831 avant de prendre le nom de Confédération puis de République argentine – a finalement abouti à la constitution progressive d’un État-nation à partir de 1853, elle aurait pu aussi déboucher sur la formation de 14 États indépendants, comparables à ceux apparus à sa périphérie (Bolivie, Paraguay, Uruguay). La comparaison avec l’Amérique centrale, organisée en république fédérale entre 1824 et 1840 avant d’imploser en 5 États-nations distincts, indique bien l’une des voies possibles de ce « futur non avenu ».
Geneviève Verdo, Des peuples en mal d’union. Aux origines de l’Argentine, Paris, Flammarion, 2025, 368 p., 24.90 €
Pour citer cet article :
Gonzague Espinosa-Dassonneville, « La naissance complexe de l’Argentine »,
La Vie des idées
, 30 juin 2025.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/La-naissance-complexe-de-l-Argentine
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