Contre les dualismes qui ont structuré l’histoire de la philosophie, Dewey construit une métaphysique d’inspiration naturaliste et empirique qui propose une interprétation des réalités les plus générales qui donnent sens à nos expériences.
À propos de : P. B. Cherlin, John Dewey’s Metaphysical Theory, Palgrave, MacMillan
Contre les dualismes qui ont structuré l’histoire de la philosophie, Dewey construit une métaphysique d’inspiration naturaliste et empirique qui propose une interprétation des réalités les plus générales qui donnent sens à nos expériences.
Il aura fallu attendre plus de 35 ans pour enfin disposer d’un livre sur la métaphysique de Dewey. John Dewey’s Metaphysical Theory de Paul B. Cherlin comble enfin ce vide en proposant un exposé particulièrement lumineux et pertinent de la métaphysique de Dewey, et démontre de manière convaincante la nécessité d’une telle réhabilitation. Cet aspect de sa philosophie a longtemps fait l’objet de débats vifs et passionnés qui, bien qu’ils ne soient jamais parvenus à créer un réel consensus au sein des spécialistes et commentateurs, ont au moins témoigné du caractère essentiel de cette question dans la compréhension de la philosophie de Dewey.
La thèse défendue par l’auteur est très simple : loin d’être une voie secondaire ou regrettable que Dewey aurait mieux fait de ne pas suivre, la métaphysique forme au sein de son œuvre une pensée cohérente qui sous-tend l’ensemble de sa philosophie dont Paul Cherlin en dégage la systématicité tout en en retraçant les évolutions et les prolongements dans ses aspects les plus appliqués.
Pour ce faire, l’auteur retrace brillamment à travers les méandres de l’œuvre prolifique de Dewey les différentes étapes à partir des textes tirés du recueil des Studies in Logical Theory (publiés en 1903 et repris et augmentés en 1916 dans les Essays in Experimental Logic). L’enjeu des textes de cette époque est, contre l’idéalisme d’Hermann Lotze et en particulier contre sa conception de la logique entendue comme connaissance ou science des formes pures de la pensée et des principes fondamentaux du raisonnement, de formuler une théorie de la connaissance alternative fondée sur la méthode de l’enquête expérimentale. C’est en ramenant la logique sur le terrain de l’expérience concrète que Dewey en vient à la mettre en prise avec ce qu’il appelle les « conditions antécédentes de la pensée » et qui désigne l’ensemble des contraintes et des ressources que la réflexion doit prendre en compte dans le processus d’enquête. En effet, pour Dewey l’acte de réflexion se produit dans des conditions précises lorsque l’incertitude trouble la continuité de l’expérience, et exige du point de vue de la pensée un rééquilibrage et une reconstruction des situations réelles d’enquête afin de créer des jugements adéquats et adaptés à ces dernières. Cette continuité entre l’expérience et les situations vécues n’est possible qu’à la faveur d’une naturalisation du sujet de l’expérience, que Dewey conçoit dans une veine évolutionniste, comme un être vivant en interaction avec son environnement. Les processus cognitifs et logiques par lesquels s’acquiert et se développe la connaissance se situent ainsi dans le prolongement direct des processus biologiques nécessaires au maintien de la vie.
Cependant, Dewey limite dans ces textes la portée de ses propres thèses et n’envisage nullement à cette époque de formuler une métaphysique. L’introduction écrite à l’occasion de la publication des Essays en 1916 représente une étape supplémentaire et nécessaire, selon Paul Cherlin, en faveur d’une réflexion plus générale qui vise à naturaliser l’expérience, c’est-à-dire à inscrire ses processus dans un contexte plus global dont les caractéristiques agissent autant comme des ressources que comme des contraintes avec lesquelles doit négocier tout organisme vivant et, a fortiori, l’organisme humain. Il relève déjà que la précarité et la stabilité sont des traits constitutifs des situations vécues, anticipant ce que Dewey dénommera sous le terme de « traits génériques » dans Expérience et nature. Pour Paul Cherlin, cet ouvrage peut être considéré comme l’aboutissement logique d’une réflexion poussée sur le statut de l’expérience qui conduit Dewey à adopter progressivement sur celle-ci une position naturaliste.
Publié en 1925, Expérience et nature est l’un des ouvrages les plus connus et les plus originaux de Dewey : c’est dans cet ouvrage que sa pensée métaphysique se déploie avec le plus de clarté et de précision, construisant un cadre théorique général capable de surmonter les dualismes classiques de la philosophie entre le sujet et le monde, l’esprit et le corps, la pensée et l’action, etc. . Son objet consiste, pour reprendre les termes mêmes de Dewey, à décrire les « traits génériques de l’existence. » [1] Un trait n’est pas une catégorie abstraite instanciée à travers les existences singulières, mais une caractéristique empirique généralisable à des ensembles plus ou moins étendus d’existences. Paul Cherlin n’en propose pas, comme Dewey, une liste exhaustive, et se contente de mettre en évidence les traits qu’il juge les plus importants et les plus opérants dans l’interprétation de la réalité telle qu’il en fait l’expérience : comme la stabilité et la précarité, la qualité, l’actuel et le potentiel. Comme enquête, la métaphysique s’attache donc à repérer et à décrire les propriétés les plus générales manifestées par chaque existence sans toutefois les rapporter à des causes ou à des structures ultimes qui transcenderaient l’expérience.
Parmi les traits les plus importants relevés et décrits par Dewey, la continuité fait sans aucun doute office de clé de voûte. L’auteur s’appuie notamment sur la théorie des phénomènes émergents, brièvement abordée au chapitre VII d’Expérience et nature, pour reconstruire la manière dont cette continuité rend à la fois pensable et possible l’enchaînement entre les différents registres de la nature sans introduire de dualismes. La matière, la vie, et l’esprit désignent à cet égard des régimes d’interactions et d’organisation continues les uns les autres, et non des ordres homogènes fermés sur eux-mêmes. Cette approche permet notamment de comprendre comment l’esprit émerge des processus organiques et physiologiques liés à la perpétuation de la vie, tout en conservant des propriétés spécifiques que l’on ne saurait réduire à leurs seules bases matérielles. C’est justement cette approche non-réductionniste qui permet, selon Dewey, d’articuler nature et culture au sein d’une histoire commune et de dépasser une fois pour toutes les dualismes philosophiques.
La métaphysique ne cherche pas rivaliser avec les sciences naturelles en prétendant connaître un domaine de la réalité qui leur échapperait, mais se limite à une connaissance générale sur le caractère du monde tel qu’il se manifeste dans l’expérience, qu’elle soit « ordinaire » ou bien scientifique. Elle ne doit pas chercher selon Dewey à bâtir des constructions théoriques abstraites et détachées du réel, mais à éclairer le sens de ce que nous faisons et de ce que nous expérimentons concrètement.
L’entreprise de Dewey ne consiste pas à retourner à une forme jugée dépassée de la métaphysique : il procède à une reconstruction complète de sa méthode et de son objet qui l’éloigne radicalement des présupposés théoriques qui l’ont structuré. En tant que philosophie pragmatiste, Dewey évalue le sens et la valeur des idées et des théories à l’aune de ce qu’elles rendent concevable et possible dans l’expérience. Ainsi il n’existe pas de problème métaphysique en soi qui ne soit éclairé et justifié d’une manière ou d’une autre par des questions pratiques relatives à l’expérience :
si l’on peut affirmer que la relation entre nature et expérience est au cœur du projet métaphysique de Dewey, la métaphysique trouve finalement son sens et sa validité la plus profonde dans la manière dont elle s’articule avec l’éthique sociale, et dont elle éclaire et anime la sagesse, la foi, la communauté et l’intelligence. (p. 26)
La métaphysique est en quelque sorte destituée de son piédestal abstrait pour être jetée au plein cœur de la multitude des choses terrestres. Elle s’ancre dans le réel, sans le travestir par un formalisme conceptuel, de sorte que sa validité repose sur des critères pragmatiques, en tant qu’elle rend possible une vie plus consciente, plus responsable et plus humaine. « Il n’y a rien d’aussi bon pour l’homme que l’expérience la meilleure, la plus riche et la plus pleine possible », [2] écrit Dewey dans Expérience et nature. Mais pas plus que l’amour de la sagesse ne saurait se suffire à soi-même, la métaphysique ne peut produire des effets concrets, si ce n’est en s’associant à d’autres dimensions de l’expérience humaine. Et c’est seulement par la conjonction de ces deux activités que nous pouvons créer les valeurs qui accompagnent nos actions. Sur ce point, Dewey se montre éloquent : « plus on est sûr que le monde englobant la vie humaine est de tel ou tel caractère, et plus on est engagé dans l’effort de maîtriser la conduite de la vie, la sienne comme celle des autres, sur la base du caractère assigné à ce monde. » [3] C’est en fonction de la connaissance du monde dont nous faisons partie que nous devons formuler nos idéaux et valeurs. Parce que nous ne sommes pas séparés du monde, la métaphysique doit contribuer à renforcer notre sentiment de confiance envers lui dont dépend, finalement, notre capacité à agir. La sagesse est l’un des visages que prend l’intelligence quand elle s’appuie sur les ressources et les possibilités offertes par la nature en vue d’améliorer l’existence humaine : « La sagesse, explique Cherlin, alliée à l’imagination, régule l’intelligence, ainsi que toutes les vertus et tout ce qui est favorable à l’épanouissement humain. » [4]
Un dernier aspect significatif du livre de Paul Cherlin est que les questions politiques de Dewey, en particulier sur la démocratie, ne doivent pas être conçues indépendamment des thèses métaphysiques sous-jacentes. Ainsi, pour Dewey, la « démocratie n’est ni une forme de gouvernement, ni une organisation sociale, mais une métaphysique de la relation entre l’homme et son expérience de la nature. » (cité p. 26). Dewey ne prétend pas fonder la démocratie comme ordre politique sur une réalité supérieure, mais indique plutôt une autre voie selon laquelle seul un concept de nature comme une réalité indéterminée, en voie de réalisation, pleine de potentialités à explorer, offre la possibilité d’une vie authentiquement démocratique qui ne se résume pas à ses aspects purement formels et institutionnels. Cette conception du rapport entre nature et démocratie se présente selon Dewey comme le meilleur remède aux absolutismes de toutes sortes.
Par contraste, les régimes totalitaires et fascistes sont solidaires d’une philosophie qui, en séparant l’expérience et la nature, réduisent et appauvrissent les possibilités inhérentes à l’expérience en plaçant cette dernière sous la tutelle de normes et valeurs transcendantes. Dewey insiste en effet énormément sur le rapport entre expérience et démocratie dans la mesure où lorsque l’expérience devient la méthode principale d’après laquelle sont évaluées et examinées les possibilités présentes dans la nature, elle devient la seule source d’autorité légitime, ouverte à la discussion et à la révision.
Il faut saluer l’effort de Paul Cherlin pour restituer à la question de la métaphysique l’importance qui lui revient dans la pensée de Dewey. Il propose un ouvrage riche et précis, d’une grande clarté, quoique dense, et servi par une connaissance approfondie de l’œuvre de Dewey. Toutefois, cette lecture insiste beaucoup sur la continuité et l’unité de la pensée de Dewey, lui conférant une dimension systématique qui ne répond pas toujours aux intentions initiales de Dewey, et qui se fait aussi au détriment des évolutions internes et des ruptures qui ont pu jouer un rôle non négligeable. Il n’est pas certain, par exemple, que les articles des Studies préfigurent en quelque sorte les concepts centraux d’Expérience et nature, ou que les analyses sur la fonction de l’expérience conduisent ipso facto à adopter une position métaphysique clairement assumée et revendiquée. De plus, Dewey n’a jamais exposé systématiquement sa métaphysique, de sorte qu’il s’avère parfois difficile d’identifier et de délimiter ce qui relève dans son œuvre d’une démarche proprement métaphysique. Il faut sans doute y voir là l’expression de la volonté de faire de la métaphysique un sujet central et charnière dans l’itinéraire philosophique de Dewey qui ne doit rien aux aléas des rencontres, aussi décisives soient-elles. Enfin, le lien entre métaphysique, politique et démocratie, l’un des aspects les plus originaux, aurait sans doute mérité d’être exploré d’une manière plus approfondie, permettant alors à l’auteur de se démarquer nettement plus.
Il ne fait pas de doute néanmoins que ce livre s’imposera désormais comme l’une des meilleures introductions non seulement à la question épineuse et technique du statut de la métaphysique chez Dewey, mais aussi de sa pensée en général. Reste enfin à espérer que les lecteurs francophones puissent disposer prochainement d’une introduction comparable en français.
par , le 26 juin
Paul Walter, « La métaphysique au prisme de l’expérience », La Vie des idées , 26 juin 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-metaphysique-au-prisme-de-l-experience
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[1] « Les traits génériques de l’existence sont au cœur du programme métaphysique de Dewey. » (p. 76).
[2] J. Dewey, Expérience et nature, trad. fr. J. Zask, Paris, Gallimard, p. 372.
[3] Ibid., p. 373.
[4] « Wisdom, in conjunction with imagination, is regulatory of intelligence, of all virtue, and of all else that we wish to name as conducive to human flourishing. » (p. 135).