Comment les Juifs français ont-ils affronté le nazisme à partir de 1933 ? Ils se sont mobilisés et sont entrés dans la guerre en portant regard lucide, mais parfois résigné, sur l’Allemagne hitlérienne.
Comment les Juifs français ont-ils affronté le nazisme à partir de 1933 ? Ils se sont mobilisés et sont entrés dans la guerre en portant regard lucide, mais parfois résigné, sur l’Allemagne hitlérienne.
L’histoire des sensibilités est un genre historique désormais bien établi, explorant dans une démarche souvent pluridisciplinaire l’articulation entre les émotions ou les sentiments, le corps et les comportements des acteurs [1]. En explorant l’histoire de la culture affective des Juifs français face au nazisme, Jérémy Guedj nous plonge dans leurs perceptions, leurs représentations et leurs prises de conscience du danger entre 1933 et 1939, dans un livre d’une extrême rigueur méthodologique et d’une écriture elle-même très sensible.
Après avoir étudié en 2011 les réactions contrastées des Juifs français face à l’Italie fasciste (entre neutralité, espoir, bienveillance et inquiétude) [2], Jérémy Guedj consacre un livre à leurs rapports au nazisme, marqués de manière précoce par l’inquiétude et la clairvoyance. Ces deux livres, séparés par une dizaine d’années d’intervalle, constituent un diptyque historiographique.
En effet, ils sont liés par un objet et une question de recherche : comment l’opinion publique juive française représentant, sans la recouvrir complètement, une communauté hétéroclite sur le plan sociologique, culturel, politique et religieux, appréhende-t-elle un danger politique extérieur (l’Allemagne à partir de 1933, l’Italie à partir de 1938) sous-tendu par un antisémitisme biologique ? Avec quels outils intellectuels et quelles références culturelles ? Quelles lectures les Juifs français font-ils de ces formes inédites de radicalisme politique et qu’en font-ils, une fois que la menace a été identifiée ? Comment ces Juifs français, eux-mêmes victimes dans leur propre pays d’une montée de la haine et de la violence dans les années 1930, ont-ils affronté cette voie impensée et impensable de la modernité européenne, à savoir celle de l’histoire renversée qui donne le sous-titre de l’ouvrage ?
Au-delà de l’objet historique étudié dans un cadre chronologique resserré (1933-1939), l’auteur propose des pistes de réflexion historiographique stimulantes et qui font écho à différents enjeux du temps présent. Comment faire une histoire sensible de la vigilance politique, sans tomber dans le piège d’une lecture rétrodictive ? Comment saisir l’expérience affective et les représentations d’acteurs « qui ne vivent pas dans l’histoire, dans l’actualité [3] », mais qui inscrivent leurs trajectoires existentielles dans un continuum sans une très grande conscience historique ? Comment articuler une histoire des affects, une histoire événementielle sensible, aux crises et aux ruptures avec une expérience des temporalités nécessairement plurielles ?
Pour répondre à ces questions, Guedj fait le choix d’une histoire événementielle, non pas au sens d’une chronique tragique au jour le jour de la perception du nazisme par les Juifs français. Prudent et méticuleux dans son analyse, il se refuse de sacrifier la complexité du passé au profit d’une typologie qui enfermerait de manière schématique les Juifs dans des catégories binaires : engagement ou mise à distance, lucidité ou aveuglement, révolte ou résignation. Comme d’autres intellectuels avant lui, il prend ses distances dès l’introduction avec ce qu’il qualifie de « syndrome d’Arendt », cette position défendue par la philosophe allemande selon laquelle les Juifs, paralysés par le nazisme, se laissèrent exterminer dans la passivité [4].
Pour relever le défi de la complexité, Guedj fait le choix d’un récit choral articulé à une stratégie d’écriture reposant sur la « mise en intrigue » chère à Paul Veyne. Son objectif est de « réinvestir un ordre narratif qui redonne une idée de la succession des contextes et donc des atmosphères, des univers dans lesquels baignaient ceux qui assistaient aux évolutions du nazisme [5]. »
Il s’agit donc de saisir la manière dont les Juifs français construisirent des représentations d’événements en train de se faire, sans que ces deniers développent une conscience historique aiguë des faits en train d’advenir. Ce choix d’écriture s’inscrit clairement dans une « histoire des possibles [6] », qui vise à faire saisir aux lecteurs les contradictions d’un monde où la menace cohabite avec la normalité, sans que la logique génocidaire eût été pensée. Mais de quelle normalité parle-t-on ? À quoi correspond-elle ?
Soucieux d’articuler des prises de position avec les événements en train de se faire (du 30 janvier 1933 à la nuit des pogromes de 1938 en passant par les lois de Nuremberg en 1935), Guedj en oublie de réinscrire les acteurs dans la routine de leur quotidien inscrit dans des configurations sociopolitiques en perpétuelle transformation. Dans un contexte de montée des périls, comment font-ils pour s’adapter de manière efficace à un monde en train de s’assombrir ? Comment réussirent-ils à ajuster au mieux leurs affects avec la dynamique du quotidien ?
Cette histoire des perceptions, des réactions et des expériences sensibles du nazisme, Jérémy Guedj l’écrit à l’aide des sources de presse (La Tribune Juive de Strasbourg, L’Univers israélite, Le Droit de vivre), mais aussi de sources institutionnelles et publiques. Le choix d’une écriture polyphonique, toutefois dominée par la voix de lettrés (journalistes, intellectuels), implique de renoncer à une approche prosopographique de ces Juifs. Ce livre se veut avant tout la caisse de résonance de ces mille et une voix juives, essentiellement publiques et masculines (hormis celles de Rachel Cheigam et Ida Fink), qui ont traversé cette période précédant la Seconde Guerre mondiale et la Shoah.
Organisé en sept chapitres, l’ouvrage est davantage qu’une plongée dans les années 1933-1939. Ainsi, Guedj ne se contente pas d’étudier la manière dont les Juifs français vécurent (au sens d’une expérience sensible du politique) l’arrivée d’Hitler au pouvoir et la manière dont la dictature nazie s’installa et se consolida. Il inscrit son analyse dans le temps court de l’entre-deux-guerres (avec un passage sur la République de Weimar et le moment d’émergence public du nazisme en 1923 qui suscita de manière quasi immédiate un émoi, lequel s’émoussa rapidement dans la seconde moitié des années 1920) et le temps moyen des représentations culturelles des Juifs français sur l’Allemagne. Il ouvre aussi le lecteur à une conception du temps juif marqué par la longue durée et l’analogie historique.
Toute culture renvoie d’abord à une certaine représentation du temps, et Guedj apporte une grande attention à la tension engendrée par des attitudes héritées du passé et ancrées dans la mémoire collective juive (à travers le rituel festif de Pourim) et des comportements situés dans un présent soumis à des enjeux inédits. C’est là l’une des grandes qualités de ce livre capable de mettre au jour des dimensions culturelles structurantes.
Comme le rappelle Johann Chapoutot dans sa préface, « c’est ainsi une histoire millénaire qui est interrogée sous le choc, brutal, de la violence nazie ». Ainsi, Guedj connecte la réflexion des Juifs français sur le nazisme avec des références bibliques d’un temps passé ou messianique marqué du sceau de la vulnérabilité et de la menace. Dans le cas des Juifs français, affronter le nazisme, c’était au fond rejouer l’histoire dramatique de la meguila, dans laquelle l’héroïne Esther sauva le peuple juif vivant au sein de l’Empire perse d’un plan d’extermination conçu par le vizir Haman. Et c’est certainement là qu’on accède à la spécificité du sujet.
Le choix narratif conduit l’auteur à nous montrer que, sur de nombreux points, les Juifs français partageaient les mêmes angoisses et les mêmes erreurs d’appréciation que leurs contemporains. La principale fut de croire qu’Hitler, une fois arrivé au pouvoir, allait être contraint de renoncer à la radicalité politique et idéologique.
Or Hitler fut bien un défi au bon sens. Il fallut attendre au plus tard 1935 et les lois de Nuremberg pour que la prise de conscience générale débouchât sur un terrible constat : plus rien n’allait jamais être comme avant. Dans le chapitre 4 au titre métaphorique « La serrure et les clés », Guedj montre comment les intellectuels juifs français souvent pétris de messianisme (Raymond Aron, Jean-Richard Bloch, Emmanuel Levinas) étaient capables de produire dans les années 1930 une analyse du nazisme en termes de religion capable de renverser le cours de l’histoire et d’aller à rebours de la civilisation européenne moderne. L’auteur montre donc qu’au-delà de l’effroi et de l’émoi, les Juifs français prirent très au sérieux la menace du nazisme et se mirent à étudier et à discuter Mein Kampf et ses fondements idéologiques.
Conscients du danger, ils menèrent le combat en France contre l’infiltration nazie, relayée par des « agents » comme Darquier de Pellepoix, Louis-Ferdinand Céline ou Jean Boissel. On lira avec profit les pages consacrées à l’influence nazie tant en Afrique du Nord qu’en Alsace et aux réactions que cela suscita en termes d’engagement. En 1936, la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA) organisa une grande campagne de sensibilisation de l’opinion publique dans tout le grand Est, avec une série de meetings importants à Strasbourg, Metz, Nancy, Colmar et Mulhouse. La lutte contre le nazisme prit également des formes militantes encore plus concrètes, à l’instar du boycott des produits allemands, mais également de pétition et d’internationalisation du combat avec le Congrès juif mondial, « bras diplomatique du peuple juif » fondé à Genève la même année.
Tous ces engagements locaux, nationaux et transnationaux inscrits dans un contexte de radicalisation du nazisme produisirent paradoxalement une « espèce d’accoutumance qui émousse à la fois les réflexes émotifs et les réflexes intellectuels », comme le constate un membre de LICA en avril 1938 au lendemain de l’Anschluss. Après la nuit des pogromes de novembre 1938 se posa en outre le défi des réfugiés Juifs allemands, qui déboucha sur l’échec de la conférence d’Évian (elle « scella la rencontre des égoïsmes nationaux [7] ») et donc d’une politique d’accueil coordonnée. Les Juifs français sombrèrent alors dans la résignation, avant de subir les événements à partir de 1939 en dépit des décrets-lois Marchandeau du 21 avril 1939 contre le racisme, étonnamment oubliés à la fin du livre.
En conclusion, ce livre est une invitation à penser l’histoire sensible du politique comme une histoire des temporalités foisonnantes et subjectives, où le « nazisme était pensé pour lui-même, ici et maintenant [8] ». Ce dernier, appréhendé de manière précoce comme une religion et comme une menace civilisationnelle, fut combattu jusqu’au bout. Ainsi, les Juifs n’entrèrent pas dans la guerre sans conscience du danger, ni sans s’être mobilisés. Leur grand mérite fut d’avoir porté un regard lucide, et même inaudible, sur l’Allemagne nazie.
par , le 17 juin
Emmanuel Droit, « La conscience du danger », La Vie des idées , 17 juin 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-conscience-du-danger
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[1] Alain Corbin, Hervé Mazurel (dir.), Histoire des sensibilités, Paris, Puf, « La vie des idées », 2022.
[2] Jérémy Guedj, Le Miroir des désillusions. Les Juifs de France et l’Italie fasciste (1922-1939), Paris, Classiques Garnier, 2011.
[3] Marc Ferro, Les Individus face aux crises du XXe siècle. L’histoire anonyme, Paris, Odile Jacob, p. 5.
[4] Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 1966.
[5] Jérémy Guedj, Les Juifs français et le nazisme 1933-1939, Paris, Puf, 2024, p. 16.
[6] Quentin Deluermoz, Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus, Paris, Seuil, 2016.
[7] Jérémy Guedj, Les Juifs français et le nazisme 1933-1939, op. cit., p. 320.
[8] Ibid., p. 346.