La parution de l’intégrale des articles d’Alexandre Matheron est l’occasion de s’interroger sur cette discipline hybride qu’est l’histoire de la philosophie, par lui portée à sa perfection et aux limites extrêmes de ce qu’elle peut produire.
La parution de l’intégrale des articles d’Alexandre Matheron est l’occasion de s’interroger sur cette discipline hybride qu’est l’histoire de la philosophie, par lui portée à sa perfection et aux limites extrêmes de ce qu’elle peut produire.
Tous les articles d’Alexandre Matheron, en un seul volume : c’est un événement. Rien d’inédit, certes, dans ce marathon de textes courant sur une trentaine d’années ; mais bon nombre d’entre eux, parus dans des publications confidentielles, étaient introuvables ; et surtout, leur assemblage met en évidence la cohérence et la constance de ce qui apparaît désormais comme une œuvre philosophique au sens plein du terme. Il y aura désormais non pas deux grands ouvrages d’Alexandre Matheron (Individu et communauté chez Spinoza, Minuit 1969, Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza, Aubier 1971), mais trois. Et ce troisième volume donne à l’ensemble une dimension supplémentaire. Pour tous les spinozistes, Matheron, c’est le maître, le patron. Mais c’est aussi un historien de la philosophie qui non seulement étudie Descartes ou Hobbes avec la même rigueur, et qui surtout pousse cette discipline à un tel niveau d’acuité, voire de double-vue, qu’elle s’en voit renouvelée en profondeur. Ce bref compte rendu tentera de le montrer sur quelques exemples.
Étrange discipline que l’histoire de la philosophie, hybride, qui prend la philosophie pour objet sans prétendre en faire, en se maintenant dans une position de retrait, ni adhésion, ni critique ; qui vise à l’exactitude scientifique tout en restant comme en marge du discours philosophique proprement dit et, notamment, de l’engagement humain, individuel, que celui-ci implique. De là le danger de vider la pensée de sa vigueur propre, au nom d’une prétendue neutralité, d’une fastidieuse recherche des sources, ou encore du sous-bassement culturel, économique, psychologique de l’auteur à objectiver. Et finalement, de placer les doctrines, ou « systèmes », sous cloche, à distance les unes des autres, sous la conduite du guide qui a, lui, pris sa patente dans l’école sceptique.
Alexandre Matheron échappe glorieusement à l’écueil de l’historicisme. D’abord, pour lui, tous les systèmes ne se valent pas. Il en est un qu’il a élu, qu’il étudie principalement – il semble ne s’intéresser aux contemporains que pour mieux y revenir –, et dont il pense fermement qu’il dit le vrai : c’est le spinozisme. S’il en étudie l’histoire, la genèse interne ou les conditions d’émergence, voire le devenir historique, ce n’est pas pour le réduire à l’état d’objet historique, le croire justiciable d’une moderne méthode. L’histoire qu’il met en œuvre, il la tire du spinozisme lui-même. Il y a une philosophie spinoziste de l’histoire des idées, largement implicite il est vrai, et qu’il revient à Matheron d’expliciter. Si Matheron fait appel à l’histoire pour éclairer le système, c’est une histoire telle que Spinoza pouvait ou aurait pu la comprendre, telle qu’on peut en dégager la notion à partir de l’usage qu’il en fait. En cela on peut dire que Matheron, tout en restant fidèle à son modèle, est un véritable philosophe, autant que, par exemple, un Lucrèce exposant la doctrine d’Épicure par d’autres moyens. Matheron, oserait-on dire, est historien comme Lucrèce est poète. On pourrait presque dire, en forçant à peine le trait, que son ambition est que, si les oeuvres de Spinoza venaient à disparaître de la planète, celles de Matheron pourraient heureusement s’y substituer.
Comme Gueroult, et comme Deleuze, qui publient presque en même temps que lui (au tournant des années 1968-1969) leur propre étude spinoziste, Matheron pratique la lecture génétique, mais il étend cette lecture à un triple niveau : 1/ histoire naturelle de la constitution du système, selon sa logique interne (l’ordre des raisons), mais aussi selon sa genèse (l’évolution d’un Spinoza devenant de plus en plus spinoziste) ; 2/ histoire globale des idées, en tant qu’elle rend possible, sinon nécessaire, l’apparition du spinozisme ; 3/ histoire secrète ou intime des convictions personnelles du philosophe, des passions qui lui permettent de « croire au succès de son entreprise » et de mettre en application, en fonction des circonstances extérieures, sa formulation, sa publication et son avenir.
L’accent qui domine est politique : domaine jusqu’alors quasi inexploré dans les études spinozistes (hormis la lecture marxiste des années 1950-1960), Matheron est le premier à le réintégrer dans la logique du système, à en mesurer la place exacte, ni annexe, ni finale, mais médiane. Cependant cette innovation ne saurait se comprendre sans mesurer l’apport spécifique de Matheron à l’histoire de la philosophie. D’abord il y a, à côté du système tel qu’il est exposé par Spinoza, la vérité du spinozisme : « le système philosophique élaboré par Spinoza lui-même, qui, en tant que système exposé publiquement d’une certaine façon plutôt que d’une autre qui aurait été également possible, n’est pas la même chose que la vérité découverte par Spinoza » (p. 415). Fort de cette conviction, l’historien ne se contente pas d’explorer la structure interne, la cohérence du système, son armature démonstrative ; il prend au sérieux l’idée qu’il exprime une vérité – la notion de vérité n’est pas invalidée par l’enquête historique, au contraire, elle la nourrit et l’inspire. Il peut, dès lors, prolonger les données objectives du texte, pourvu que ce soit en accord avec la logique interne du système.
Tout d’abord, classiquement, il y a l’ordre des raisons. Observons déjà ce point, qui le fait ici plus deleuzien que Deleuze : toujours Matheron part du milieu, non des principes comme on le faisait avant. Avec le tronc comme axe, il va sondant les racines, maturant les bourgeons. Dès son premier ouvrage, Individu et communauté, au lieu de commencer, comme tout un chacun, par la première partie et la métaphysique, ou encore par la théorie de la connaissance, Matheron part du conatus, l’effort pour persévérer dans son être, tel qu’il est exposé au cœur de l’Éthique (au début de la troisième partie) ; récapitulant brièvement ses présupposés métaphysiques, il en déduit ensuite toute la théorie des passions, d’où découle à son tour la politique. L’ouvrage suivant, Le Christ et le salut des ignorants, part d’une difficulté apparemment secondaire, mais qui occupe, là encore, le cœur du Traité théologico-politique, à la jointure de la partie théologique et de la partie politique : comment Spinoza peut-il parler sans se contredire d’un salut possible par la simple obéissance, alors qu’il affirme par ailleurs que le salut se confond avec la liberté et la connaissance ? Prenant cette difficulté pour point nodal, Matheron rayonne sur l’histoire locale et universelle, la politique, et jusqu’aux fins dernières de l’humanité, à propos desquelles il débusque avec une pertinacité de limier la conviction implicite et intime de Spinoza. La même démarche se retrouve dans la plupart des articles : partant de difficultés ponctuelles, celles-ci se voient dissipées au terme d’un examen méticuleux qui, malgré l’aridité du propos, tient en haleine autant qu’une enquête policière tout en offrant ici et là de superbes échappées sur l’ensemble du système.
Mais le point le plus extraordinaire, celui qui fait et fera qu’il y a un avant et un après Matheron, c’est lorsqu’il fait porter son investigation sur l’effort de Spinoza pour se comprendre lui-même de mieux en mieux, pour devenir de plus en plus spinoziste. Il y a là un « Spinoza se faisant », comme Merleau-Ponty avait évoqué un « Bergson se faisant », et qui touche au cœur de la genèse d’une pensée. Bergson disait d’ailleurs que chaque philosophe était travaillé par une intuition fondamentale qu’il s’évertuait toute sa vie à exprimer. Chez Matheron l’intuition spinoziste continue de vivre et de mûrir. Il parvient ainsi à reconstituer les formes successives qu’a dû prendre le début de l’Éthique, aboutissant à une formulation de plus en plus précise du principe de puissance – jusqu’à la dernière, celle que Spinoza n’a pas effectuée lui-même, faute de temps, mais qu’il aurait certaine formulée s’il avait vécu plus longtemps (p. 633) ! Cette intimité du commentateur avec son auteur va jusqu’à imaginer des réponses à des objections non formulées de son temps ; au point que le spinozisme se retrouve de plain pied avec les révolutions scientifiques postérieures, par exemple en donnant par avance tous les moyens de concevoir une géométrie non euclidienne (p. 598) ! La vérité d’une idée se mesurant selon Spinoza à sa fécondité, on peut dire que Matheron en fait l’épreuve dans l’histoire, en amont comme en aval.
L’enquête génétique, pour Matheron, n’est pas seulement interne, mais aussi externe : elle engage les références à l’histoire des idées, et aux systèmes antérieurs. Certes Matheron, fidèle en cela à l’esprit du spinozisme, se refuse à confronter les doctrines, à dresser les systèmes les uns contre les autres, ou même à classer les penseurs en familles ou en clans (comme le fait Deleuze, par exemple, ou d’une autre façon Gueroult). Il répugne même à comparer les systèmes : exercice dont il montre avec humour la futilité, la « vulgarité », à propos du stoïcisme et de son éventuelle influence, ou parenté, avec le spinozisme (« Le moment stoïcien de l’Éthique », p. 652). Son point fort, en revanche, c’est la déduction historique du spinozisme, qui n’est pas la même chose que la déduction interne au système, même si toutes deux s’appuient sur l’idée vraie donnée pour remonter à sa genèse.
Dans une série d’études aussi concises que magistrales, Matheron montre comment par exemple « la décomposition de la politique thomiste » (p. 81-111), opérée par les premiers modernes (Morus, Machiavel, Hobbes), mène, tout naturellement, à la conception spinoziste, qui apparaît dès lors comme non certes pas « voulue » par le sens de l’histoire, mais en tout cas nécessaire au regard de celle-ci. De même, dans « Spinoza et la problématique juridique de Grotius », Matheron part de la rupture introduite en philosophie politique par Grotius dans la conception du droit naturel au début du XVIIe siècle. En donnant un sens subjectif au droit, c’est-à-dire comme « faculté » ou « pouvoir moral », Grotius apparaît comme le véritable fondateur du fameux « individualisme possessif », rendu célèbre par Macpherson, individualisme dont Hobbes, Locke, Rousseau, Kant, etc. ne représentent finalement, en dépit des correctifs qu’ils apportent, que la petite monnaie, car ils ne brisent pas avec le présupposé fondateur de cette doctrine : tous continuent de s’en remettre à un « pouvoir moral », à une obligation rationnelle du souverain ou du citoyen pour fonder l’ordre politique. La vraie rupture, c’est Spinoza qui l’accomplit en identifiant purement et simplement le droit et la puissance : l’hypothèse d’un contrat ou d’un pacte social s’évanouit dès lors pour laisser la place à l’analyse des affects qui sont à l’origine de la vie sociale. Mais il faut ajouter que cette vraie rupture s’inscrit dans une continuité non moins vraie ; car, « si Spinoza en arrive là, ce n’est pas en niant abstraitement la notion de droit, au risque de se la voir ensuite opposer de l’extérieur ; c’est en lui faisant dire jusqu’au bout ce qu’elle veut dire » (p. 130). Tout se passe comme si Grotius avait fourni une « idée vraie donnée » du droit, qu’il ne reste plus à Spinoza qu’à « subvertir de l’intérieur » (p. 114) en lui conférant « le seul sens intelligible qu’elle peut avoir » (p. 120).
En sorte que Spinoza apparaît comme la vérité de toute l’histoire de la philosophie, au moins moderne. Les autres, du moins ceux que Matheron évoque, ne font que bafouiller ou balbutier, si l’on peut dire, un spinozisme plus ou moins embryonnaire, plus ou moins mêlé de théologie. Cette perspective quasi obsessionnelle peut laisser perplexe à certains égards. Pourquoi Spinoza, demandera-t-on ? Y aurait-il un Esprit absolu en marche dans l’histoire, dont Spinoza serait le nom ? Certes, cet esprit n’avance pas à la manière hégélienne, et ne prétend d’ailleurs pas « accomplir » l’histoire, encore moins l’achever. Que l’histoire soit grosse du spinozisme ne signifie pas en effet qu’il soit voué à advenir automatiquement, par le seul jeu des forces historiques et de leur contradiction ; nulle contradiction interne à l’œuvre dans les idées – qui comme toute chose, ne sauraient être contrariées que par des causes extérieures. L’histoire ici n’a rien téléologique, d’où d’ailleurs un certain pessimisme mais un pessimisme souriant, car délivré de toute prétention à décréter un « sens » ou une finalité automatique de l’histoire. Matheron va même jusqu’à imaginer ce qu’aurait été un monde qui, suivant un tout autre cours, aurait adopté des constitutions spinozistes ! Imagination qui n’est pas qu’un amusement, mais nous délivre de l’illusion rétrospective d’un développement inéluctable de l’histoire. Rien ne saurait en fait remplacer l’effort individuel d’un esprit suffisamment puissant non seulement pour en dégager la vérité pour lui-même, mais encore l’adapter à son temps. C’est ici que l’historien entre lui-même dans l’histoire.
Soulignons en effet l’originalité des sujets que Matheron choisit d’explorer chez Spinoza : la propriété, la place des serviteurs (c’est-à-dire des travailleurs salariés en général) ou des femmes dans l’État, la sexualité… Ce sont là des thèmes dominants dans le débat intellectuel des années 1960-70. Chez Spinoza, ils occupent une place très mineure, minorée encore par les commentateurs modernes, gênés par exemple de voir le philosophe refuser la citoyenneté aux femmes et aux salariés, ou dire des banalités sur la sexualité. Matheron, au contraire, porte à leur maturation ces observations laissées par Spinoza à l’état embryonnaire. Pourvu qu’on leur accorde crédit et cohérence, il s’en dégage alors une signification originale et bien plus profonde qu’il n’y paraissait au premier abord et, finalement, au lieu de juger Spinoza au nom de droits abstraits et achroniques, c’est lui qui nous aide à penser ces problèmes qui travaillent notre modernité. Comme l’écrit Pierre-François Moreau dans sa préface, Matheron montre comment Spinoza peut répondre à des questions marxistes, et non comment lire Spinoza avec les lunettes de Marx. Par exemple, puisque le droit, c’est la puissance, pour que les serviteurs salariés puissent effectivement prendre part à la démocratie, il faudrait qu’ils soient « sui juris », c’est-à-dire relèvent de leur propre droit. Mais il faut pour cela attendre la révolution industrielle, un nouveau type de propriété (l’usine, bien intransportable et aliénable) et une nouvelle classe sociale de travailleurs, aptes à se constituer en force du fait de leur concentration : on ne saurait reprocher à Spinoza de n’avoir pas prévu l’époque prolétarienne (p. 298). Ce qui reste et qui compte, c’est cette identification radicale du droit et de la puissance, qui volatilise le mythe contractualiste, plus que jamais d’actualité, et permet de penser, mutatis mutandis, notre réalité et ses possibles.
Reste donc à étudier les moyens par lesquels le spinozisme entend s’inscrire et persévérer dans l’histoire. La diffusion de la doctrine est un problème qui hante Matheron. Pour le résoudre, il conçoit une solution qu’on pourrait qualifier d’infradoctrinale. L’historien va ici jusqu’aux limites extrêmes de sa méthode. Il ne s’agit plus en effet de déduire des implications logiques, mais de scruter les motivations secrètes, ou les passions secrètes de l’homme Spinoza, ses espoirs, ses incertitudes, parfois même ses gênes : les relations affectives qu’il entretient avec son propre système, et ses chances de le voir l’emporter dans l’histoire. Matheron ne se contente pas d’expliciter ce qui chez Spinoza reste implicite : il se met aussi en devoir de comprendre pourquoi cela est resté implicite. Appliquant à la lettre la distinction introduite par le Traité théologico-politique entre la pensée de l’auteur, toujours sujette à hypothèses, et celle du livre lui-même, que la raison peut reconstituer, Matheron, impérial lorsqu’il reconstitue déductions et chaînes démonstratives, se montre réservé et circonspect dès lors qu’il s’agit de rendre raison des « stratégies discursives » et surtout des motivations secrètes de l’auteur Spinoza. Les « peut-être », « sans doute » s’opposent alors aux « logiquement nécessaires » etc.
Il entre en effet dans le programme spinoziste de parler ad captum vulgi, c’est-à-dire de s’adapter autant que possible à la mentalité de ses lecteurs : l’étude de ces stratégies est très délicate, puisque c’est la porte ouverte aux procès d’intention et aux détournements de sens. Matheron a bien vu comment le jeu de l’adaptation se joue non pas à deux, mais à trois : il adapte son langage à l’intention des publics cultivés tout en leur indiquant à l’occasion « comment faire pour adapter leur propre langage à la mentalité de ceux qui, par rapport à eux, sont encore plus ignorants » (p. 366) ; ce, afin de trouver finalement « un terrain d’entente entre les simples croyants, les philosophes de toutes sortes et la philosophie vraie » (p. 388). C’est encore cet effort de communication, qui va bien au delà de la simple rhétorique, qui expliquerait selon Matheron l’inachèvement du Traité de la réforme de l’entendement : l’effort de Spinoza pour concilier sa pensée avec le cartésianisme alors dominant – voire le faire naître de l’intérieur même du cartésianisme – se serait finalement heurté à une impossibilité. Dans ce même registre, on admirera l’harmonisation que Matheron propose pour accorder toute la gamme des discours apparemment contradictoires que tient le Traité théologico-politique, du plus exotérique au plus ésotérique. On y devine toute la pudeur et la prudence d’une sagesse avide de se communiquer, et néanmoins au fait des perversités d’interprétation auxquelles la pensée s’expose en s’aventurant sur le forum.
Peut-être faut-il dire un mot, pour finir, du style matheronien. Avouons qu’il est assez loin de ce qu’on entend aujourd’hui par histoire des idées. Rarement Matheron analyse directement les textes, sauf lorsqu’il s’agit d’étudier un détail mal compris ou mal traduit. On pourrait même dire qu’à quelques exceptions près, il ne commente pas les textes – les débats philologiques ne le concernent pas – mais qu’il les reconstruit idéalement en lui-même, par la seule force de sa raison. En conséquence, on ne discute pas Matheron : il n’offre aucune prise à la contradiction. En cela encore, il est spontanément deleuzien. Il ne cite ni ne discute presque aucun commentateur, ne s’encombre pas de documentation opaque, ne rencontre pas de difficulté qui ne soit surmontable ; son écriture ne trahit nulle angoisse, nulle déception, pas plus qu’on ne sent l’effort qu’il a sans doute fallu déployer pour parvenir à tant de clarté : rien qu’une olympienne pédagogie, sûre de son fait, n’avisant les obstacles que pour les abattre, définitivement. S’élève alors le rêve, ce qui aurait pu être si les recommandations du Traité politique eussent été suivies, ce que pourrait encore aujourd’hui donner un monde spinoziste, entièrement peuplé de sages ! Sur ce point d’ailleurs, on peut noter une évolution : Matheron a mis de l’eau dans son vin, notamment en détectant le fond d’indignation, c’est-à-dire de passion triste, qui frelaterait irrémédiablement le politique.
Armé d’une puissante armature mathématique que tempère un esprit de finesse pince-sans-rire, l’historien n’affiche à l’égard de son champion ni empathie militante, ni neutralité appauvrissante, ni prévention défiante ; mais une confiance sans faille, et toujours récompensée. Avec une parfaite probité et une exquise urbanité, il examine, et même devance, déduit et classe les objections possibles (et même impossibles). À chacune il donne voix, définit sa pertinence, en retient les points positifs, après les avoir intégrées plutôt que réfutées : ainsi s’élaborent les notions communes. Le plus souvent, on l’a dit, il ne cite personne, mais reconstitue des positions idéales. Toujours disposé à interpréter dans le meilleur sens les propos de son interlocuteur – comme le faisait Spinoza à l’égard de ses contemporains ou prédécesseurs –, Matheron, en accord avec sa conception de l’histoire des idées, obvie à toute polémique et préfère toujours la conciliation à l’affrontement. Ce trait foncier explique peut-être qu’il soit toujours resté comme en retrait de la scène intellectuelle, sur le promontoire imprenable qu’occupent ceux qui ne descendent pas dans la lice. Il semble parfois le regretter. Mais sa postérité est à la fois immense et discrète. En faire le tableau excèderait le cadre de cette recension, et les capacités prédictives de son auteur.
par , le 6 juin 2011
Sur le parcours intellectuel d’Alexandre Matheron, on lira la belle interview publiée dans Multitudes
Ariel Suhamy, « L’historien de la vérité. Alexandre Matheron ou la maturation des idées », La Vie des idées , 6 juin 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-historien-de-la-verite
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.