Peu de philosophes ont eu plus de répercussion sur le monde de l’art et de la littérature que Spinoza. Depuis sa réception enthousiaste par les premiers romantiques jusqu’à son apparition dans la fiction, ou son influence sur elle (la nouvelle de Isaac Bashevis Singer, « Le Spinoza de la rue du marché », n’est que l’un des nombreux hommages de la littérature juive à l’hérétique d’Amsterdam), à travers pléthore de romans, poèmes, pièces, ou même opéras, la vie et l’œuvre de Spinoza ont assurément constitué une grande source d’inspiration dans la culture élevée ou populaire.
Qui aurait cru néanmoins que l’auteur de Middlemarch et du Moulin sur la Floss a consacré tant d’effort pour traduire du latin en anglais l’un des ouvrages les plus opaques et les plus difficiles de l’histoire de la philosophie ? Nous savons que la romancière et poétesse Mary Ann (puis Marian) Evans, alias George Eliot, s’intéressait au monde juif sépharade ; ainsi, Daniel Deronda, le héros éponyme de son roman, est un juif britannique aux racines sépharades. Mais il y a loin d’une fiction romanesque autour d’un proto-sioniste du XIXe siècle, aux prises avec le drame de l’histoire de sa famille, à l’effort pour rendre accessibles aux lecteurs contemporains (et à venir) les propositions, démonstrations et scolies de l’Éthique.
Aborder l’Éthique
Cette traduction de l’Éthique, entreprise près de 200 ans après la première publication en latin dans les Opera posthuma en 1677 (et la même année en néerlandais dans les Nagelate Schriften), fut, à notre connaissance, la toute première en anglais. George Eliot était une fervente admiratrice de Spinoza, qu’elle désignait comme « un homme de grande capacité » (« a person of great capacity »). L’attrait que le critique archi-rationaliste de la superstition et des institutions religieuses abrahamiques exerçait sur elle a peut-être sa source dans sa propre perte de foi – ou selon la formule de Clare Carlisle dans sa lumineuse introduction, « le relâchement de sa foi » au cours des années 1840. George Eliot se fit d’abord la main sur le Tractatus theologico-politicus aux alentours de 1843, mais elle y renonça au bout de six ans. Elle se mit alors à étudier l’Éthique au début des années 1850, et commença sa traduction au mois de novembre 1854. Travaillant à partir du texte établi par Karl Hermann Bruder (Benedicti de Spinoza Opera Quae Supersunt Omnia (3 vols., 1843-46)), plutôt que sur les Opera posthuma, et sans nul doute encouragée par son ami et amant (et féru de Spinoza) George Henry Lewes, elle acheva sa traduction en 1856, un an tout juste avant de prendre le nom de plume de George Eliot et de se tourner vers la fiction.
George Eliot était une linguiste accomplie. Elle a traduit des ouvrages de l’allemand (parmi lesquels, au début des années 1850, L’essence du christianisme de Ludwig Feuerbach, paru en 1841) ; elle lisait, outre le latin, le grec et le français. Elle était bien sûr autodidacte dans toutes ces langues, puisque les femmes se voyaient toujours exclues des études supérieures en Angleterre. Le latin de Spinoza n’est pas particulièrement difficile, beaucoup moins travaillé ou fleuri que le latin de Descartes ou de Leibniz, peut-être parce que, contrairement à ces penseurs qui avaient reçu une formation classique dès leur plus jeune âge, Spinoza s’était mis au latin à la fin de son adolescence, après avoir interrompu ses études juives pour s’occuper des affaires familiales. Toutefois, même si le latin de l’Éthique est relativement basique et la structure des phrases assez simple – en partie du fait de la présentation géométrique adoptée par Spinoza – le fait qu’une autodidacte de 35 ans, sans formation philosophique, et certainement aucune initiation universitaire à la philosophie aristotélicienne, cartésienne ou juive, ait pu s’attaquer à l’Éthique avec un tel talent, en moins de deux ans, rend témoignage de la brillance de son esprit. On ne peut traduire Spinoza sans un engagement profond dans sa philosophie : sans se familiariser avec son vocabulaire hautement technique, suivre la ligne de son argumentation, et en venir à comprendre vraiment ce qu’il raconte. Il ne s’agissait pas de traduire un manuel de cuisine.
Le texte
La méthode suivie par George Eliot fut de traduire d’abord une partie entière du traité qui en comprend cinq, puis de réviser cette traduction avant de passer à la partie suivante. Puis, une fois achevé le premier jet, elle revint sur le manuscrit pour procéder à des révisions supplémentaires. Elle acheva la révision de la première partie en un mois, tandis qu’elle voyageait avec Lewes en Allemagne, mais d’autres projets et diversions – parmi lesquels des articles sur Milton, Mary Wollstonecraft et Thomas Carlyle – ralentirent son élan vers le reste de l’ouvrage. Tout en traduisant, elle corrigeait à l’occasion des erreurs manifestes du latin de Bruder ; par exemple, dans le scolie 2 de la proposition 33 de la partie I, quand Bruder renvoie à la Définition 6, Eliot modifie en Définition 7, ce qui est manifestement la bonne référence. Elle fit d’autres corrections éditoriales et des choix de traduction après avoir consulté d’autres éditions et traductions, notamment Benedicti de Spinoza Opera Quae Supersunt Omnia, publié en 1803 par H.E.G. Paulus, première édition des œuvres complètes du philosophe (à l’exception du Korte verhandeling van God, de mensch en deszelvs welstand, qui ne fut découvert qu’au milieu de XIXe siècle à travers une traduction néerlandaise) ; Benedicti de Spinoza Opera Philosophica Omnia, publié par A.F. Gförer in 1830 ; la traduction allemande de 1841 des œuvres en cinq volumes par Berthold Auerbach (auteur d’un roman intitulé Spinoza : Ein Historischer Roman in Zwei Theilen [1837]) ; et la traduction française en trois volumes, Œuvres de Spinoza, traduites en Français pour la Première Fois, par Émile Saisset en 1842. Curieusement, George Eliot ne semble pas avoir consulté les Opera posthuma.
La traduction ne parut jamais. Elle ne semble pas non plus avoir circulé, contrairement au manuscrit de Spinoza dont les copies étaient étudiées et discutées par ses amis à Amsterdam, l’une d’entre elles, ayant appartenu à Ehrenfried Walther von Tschirnhaus, ayant récemment été découverte dans les archives du Vatican. Heureusement, le manuscrit de George Eliot est conservé à la Yale’s Beinecke Rare Book and Manuscript Library, qui l’acheta à la petite-fille de Lewes en 1942.
Des esprits en sympathie ?
La résolution de George Eliot de consacrer tant d’années à traduire Spinoza soulève un certain nombre de questions. La première, bien entendu, est : pourquoi ? Par ailleurs, les admirateurs de ses romans voudront comprendre quelle relation, s’il y en a, entretient la philosophie de Spinoza avec son œuvre romanesque. Sur ces sujets, Clare Carlisle propose des pistes pénétrantes et suggestives.
Pourquoi Spinoza ? Carlisle montre que Spinoza était « dans l’air » en Angleterre à cette époque (comme il l’était en Allemagne), des articles et des comptes rendus apparaissant en plusieurs espaces culturels de haut rang, entre autres sous la plume de Lewes lui-même en 1843 (“Spinoza’s Life and Works”). Elle suggère de plus une communauté d’esprit entre George Eliot et Spinoza, les conceptions religieuses d’Eliot étant très semblables à celles du juif excommunié.
Le rejet implicite par Marian du « christianisme dogmatique » au profit d’une conception plus large faisant place aux « joies et souffrances réellement spirituelles », et aux « bonnes œuvres » résultant de « l’amour divin » rappelle la distinction entre la « superstition » et la « vraie religion » opérée par Spinoza dans le Traité théologico-politique. Et son appel à une « communion spirituelle » avec Dieu, ainsi qu’à une « expérience » du salut, enveloppant « la paix de Dieu », fait écho à la description de la « béatitude » humaine à la fin de l’Éthique (p. 25).
Quant aux romans, Carlisle consacre plusieurs sections de son introduction aux résonances entre les idées métaphysiques, morales et psychologiques de Spinoza et les thèmes, les intrigues et les personnages dans la fiction eliotienne. Ainsi, comme Carlisle le signale, les lecteurs ont pu trouver une « corrélation » entre les trois clergymans des Scènes de la vie cléricale (Amos Barton, Maynard Gilfil et Edgar Tryan) et les trois genres de connaissance (sensation, imagination et opinion ; raison ; science intuitive). Les décisions que prennent un certain nombre de personnages de Daniel Deronda – Gwendolen Harleth décidant d’épouser Grandcourt, etc. – se produisent, selon Carlisle, dans le cadre d’un strict déterminisme conforme à la pensée spinoziste. De surcroît, suggère-t-elle, « la description que fait George Eliot des effets de l’exclusion sociale et de l’isolement dans son roman Silas Marner (1861) illustre la thèse spinoziste de la nature relationnelle du caractère humain » (p. 48).
Avec « des idées spinozistes si profondément inscrites dans sa pensée, ayant prêté une attention intense et rigoureuse à chaque proposition de l’Éthique », Carlisle écrit : « George Eliot avait sous la main une philosophie de la rencontre et de la formation qui éclairait la relation incarnée du moi humain et la disposait à approcher la question du caractère à la manière d’une science physique » (p. 46). Tout en concédant qu’ « il est difficile de conclure que George Eliot était spinoziste », Carlisle soutient que « Marian Evans appartenait à une génération particulièrement réceptive au spinozisme » et que « son tempérament religieux spécifique et ses remarquables aptitudes intellectuelles contribuaient à enraciner et à faire croître ces idées en elle » (p. 55). L’œuvre fictionnelle de George Eliot, suggère-t-elle, était profondément marquée par sa « pénétration spinoziste de la ‘toile’ interdépendante dont est tissée la vie humaine » (p. 53).
La traduction
Qu’en est-il à présent de la traduction elle-même ? George Eliot maîtrisait bien entendu la prose anglaise d’une manière extraordinaire, et cela transparaît dans sa traduction de Spinoza. Le style n’entrave pas pour autant la substance, et c’est bien Spinoza que l’on peut lire, non pas George Eliot. En fait, je dirais que sa traduction de l’Éthique est exactement aussi bonne et utile que l’autre traduction du XIXe siècle, celle de R. H. M. Elwes (1887), qui a tenu lieu de référence pendant près d’un siècle.
Commençons par le début. Voici le texte de Bruder des définitions de la causa sui et de la substantia :
I. Per causam sui intelligo id, cuius essentia involvit existentiam, sive id, cuius natura non potest concipi nisi existens.
III. Per substantiam intelligo id quod in se est et per se concipitur ; hoc est id, cuius conceptus non indiget conceptu alterius rei, a quo formari debeat.
George Eliot traduit :
1. By a thing which is its own cause, I understand a thing the essence of which involves existence, or the nature of which cannot be conceived except as existing.
3. By substance I understand that which exists in itself and is conceived through, or by means of, itself ; i.e. the conception of which does not require for its formation the conception of anything else.
Et voici la traduction de Elwes :
1. By that which is self-caused, I mean that of which the essence involves existence, or that of which the nature is only conceivable as existent.
3. By substance, I mean that which is in itself, and is conceived through itself : in other words, that of which a conception can be formed independently of any other conception.
C’est principalement affaire de goût, bien sûr. L’expression de George Eliot : ‘a thing which is its own cause’, est moins heureuse que la version plus simple de Elwes, ‘that which is self-caused’ (Edwin Curley, dans sa traduction de 1985, opte pour ‘cause of itself’). Elle s’accorde avec ‘exists in itself’ pour ‘in se est’, au lieu du plus littéral ‘is in itself’ ; et ‘by means of’ dans la definition de la substance est superflu. D’un autre côté, je préfère ‘cannot be conceived except as’, que propose Eliot, à la version de Elwes, ‘is only conceivable as’, simplement peut-être parce qu’elle semble plus proche de la manière dont la preuve ontologique de l’existence de Dieu est traditionnellement formulée. Dans l’ensemble, la traduction que donne George Eliot de ces phrases très simples me semble légèrement moins compliquée que celle de Elwes.
Voici un autre exemple, la célèbre proposition 72 de la partie IV, sur l’honnêteté irréfragable de l’homme libre. Bruder :
Propos. LXXII. Homo liber nunquam dolo male, sed semper cum fide agit.
Il y a là un point épineux. Comment traduire ‘dolo male’ et ‘cum fide’ ? Curley opte pour ‘honestly’ et ‘deceptively’. Elwes traduit :
PROP. LXXII. The free man never acts fraudulently, but always in good faith.
C’est assez bien venu, surtout parce que cela semble saisir la motivation de l’homme libre mieux que ‘honestly’ et ‘deceptively’, ce qui pourrait mener à la conclusion problématique relevée par les commentateurs selon laquelle l’homme libre ne prononcerait jamais un mensonge. Car au fond on ne peut mentir à quelqu’un sans être trompeur, mais l’on peut dire un mensonge en toute bonne foi. Voici à présent la traduction de George Eliot :
Prop. LXXII. The free man never acts with deceit, but always with fidelity.
Je préfère ‘in good faith’ de Elwes pour ‘cum fide’. De plus, ‘never acts with deceit’ semble poser autant de problème que ‘honestly’ and ‘deceptively’ de Curley. La difficulté est que le latin ‘dolus malus’ (tromperie, fraude) s’oppose à ‘dolus bonus’ (bonne tromperie, avec une bonne intention), ce qui est difficile à rendre directement en anglais.
Encore un exemple : la brève mais très importante proposition 67 de la IVe partie :
Propos. LXVII. Homo liber de nulla re minus, quam de morte cogitat, et eius sapientia non mortis, sed vitae meditatio est.
La traduction Curley de la première partie n’est pas excellente : “A free man thinks of nothing less than of death” ; cela laisse penser que la mort est la chose la plus importante à penser – exactement le contraire de ce que veut dire Spinoza. Elwes traduit : “A free man thinks of death least of all things, and his wisdom is a meditation not of death but of life.” La version de George Eliot est comme celle de Curley dans la première partie, mais meilleure que celle de Elwes dans la seconde :
The free man thinks of nothing less than of death, and his wisdom consists in the contemplation not of death, but of life.
Pour finir je ne peux m’empêcher de citer la traduction que donne Eliot de la fameuse dernière phrase de l’Éthique : ‘Sed omnia praeclara tam difficilia, quam rara sunt’. Ici Elwes, Curley et George Eliot sont sur la même longueur d’onde, avec une différence mince :
Curley et Elwes : “But all things excellent are as difficult as they are rare.”
George Eliot : “But everything excellent is as difficult as it is rare.”
Les modifications éditoriales que fait Carlisle sur le texte de George Eliot ne sont pas anodines. Par exemple, dans le second scolie de la proposition 33 de la partie I, à propos de la manière dont les choses ont été produites par Dieu, là où le manuscrit de George Eliot dit que la liberté de Dieu est “far different from that which is attributed to God by us”, Carlisle corrige en “far different from that which we have attributed to him”. Cela est étrange, puisque Carlisle dit explicitement qu’elle est gênée par le langage genré de Spinoza et par la manière dont cela se reflète dans le texte de George Eliot ; mais ici, Carlisle substitue ‘him’ à ‘God’.
Mais surtout, pourquoi modifier le texte de George Eliot (sauf là où il y a « des erreurs textuelles manifestes ») ? Clare Carlisle dit qu’elle a envisagé – mais ne l’a pas fait finalement, à juste titre, à mon sens – de jouer sur le genre dans le texte de Spinoza, notamment sur les pronoms lorsqu’ils se rapportent à Dieu ou aux êtres humains. Le latin de Spinoza est bien sûr hautement genré, et Carlisle a envisagé d’ « introduire un sujet féminin dans l’Éthique » – par exemple en disant ‘she’ au lieu de ‘he’. Autant je reconnais la légitimité des motivations de Carlisle – aussi bien sur des considérations historiques et biographiques, que par principe – autant je pense qu’une telle récriture aurait représenté une grave erreur. Car nous n’aurions pas eu la traduction de George Eliot, mais l’adaptation par Clare Carlisle de cette traduction. Mais ce que nous voulons est bien la traduction de George Eliot, avec tous les choix de genre et autres qu’elle a faits.
Cela nous conduit au projet de publier le texte de George Eliot. S’agit-il seulement de mettre à la disposition du public une nouvelle traduction de l’Éthique, qui soit adaptée à la nouvelle génération de lecteurs ? Il existe de nombreuses et excellentes traductions de l’Éthique. À l’heure actuelle, la version de référence est celle de Curley (également publiée par Princeton University Press), qui, bien qu’elle ait besoin de quelque révision, est (et restera) la version anglaise, surtout pour les chercheurs, pour un certain temps.
Ce qui donne cependant son prix à ce livre est qu’il rend disponible la traduction de George Eliot pour la première fois. Une copie dactylographiée a été publiée en 1981, mais dans un tirage très réduit et depuis longtemps épuisé. Ceci est la première véritable publication d’un texte important dans l’histoire de la philosophie et dans l’histoire de la littérature anglaise.
Dans l’ensemble, Carlisle signe une belle édition, munie d’un apparat critique. En supplément à sa longue et éclairante préface, elle a inclus des photographies du manuscrit, un appendice sur la forme d’une version alternative à la proposition finale de l’Éthique, avec des pronoms féminins ; un autre appendice comprenant une « table des émotions » et leur traduction comparée par Eliot, Curley, et les deux auteurs d’une traduction récente, Matthew Kisner et Michael Silverthorne ; encore un autre appendice comprenant de nombreuses révisions de la main même de George Eliot sur son manuscrit ; et de nombreuses notes, la plupart portant sur les problèmes que pose l’édition Bruder ou sur les différences entre la traduction d’Eliot et celle de Curley et d’autres. Au total, c’est bien l’édition que George Eliot et Spinoza méritaient depuis longtemps, et dont nous avions besoin.
Clare Carlisle (ed.), Spinoza’s Ethics. Translated by George Eliot, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2019, xii p. + 369, £41.