La Première République espagnole a 150 ans. On l’a bien oubliée, sinon occultée. Elle portait pourtant le rêve d’un autre avenir, plus démocratique et plus égalitaire.
La Première République espagnole a 150 ans. On l’a bien oubliée, sinon occultée. Elle portait pourtant le rêve d’un autre avenir, plus démocratique et plus égalitaire.
La brève histoire de la Seconde République espagnole (1931-1939), et surtout sa fin tragique à l’issue de la Guerre civile, font partie des épisodes les plus célèbres du XXe siècle mondial. Le contraste entre cette immense célébrité et l’oubli presque complet dans lequel est tombée sa devancière, la Première République espagnole (1873-1874), n’en est que plus frappant. Comment expliquer la méconnaissance du premier épisode républicain espagnol, alors que le deuxième, tout au moins dans ses années guerrières, continue à susciter des flots de publications académiques ou fictionnelles, aussi bien en anglais qu’en français ou en espagnol ? L’explication la plus classique tend à souligner l’enlisement de cette Première République dans des conflits fratricides. Dans nombre d’ouvrages sur le sujet, l’intense conflictualité sociale de cette parenthèse républicaine est réduite à des querelles de chapelle entre courants républicains, ou alors, selon une lecture plus conservatrice, à l’affrontement entre un peuple en armes immature, et des gouvernants trop laxistes cherchant sans succès à maintenir l’ordre public. L’échec du régime s’expliquerait finalement par l’impréparation du pays à une République proclamée par défaut, à la suite de l’abdication du roi Amédée Ier le 11 février 1873. Ces récits canoniques construisent le désintérêt envers un épisode pourtant essentiel pour l’histoire de la démocratie sociale, tant en Espagne qu’en Europe. Le 150e anniversaire de ce régime nous invite à adopter une autre approche, pour exhumer le rêve d’un autre avenir, plus démocratique et plus égalitaire, qui habitait une grande partie des contemporains.
Rappelons d’abord brièvement les grands moments qui scandent cette histoire. En septembre 1868, une révolution se produit au même moment aux deux pôles de l’empire espagnol : en métropole, une coalition d’opposants détrône la reine Isabelle II qui s’exile à Paris ; à Cuba, l’une des colonies les plus riches du monde (toujours esclavagiste), des indépendantistes se soulèvent. En 1869, une nouvelle constitution monarchiste instaure le suffrage universel masculin et assure d’amples libertés politiques en métropole. Mais les nouveaux gouvernants ne parviennent pas à imposer leur réforme impériale à Cuba, notamment l’abolition de l’esclavage : les partisans du statu quo colonial constituent un lobby contre-révolutionnaire puissant aussi bien à La Havane qu’à Madrid. Au même moment, la politisation des milieux populaires s’intensifie en Espagne : les clubs et la presse républicaines se multiplient, tandis que la branche espagnole de l’Internationale ouvrière est fondée et croît à grande vitesse. Dans les milices, on refuse de rendre les armes qui ont servi à chasser Isabelle II. La conscription inégalitaire, qui assure le recrutement de centaines de milliers d’hommes pauvres envoyés vers un front cubain mortifère, suscite l’indignation et la mobilisation. Deux mouvements insurrectionnels encadrés par les républicains se succèdent, d’abord en 1869 puis en 1872. Au même moment, les contre-révolutionnaires carlistes [1] se soulèvent dans le Nord et l’Est du pays.
« L’homme qui, en 1872, aurait voulu faire ses pronostics sur la situation en Espagne, aurait conclu au triomphe très prochain de la démocratie sociale dans ce pays », résume l’ancien communard Benoît Malon dans La revue socialiste en 1889. De fait, face à cette cascade de conflits, Amédée Ier (le roi choisi par l’Assemblée – les Cortes – en 1870 pour régner sur cette nouvelle monarchie démocratique), finit par abdiquer le 11 février 1873. Le jour même, la République est proclamée. Malon poursuit :
La monarchie d’Amédée s’effondrait visiblement pour faire place à la république libérale et réformatrice qui, ayant pour chef Pi y Margall, le républicain fédéraliste et le socialiste mutuelliste convaincu, allait bientôt prendre le pouvoir d’un consentement unanime [2].
Francisco Pi y Margall, devenu président le 11 juin 1873, s’était distingué dans les débats des années 1860 par ses positions dites « socialistes », contre les tenants d’une République dite « individualiste » incarnée par Emilio Castelar. C’était aussi le théoricien du fédéralisme, qu’il jugeait particulièrement adapté à l’Espagne, une nation « taillée pour être une république comme celles de la Suisse ou des États-Unis ». Exilé en France dans les années 1860, il avait nourri ce fédéralisme au contact des écrits de Proudhon, dont il avait traduit le Principe fédératif en espagnol, et repris l’idée d’une fédération comme « pacte d’alliance » entre associations de travailleurs, municipes, provinces puis nations. Cependant, face à l’aubaine d’une République offerte sans coup férir en février 1873, Pi y Margall estimait désormais nécessaire, non sans contradiction avec ses principes,
que dans les premiers moments de toute révolution fédérale, il faut créer un pouvoir central fort et robuste, comme un pouvoir transitoire qui, disposant de la même autorité et des mêmes moyens qu’aujourd’hui, maintiendrait partout la nation et l’ordre jusqu’à la réorganisation des provinces et jusqu’à la constitution définitive et régulière des pouvoirs fédéraux [3].
À cette constitution de la République fédérale « par le haut » s’oppose le projet des bases républicaines, mobilisées dans leurs milices, leurs clubs et leurs sections ouvrières. En juillet 1873, ces dernières se constituent en cantons, c’est-à-dire en Républiques autonomes destinées à se fédérer les unes aux autres pour constituer la Fédération espagnole « par en bas ». Ces « cantons », inspirés eux aussi du modèle fédéraliste suisse, sont proclamés dans des dizaines de villes moyennes et petites. Alors que Pi y Margall refuse de lancer l’armée pour les réprimer, il est renversé au profit du philosophe républicain devenu ministre de la justice, Nicolás Salmerón, qui envoie la troupe et lie le sort de la République aux officiers monarchistes de l’armée régulière. Castelar, qui remplace bientôt Salmerón à la présidence de la République et s’avère plus déterminé encore à réprimer le cantonalisme, fait fermer les Cortes et finit par bombarder les derniers insurgés cantonalistes à Carthagène en décembre 1873. Sans surprise, les généraux monarchistes profitent du pouvoir concédé par ces présidents « modérés » pour renverser le régime en deux temps, en janvier 1874 puis en janvier 1875, rendant finalement possible le retour d’une monarchie bourbonienne.
Presque soixante ans plus tard, le 4 février 1932, la République réinstaurée en Espagne crée une fête nationale pour commémorer sa devancière de 1873. La proposition est présentée aux Cortes par le député Manuel Hilario Ayuso Iglesias, qui entend « déclarer fête nationale, avec le nom de « Fête de la République », le 11 février » : « ce jour-là seront célébrés des actes officiels en commémoration de notre première République de 1873 et de ses apôtres et gouvernants. » Sa proposition se poursuit par l’instauration d’une autre fête le 14 avril (jour de la proclamation de la 2de République), dénommée « Fête de la Souveraineté populaire » et dédiée « à des hommages aux martyrs de la Liberté [4] ». La proposition fut votée, et les deux fêtes nationales mises en place pour commémorer les deux Républiques espagnoles.
Une « histoire avec des si » permet d’imaginer quelles auraient pu être les conséquences à long terme d’une telle décision. Car si la Seconde République n’était pas morte en 1939 aux mains des autoproclamés « nationaux » et de leurs alliés allemands et italiens, ces deux fêtes se seraient probablement enracinées dans la durée et dans les pratiques collectives. La célébration du 11 février aurait pu ressembler à celle du 14 juillet en France, elle aussi devenue fête nationale sur initiative républicaine (1881), faisant de la Prise de la Bastille un jalon essentiel de la mémoire collective. À côté de ces célébrations, le nouveau programme éducatif de la Seconde République espagnole insistait sur l’épisode de 1873 dans l’apprentissage de l’histoire-patrie. Dans les manuels scolaires, la Première République était désormais présentée comme l’annonce d’un idéal républicain finalement réalisé en 1931 [5]. Elle donnait aussi son sens au passé : au cycle révolutionnaire amorcé en 1868 d’abord, et plus largement à l’histoire révolutionnaire très dense du XIXe siècle espagnol (marqué par les révolutions de 1810-12, 1820-23, 1840-1843, 1854-55 et 1868-73). Un républicain pourtant conservateur comme Alcalá Zamora résumait cet imaginaire temporel dans un discours à la chambre constituante en juillet 1931 : il y rendait hommage à tous les révolutionnaires du XIXe siècle, à commencer par ceux de 1812 qui, « dans toute leur simplicité, ont posé le dogme de la souveraineté nationale et fixé des limites au pouvoir de la Couronne » ; ceux de 1820 qui ont rétabli la Constitution ; « ces Cortès de 55, dans lesquelles l’idée républicaine émergeait déjà » ; « les constituants de 69, fermes dans la défense de la démocratie, maladroits dans l’espoir que l’établissement d’une monarchie étrangère était encore possible » ; et finalement « les républicains de 73 [6] ».
Cet imaginaire du temps démocratique et révolutionnaire de l’Espagne contemporaine n’a pas survécu à la Seconde République. L’histoire-patrie franquiste s’est détournée du XIXe siècle en général, tenu pour trop libéral et cosmopolite, et a tout particulièrement oblitéré le souvenir de la Première République et des révolutions espagnoles. Pendant la Transition, le PSOE et le PCE ont accepté le principe monarchique et participé à l’oubli des expériences républicaines antérieures. Au même moment, les historiens ont certes recommencé à s’intéresser à l’histoire démocratique du pays, mais sous l’angle récurrent de la « banalisation et du mépris », pour reprendre les mots de José M. Jover dans un ouvrage de 1991. Tout en prenant ses distances avec cette historiographie trop critique, qui concluait à l’inexistence de toute révolution authentique dans le passé espagnol, Jover qualifiait en même temps d’« ingénuité béate » le comportement de « ceux qui ont pris la commémoration officielle ou nostalgique du 11 février comme s’il s’agissait d’une date miraculeuse. » [7] Ce souci du juste milieu explique probablement le lissage progressif de l’histoire démocratique du XIXe siècle espagnol. On en perçoit encore l’héritage dans les chronologies actuelles des manuels scolaires ou universitaires. L’irruption de la Première République y est voilée, tout comme la Révolution de 1868, par leur intégration dans une période de six ans nommée « Sexennat démocratique », dont le découpage et le nom se sont définitivement imposés dans les années 1970.
Les autres révolutions du XIXe siècle espagnol ont subi un sort comparable, disparaissant sous des noms de cycles fermés sur des échecs et accolés à différents adjectifs qui leur donnent un tour répétitif (« triennat libéral », « biennat progressiste », etc.). Ces étiquettes, anciennes mais jadis rares, ont fini par monopoliser – au détriment des révolutions – la scansion du temps contemporain en Espagne [8]. La temporalité révolutionnaire puis républicaine du XIXe siècle espagnol s’est ainsi peu à peu dissoute. Cet imaginaire du temps, annihilé par le franquisme, n’est pas davantage revendiqué par les mouvements actuels qui, depuis le début des années 2000, entendent exhumer la « mémoire démocratique » du pays sans jamais la faire remonter au-delà de la Guerre civile et du franquisme.
L’histoire des luttes démocratiques antérieures à 1936 vaut pourtant d’être connue, et tout particulièrement celle des expériences « cantonalistes » menées en 1873, qui ont longtemps justifié les jugements négatifs à l’égard de la Première République. La perspective prônée par l’historien E. P. Thompson peut ici s’avérer précieuse pour reconstituer les espérances et les pratiques de communautés disparues, et éviter de tomber dans « l’immense condescendance de la postérité » à leur égard [9]. Les républiques cantonales durèrent certes pour la plupart moins d’un mois avant d’être défaites par l’armée. Mais un canton persista plus longtemps : celui de Carthagène, un port militaire du Sud-Est de l’Espagne où des dizaines de cantonalistes se réfugièrent depuis Valence, Alicante, Murcie et l’Andalousie. Profitant des ressources défensives de la place et de la mutinerie des meilleurs navires de guerre de la flotte espagnole, les cantonalistes parvinrent à résister au siège de Carthagène pendant six mois (nettement plus longtemps que la Commune de Paris). À partir de décembre, l’armée bombarda la ville pendant 43 jours, provoquant l’explosion du parc d’artillerie et de son dépôt de poudre, et tuant des centaines de civils. Les insurgés finirent par se rendre, et par se réfugier à Oran en janvier 1874. Pendant les six mois de leur résistance, des formes politiques très différentes de celles qui prévalaient dans le monde de l’époque furent esquissées.
La réalisation la plus importante du canton de Carthagène fut, pour paraphraser Marx à propos de la Commune, « sa propre existence et son action [10] ». Par cette existence et cette action, le peuple prouvait sa capacité à se gouverner lui-même pendant plusieurs mois, dans des conditions de précarité extrême. À une époque où seules de petites élites gouvernaient, la révolution cantonale fut essentiellement menée par des groupes populaires. Les études sur les cantons de Valence, de Cadix et de Malaga, ou sur les petites villes cantonalistes andalouses, ont déjà démontré l’implication de ces classes populaires – artisans, paysans et journaliers – dans les insurrections [11]. L’historiographie a cependant toujours exclu le canton de Carthagène de cette analyse, jugeant qu’il avait été dominé par des notables républicains en quête d’ascension sociale et qu’il s’agissait d’un canton « politique », à l’inverse de quelques cantons « sociaux » qui n’avaient pas survécu. Carthagène étant le laboratoire le plus durable du cantonalisme, cette caractérisation eut des conséquences décisives sur l’interprétation du mouvement dans son ensemble. Pourtant, l’analyse de la sociologie du canton de Carthagène montre que sa composition était tout aussi populaire que celle des autres cantons [12]. Si quelques « notables » républicains (députés, journalistes ou officiers) arrivèrent effectivement dans le port militaire après le soulèvement du 12 juillet, ils perdirent dès le début du mois de septembre la direction du mouvement au profit de leaders paysans et ouvriers.
Ces groupes de travailleurs jouèrent un rôle de premier plan dans la junte (assemblée) révolutionnaire, à commencer par le plus charismatique d’entre eux : le paysan de la huerta de Murcie, Antonio Gálvez. Chef de milice ayant mené toutes les insurrections locales depuis 1869, sa résistance était célébrées dans les chansons locales : « Antonete est dans les montagnes/et ne veut pas se rendre…/Je ne me rends pas, je ne me rends pas,/ je ne dois pas me rendre/ tant que l’Espagne n’a pas/ de République fédérale [13] ». Les observateurs de la presse étrangère se moquaient de son manque d’éducation, l’associant à un autre chef de guérilla : Tomás Bertomeu, du village de Petrel près d’Alicante, membre de la junte cantonale et qui était plus discrètement affilié à l’Internationale. À côté de ces chefs de guerre ruraux, politisés et mobilisés depuis plusieurs années, les ouvriers de l’arsenal – travailleurs beaucoup plus qualifiés – composaient un autre groupe militant engagé dans le canton. Les frères Roca en sont un bon exemple. Le 8 novembre 1873, lors des élections cantonales de la junte, le deuxième insurgé à avoir obtenu le plus de votes après Gálvez fut Antonio Roca, maître (c’est-à-dire ouvrier très qualifié) de l’arsenal de Carthagène. On lui avait confié depuis le début de l’insurrection le poste stratégique de « commandant des ingénieurs de l’arsenal », poste habituellement réservé aux officiers de l’armée. Il encadrait toutes les opérations de réparation des navires de guerre. Son frère Pedro Roca avait fondé le Centre fédéral de Carthagène en 1870 (qui avait adhéré à la fois au Parti républicain fédéral et à l’Internationale ouvrière), aux côtés du charpentier de l’arsenal Pablo Meléndez. Tant Meléndez que Pedro Roca entrèrent dans les juntes révolutionnaires successives. Pendant ce temps, Baldomero Roca, le dernier de la fratrie, écrivait pour le journal révolutionnaire (El Cantón murciano) et devenait secrétaire de la « commission d’examen » des élections du 8 novembre 1873. La présence de quelques intellectuels ou petits commerçants au sein de la junte révolutionnaire du canton a longtemps masqué cette forte implication des ouvriers de la ville et de la campagne dans le gouvernement local, fait extraordinaire pour l’époque.
Pour autant, les ouvriers et les paysans ne représentaient pas la majorité des combattants. Cette majorité était en fait composée de marins, de soldats et de bagnards (parmi lesquels on comptait des criminels, des déserteurs, des soldats indisciplinés et des « politiques »). Leur présence massive dans la ville s’expliquait par le contexte de guerre : depuis 1868, des milliers de conscrits étaient envoyés à Carthagène depuis toutes les provinces espagnoles. Enfermés dans des institutions disciplinaires (navire, caserne, bagne en cas d’indiscipline ou de désertion), ils étaient employés comme main-d’œuvre gratuite dans l’arsenal avant d’être envoyés à Cuba. Après 1868, la présence massive de cette main-d’œuvre peu qualifiée permit de licencier des centaines de travailleurs salariés de l’arsenal. Ces hommes ressemblaient davantage à un « lumpen » qu’au prolétariat de l’histoire classique du mouvement ouvrier, composé de salariés libres de l’industrie. Il s’agissait pourtant bel et bien de travailleurs, mais de travailleurs forcés par l’armée. Dans tous les empires occidentaux du XIXe siècle, tant en Europe que dans les mondes coloniaux, la modernité s’est accompagnée d’une concentration sans précédent de ce type de travailleurs dans les institutions militaires et punitives. Et ce n’est pas par hasard si on retrouve par la suite ce genre de groupes à l’origine d’autres mouvements révolutionnaires dans des ports militaires, comme à Crondstadt ou à Kiel.
Les travailleuses restées à Carthagène pendant le siège constituent un autre groupe important dans l’organisation de la résistance. En temps normal, Carthagène était un bon centre d’emploi pour les femmes de milieu populaire : une importante bourgeoisie locale employait des centaines de domestiques et nourrissait l’activité des marchandes de rues. Beaucoup avaient fui après la proclamation du canton, mais des centaines étaient restées, survivant souvent par la prostitution. En automne, le journal du canton rendit hommage aux « citoyennes » qui produisaient de la charpie pour les blessés de l’hôpital. Furent également remerciées celles qui préparaient la soupe collective, et celles qui fabriquaient des sacs de poudre dans le parc d’artillerie où beaucoup d’entre elles trouvèrent la mort. Finalement, certaines femmes montèrent sur les remparts, armées de fusils. En raison tant de leur participation que de celle des travailleurs semi-forcés de l’armée, le canton de Carthagène mérite d’être inclus dans une histoire renouvelée du mouvement ouvrier en Europe, capable d’intégrer à son récit les collectifs de travailleurs et travailleuses précaires, forcés et/ou non salariés.
Que recherchaient ces catégories ? La défense du canton était avant tout associée à celle de l’autonomie municipale au sein de la fédération espagnole. Le moteur n’était pas la défense du localisme (la grande majorité des cantonalistes n’étaient pas originaires de la région), mais celle de la municipalité comme échelle la plus appropriée à l’exercice d’un gouvernement populaire. Quelques jours après la proclamation du canton, les insurgés baptisèrent l’un des principaux forts de la place « Comuneros de Castilla », du nom d’une très ancienne insurrection classiquement prise comme point de départ dans la lutte pour les libertés municipales en Espagne [14]. Au même moment, le Fort des Galères, qui symbolisait la tyrannie de l’armée, fut rebaptisé « Fort de l’avant-garde de la Fédération espagnole » : la révolution cantonale devait réveiller les Espagnols endormis par des siècles de tyrannie, ouvrant un avenir dans lequel une véritable Fédération serait réalisée dans tout l’empire. Les colonies resteraient unies à la métropole, mais associées en provinces autonomes. La présence de trois Philippins dans l’administration cantonale devait témoigner de la foi cantonaliste en la réforme impériale. Enfermés dans le bagne de Carthagène pour leur participation présumée à l’insurrection de Cavite (1872), ils furent libérés et promus par le canton au rang de commissaires de guerre. Le geste le plus significatif du canton vis-à-vis des colonies demeurait cependant le soulèvement de milliers de soldats et de marins destinés à renforcer le front cubain, et qui menaient à travers leur rébellion une forme de grève militaire de plusieurs mois dans ce conflit colonial.
Pour autant, les cantonalistes n’hésitaient pas à affirmer leur nationalisme. Ils érigèrent le cuirassé Numancia, dont ils conservèrent le nom, au statut d’icône du canton. Le Numancia permettait d’associer la résistance cantonale au siège le plus glorieux de l’histoire-patrie espagnole (jadis tenu par la ville de Numance contre les Romains). « Le jour où on me dira/que le Numancia s’en va, » disait une autre copla encore chantée à Carthagène au début du XXe siècle, « mes yeux seront deux rivières/ et ma maison un hôpital [15]. » Les navires et les forts militaires de la place cristallisaient les émotions et l’identité des insurgés, comme le justifiait l’ancien communard Antonio de la Calle dans El Cantón murciano :
Oui ; ces châteaux, ces forts, ces navires, ces bastions, ce sont les gens qui les ont construits, avec leur travail, avec leur sueur, avec leur sang ; chaque pierre représente une histoire, chaque navire nous rappelle une multitude d’efforts, d’efforts du peuple, du peuple esclave [16].
La tâche que se donnaient les insurgés était de démocratiser ces fortifications et ces navires de guerre, institutions clés de l’armée et de l’empire. Peu après la proclamation de la révolution, le commandement des diverses institutions militaires de Carthagène passa des officiers de l’armée aux ouvriers de l’arsenal, aux officiers de rang inférieur et même à quelques contrebandiers. La fierté des insurgés consistait à démontrer au monde entier leur capacité à manier les canons de l’artillerie la plus moderne, dont les tirs exigeaient de fines connaissances mathématiques ; ou à faire fonctionner les énormes cuirassés à vapeur, en mobilisant une ample palette de savoirs théoriques et techniques. Ils tenaient surtout à prouver qu’ils étaient meilleurs dans ces domaines que les officiers élégants contre lesquels ils se battaient, formés dans leurs académies exclusivistes.
L’action du canton consista également à organiser, de manière beaucoup plus pragmatique, la survie de quelque 10 à 15 000 personnes pendant six mois de siège. Pour ce faire, les insurgés prirent le contrôle d’une fabrique d’argent de Carthagène, où ils frappèrent d’abord leur propre monnaie, puis une fausse monnaie plus facile à échanger. Des bataillons de miliciens paysans, qui avaient une longue expérience de la guérilla, effectuaient par ailleurs des raids réguliers pour prélever du bétail dans les campagnes environnantes. Ces opérations s’étendirent bientôt à la mer, où les cantonalistes détournèrent les cargaisons de navires de commerce en échange d’une reconnaissance de dette publique. Certaines ressources étatiques furent vendues, comme les effets de l’arsenal (fers, gréements, tissus, etc.), aux capitaines de navires étrangers ou en Algérie française. Ces pratiques mettaient l’économie au service de la survie de la communauté, selon les préceptes anciens de l’économie morale. Cette communauté n’avait pourtant rien de traditionnel. Ce n’était pas une communauté d’habitants ou de citadins (vecinos), mais une communauté née de la guerre, des déplacements forcés et de la discipline militaire. Parmi les insurgés, le niveau de connaissance mutuelle était faible au début du soulèvement, mais certaines pratiques démocratiques circulèrent depuis la milice, les sociétés ouvrières de l’arsenal et les clubs républicains, jusqu’aux conscrits et aux forçats, et même jusqu’aux femmes de milieu populaire. Bien que les insurgés de Carthagène aient peu écrit, ces pratiques disaient quelque chose de leur projet politique : ils entendaient d’abord républicaniser l’armée, fer de lance de l’ordre impérial autoritaire, dont la hiérarchie reflétait et confortait la hiérarchie sociale. Ils cherchaient ensuite à instaurer, par le biais de leur municipalité autonome, un gouvernement populaire au sein d’une fédération communaliste étendue à tout l’empire.
Malgré l’intérêt et l’originalité d’une histoire comme celle du canton de Carthagène, l’épisode n’a jamais été intégré à l’histoire mondiale des révolutions ou à celle du mouvement ouvrier. Le désintérêt de l’historiographie espagnole et celui des historiens étrangers se sont alimentés mutuellement, aboutissant au relatif oubli dans lequel la Première République espagnole est restée. Cet épisode est pourtant décisif pour comprendre les origines du républicanisme social, du municipalisme ou du socialisme en Europe, et pour sortir d’une histoire trop centrée sur les barricades parisiennes ou sur les bastions ouvriéristes britanniques et allemands. Dans des provinces considérées périphériques et souvent jugées archaïques, des expériences politiques communalistes ont aussi été tentées, tout aussi intéressantes à étudier que celles de la Commune. Les formes de la mondialisation qui s’imposaient dans l’Europe des années 1870 avaient des conséquences bien différentes à Paris et à Carthagène : elles n’en suscitaient pas moins des réponses en partie partagées. Dans le sud-Est de l’Espagne, des populations soumises à d’imposants systèmes de contraintes étaient parvenues à recomposer, plus longtemps même que dans la capitale française, le sens de leur présent pour ouvrir l’avenir.
par , le 24 février 2023
Jeanne Moisand, « L’avenir de la première République espagnole », La Vie des idées , 24 février 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-avenir-de-la-premiere-Republique-espagnole
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[1] Le carlisme est un mouvement politique contre-révolutionnaire né en Espagne dans les années 1830, à l’origine de plusieurs guerres civiles.
[2] Benoît Malon, « Le socialisme en Espagne », in La Revue socialiste, 1889, 5, T9, N49, p. 525.
[3] F. Pí y Margall, La República de 1873. Apuntes para escribir su historia, Libro primero, vindicación del autor, Madrid, Carlos Bailly-Baillière, 1874, p. 7 et p. 10.
[4] Diario de sesiones de Cortes, Legislatura 1931-1933. Cortes Constituyentes, 04-02-1932, Nº 111, p. 3624.
[5] A. Garcia-Balañà, « À la recherche du Sexenio Democrático (1868-1874) dans l’Espagne contemporaine. Chrononymies, politiques de l’histoire et historiographies », Revue d’histoire du XIXe siècle, vol. 52, nº 1, 2016, p. 81-101.
[6] N. Alcalá Zamora, Diario de Sesiones de Cortes constituyentes, 14-07-1931, n°1, p. 3.
[7] J. M. Jover, Realidad y mito de la Primera República, Espasa Calpe, Madrid, 1991, p. 49.
[8] A. Garcia-Balañà, « À la recherche… », art. cit. ; J. Moisand, « Transición et movida », in Dominique Kalifa, Les Noms d’époque : de « Restauration » à « années de plomb », Gallimard, Paris, 2020, p. 143-162.
[9] E. P. Thompson, La Formation de la classe ouvrière anglaise, (1960), Paris, Seuil, 2012, p. 19-20.
[10] K. Marx, La Guerre civile en France (1871).
[11] Un bilan historiographique récent sur l’histoire du républicanisme espagnole peut être consulté dans Berjoan N., Higueras Castañeda E., Sánchez Collantes S. (ed.), El republicanismo en el espacio ibérico contemporáneo : recorridos y perspectivas, Madrid, Casa de Velázquez, 2021.
[12] Pour ce paragraphe et les suivants, voir J. Moisand, Federación o muerte. Los mundos posibles del Cantón de Cartagena (1873), La Catarata, en cours de publication.
[13] “Antonete está en la sierra/y no se quiere entregar…./No me entrego, no me entrego,/no me tengo que entregar,/ mientras España no tenga República federal”, in A. Puig Campillo, El Cantón murciano : historia de la primera República española (1932), Ed. Regional de Murcia, Murcia, p. 34.
[14] P. Radcliff, “Las libertades locales : la “tradición municipalista en los discursos de la España democrática contemporánea”, Ayer 123/2021 (3) : 165-199.
[15] “El día que a mí me digan/que la Numancia se va, /mis ojos serán dos ríos/y mi casa un hospital”, A. Puig Campillo, El Cantón murciano, p. 118.
[16] A. de la Calle, “Victoria o Muerte”, El Cantón murciano, 24/10/1873, p. 1.